ÉCOFÉMINISME. ENTRETENIR DES RELATIONS

ÉCOFÉMINISME. ENTRETENIR DES RELATIONS

Eve dans le jardin de la Genèse,

Gaia, la déesse terre,

recouverte de verdure,

se répandant en eaux claires,

nous voici,

 

femmes de tous temps et de tous espaces,

vigilantes dans le soin de la Planète Terre

et audacieuses dans les floraisons à offrir.

Tisser des relations, les entretenir, les chérir est un enjeu stimulant que l’écoféminisme nous permet de vivre. L’écoféminisme se présente comme « une analyse sociale critique où se réalise la convergence des deux plus importants mouvements contemporains, l’écologie et le féminisme »1. Ceux-ci nous invitent à établir des relations, c’est pourquoi j’aimerais d’abord faire connaître les relations que nous devons entretenir avec nous-mêmes, puis avec les autres, finalement avec le cosmos. Cette étude se situe dans la perspective d’une éthique autodéterminée.

Une éthique autodéterminée donne la possibilité d’une prise en charge réelle par les êtres humains de leur vie, en permettant une saisie réflexive sur leur expérience et une invention conséquente de leur praxis. Elle correspond à la montée d’une conscientisation de l’humanité et à la recherche d’une éthique qui réponde aux nouvelles questions qui lui sont posées. Le mouvement des femmes constitue une lame de fond qui vient envahir le fleuve d’affirmations morales qui a coulé à travers des siècles de patriarcat, une lame de fond qui ne veut pas détruire, mais apporter une vitalité régénératrice à la fluidité éthique2.

Les féministes ont développé une éthique que je désigne par l’expression éthique de relation ; en anglais elle est exprimée par les termes suivants qu’il n’est pas toujours aisé de traduire en français : ethics of connection, relatedness, interconnectedness, ainsi que power-in relation3. L’exploration de cette éthique de relation me permet de discerner des manières spécifiques aux femmes d’établir un triple rapport à soi, aux autres, au cosmos.

1. Relation à soi

Une première dimension de la relation se réfère d’abord à soi-même. Pour ce premier rapport relationnel, les études féministes ont particulièrement misé sur un affranchissement de la dichotomie corps/esprit qui établissait une hiérarchie entre le corps perçu comme inférieur et l’esprit défini comme supérieur, entre les femmes assimilées à la chair et les hommes, à l’esprit. Les catégories aristotéliciennes : la matière, la forme, ont structuré la pensée occidentale4 jusqu’à nos jours ; elles ont entraîné une discrimination infériorisante pour les femmes en structurant un rapport