À PROPOS DES STATISTIQUES

À PROPOS DES STATISTIQUES

Louise Desmarais

La supposée banalisation de l’avortement

Selon l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) 1, en 2003, le nombre d’avortements au Québec était de 29 429 et il atteignait en 2004, des sommets jamais égalés, soit 29 460. Le nombre d’avortements en 1980 était de 14 288. Ces chiffres firent la manchette des journaux et suscitèrent chez plusieurs l’inquiétude au moment où le Québec connaît une crise de dénatalité (avec 74 068 naissances en 2004, son niveau le plus bas depuis 1980), et que les effets d’un important déclin démographique se profilent à l’horizon. De là à établir un lien de cause à effet entre le nombre d’avortements et la dénatalité, il n’y avait qu’un pas, vite franchi.

Une série d’articles publiés en 2005 2 tentèrent d’expliquer les raisons de cette situation, considérée comme « un problème de santé publique 3 ». Statistiques à l’appui, leurs auteures affirment que le Québec figure, en 2003, parmi les pays au monde où le taux d’avortement est le plus élevé et avancent comme explication que les Québécoises utilisent l’avortement comme moyen contraceptif. En effet, comment justifier autrement un nombre aussi élevé, soit près de 30 000 annuellement, alors qu’il existe des cours d’éducation sexuelle à l’école, que les femmes disposent aujourd’hui d’une panoplie de moyens contraceptifs efficaces et accessibles, sans compter la pilule du lendemain en vente libre dans les pharmacies. Nous assisterions à une banalisation de l’avortement !

Ces articles publiés dans des médias populaires, à fort tirage, servirent de prétexte, notamment aux ténors du mouvement anti-choix, pour rouvrir le débat sur l’avortement et remettre en question la liberté de choix des femmes, bien que leurs auteures s’en défendent. Ils contribuèrent à légitimer et renforcer le discours de droite antiféministe et antiavortement qui s’est accentué avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement conservateur de Stephen Harper en 2006.

Tout dépend des lunettes que l’on porte

La lecture que l’on fera des statistiques sur l’avortement dépend en grande partie de l’indice utilisé pour mesurer et comparer l’évolution du nombre d’avortements.

L’indice le plus fréquemment utilisé par les médias est celui du nombre d’avortements par rapport au nombre de naissances pour une année donnée. Ainsi en 2003, selon cet indice, le taux des avortements au Québec était de 40 pour 100 naissances 4. En raison du faible taux de natalité (le rapport entre les naissances et la population totale) qui est de 9,9 pour mille, et de l’indice synthétique de fécondité (nombre moyen d’enfants par femme) également très faible soit 1,50 enfant, le Québec devance l’Ontario et le Canada (respectivement 32 et 30 pour  100 naissances en 2001), de même que les États-Unis (33 pour 100 naissances en 2000)5. Toujours en utilisant cet indice, le Québec arrive en tête de la plupart des pays industrialisés et il serait « sur un pied d’égalité avec le Vietnam et une poignée d’anciennes républiques soviétiques »6. Entre 2008 et 2011, le Québec enregistre un taux de 30 avortements pour 100 naissances. Ce taux est de 28 au Canada en 20057  et de 26 en France en 20108.

L’inconvénient de cet indice est qu’il repose sur la variation annuelle du nombre des naissances : une diminution du nombre de naissances entraînant une hausse du taux d’avortements, mais sans que celui-ci soit proportionnel à la hausse du nombre d’avortements. Ainsi, entre 1990 et 2000, on constate une diminution du nombre de naissances de 36,1 % et une augmentation de 21,3 % du nombre d’avortements, qui s’est traduite par une augmentation du taux d’avortements de 42 %.

L’utilisation d’un autre indice soit celui basé sur le nombre d’avortements pour 1 000 femmes en âge de procréer de 15 à 44 ans, nous conduit à une tout autre lecture de la réalité. Largement utilisé dans le milieu de la santé, cet indice est indépendant du taux de natalité et de la fluctuation annuelle du nombre de naissances. Selon cet indice, le taux d’avortements au Québec est de 19 en 2003, de 17,6 en 2008.

 Comparaison des taux d’avortements par rapport au nombre de naissances

Année

Naissances

Nombre

Avortements

Nombre

Avortements

Taux

100

naissances

Avortements

Taux

1 000 femmes

1980

97 498

14 288

14,7

8,8

1985

86 008

15 702

18,3

9,4

1990

98 013

22 219

22,7

13,1

1995

87 258

26 072

29,9

15,7

2000

72 010

28 245

39,2

17,7

2003

73 916

29 429

39,8

18,9

2004

74 068

29 460

39,8

19,0

2005

76 341

28 080

36,8

18,2

2006

81 962

28 255

34,5

18,4

2007

84 453

26 926

32,0

17,6

2008

87 600

26 546

30,3

17,4

2009

88 891

26 497

29,8

17,3

2010

88 436

26 124

29,5

17,1

2011

88 500

26 248

29,7

17,1

  Source : Institut de la statistique du Québec (2012)

Il faut mentionner que le nombre d’avortements au Québec n’a cessé de diminuer depuis 2005 pour atteindre en 2011 le nombre de 26 248 avortements, soit un taux de 17,1 pour 1 0009. La diminution globale du taux pour 1 000 femmes des dernières années est due principalement à une diminution du taux entre 15 et 29 ans. Cependant, c’est dans le groupe d’âge des femmes de 20-24 ans que le taux d’avortement demeure le plus élevé, soit 31 pour 1 000 en 2011. Une estimation de l’Institut Alan Guttmacher, faite en 2008, donne un taux annuel moyen au plan mondial de 28 pour 1 000 femmes de 15 à 44 ans. Le taux moyen annuel en Europe serait de 27/1 000, de 32/1 000 en Amérique Latine, de 29/1 000 en Afrique, de 28/1 000 en Asie et de 19/1 000 en Amérique du Nord10. Le Québec ne serait donc pas le champion de l’avortement dans le monde, mais bien celui de la dénatalité. Ce qui est un tout autre problème !

Mais peu importe l’indice utilisé, les démographes invitent à la prudence quand il s’agit de comparaisons nationales et internationales. D’abord, il n’y a aucune collecte de données normalisées entre pays et même entre provinces canadiennes. Ensuite peu d’endroits au monde sont aussi rigoureux que le Québec dans la collecte de leurs données puisque tous les avortements sont légaux et tous rémunérés à l’acte par la RAMQ (Régie de l’assurance maladie du Québec), donc comptabilisés, à l’exception de ceux pratiqués par des médecins salariés entraînant une sous-estimation pouvant varier entre 3 % et 10 % selon les années.

Les femmes n’avortent pas trop 

La théorie voulant que les Québécoises utiliseraient l’avortement comme moyen contraceptif afin d’expliquer le nombre très élevé, pour certains trop, des avortements a été mise de l’avant par le sociologue Simon Langlois de l’Université Laval11 en 2002. Mais comme l’a démontré de façon magistrale la sociologue Marie-Thérèse Lacourse12, cette explication ne tient pas la route.

Ainsi pour que l’avortement soit utilisé comme méthode contraceptive, il faudrait que le nombre d’avortements dépasse de beaucoup le nombre de naissances, ce qui est le cas par exemple en Russie, où le taux est de 127 avortements pour 100 naissances13. Ce qui est loin d’être le cas au Québec, où une femme sur trois subira un avortement au cours de sa vie et qu’elle aura environ 1,7 avortement. Au contraire, on devrait plutôt se demander comment se fait-il qu’il n’y ait pas plus d’avortements. En effet, chaque femme entre 15 et 44 ans aura environ 400 ovulations (13 cycles annuels par 30 années de vie féconde) soit 400 possibilités de devenir enceinte. Or, en 2011, l’indice de fécondité des Québécoises est de 1,7 enfant par femme. Les Québécoises utiliseraient donc la contraception et de façon très efficace. Pour faire diminuer le nombre d’avortements, les solutions sont connues : instaurer des programmes d’éducation sexuelle à l’école dès le primaire, rendre la contraception entièrement gratuite et améliorer les conditions socio-économiques des femmes afin de leur permettre d’avoir et d’éduquer des enfants dans des conditions décentes. Mais le mouvement anti-choix s’oppose fermement aux deux premières et demeure silencieux sur la troisième.

Au Québec, en 2011, plus de 26 000 femmes aux prises avec une grossesse indésirée, pour des raisons qu’il ne nous appartient pas de juger, ont eu accès en toute légalité à des services d’avortement professionnels, sécuritaires et gratuits. Il faut se réjouir du fait que ces femmes aient pu exercer leur liberté de choix, sans crainte d’être traitées comme des criminelles. Il s’agit d’un progrès considérable puisqu’en 1966, selon le Bureau fédéral de la statistique (1968), les avortements étaient la principale cause d’hospitalisation des Canadiennes avec 45 482 admissions et qu’il atteignait le chiffre record de 57 617 en 1962.

Au Québec…

Le nombre d’avortements diminue depuis 2005. En 2011, il est de 26 248, soit un taux de 17,1 pour 1 000 femmes.

C’est dans le groupe d’âge des femmes de 20-24 ans que le taux  d’avortement demeure le plus élevé, soit 31 pour 1 000 en 2011.

Une femme sur trois subira un avortement au cours de sa vie et elle aura  environ 1,7 avortement.

Plus de 90 % des avortements se pratiquent avant la 12e semaine  de grossesse.

À travers le monde…

Environ une grossesse sur cinq est interrompue en 2009.

Le nombre des avortements est estimé à 44 millions en 2008, dont près de 22 millions sont effectués illégalement dans des conditions  dangereuses, la plupart dans les pays en voie de développement. (Institut Alan Guttmacher 2008).

Chaque année, les complications de l’avortement illégal provoquent des traumatismes et des incapacités temporaires ou permanentes pour un nombre se situant entre 5 et 8,5 millions de femmes.

Pour l’année 2008, le nombre de décès dus à des avortements mal faits est estimé à 47 000. (Organisation mondiale de la santé 2008)

1. Institut de la statistique du Québec. La situation démographique du Québec. Bilan 2004, Gouvernement du Québec, 2004, chap. 5, La fécondité, p. 84.
2. Laura-Julie Perreault, « Au Québec, une grossesse sur trois se termine par un avortement », La Presse, 12 février 2005. Martine Turenne, « Refus fœtal », L’actualité, 1er juin 2005. Josée Blanchette, « 30 000 avortements par année au Québec. Pourquoi ? », Châtelaine, septembre 2005. Josée Blanchette, « Le sexe responsable. L’avortement n’est pas un moyen de contraception », Châtelaine, septembre 2005.
3. André Pratte, « Le problème de l’avortement », La Presse, 12 février 2005.
4. ISQ (2004). Op. cit., p.  84.
5. Ibid.
6. Laura-Julie Pereault, Op. cit.
7. ISQ (2012). Op. cit., p. 45
8. ISQ (2009). Le bilan démographique du Québec. Édition 2009, Gouvernement du Québec, chap. 2, Naissance et fécondité, p. 36.
9. ISQ (2012). Le bilan démographique du Québec. Édition 2012, Gouvernement du Québec, chap. 2, Naissance et fécondité, p. 45.
10. Site de l’USPDA, L’avortement dans le monde  www.svss-uspda.ch/fr/facts/mondial. Consulté le 22 mai 2013.
11. Simon Langlois,  « Aspects démographiques. Les grandes tendances » dans Roch Côté dir., Québec 2002. Annuaire politique, social, économique et culturel, Montréal, Fides, 2001.
12. Marie-Thérèse Lacourse, « L’avortement est-il devenu une méthode contraceptive ? » dans Roch Côté dir., Québec 2002. Annuaire politique, social, économique et culturel, Montréal, Fides, 2001.
13. ISQ (2004). Op. cit., p.  84.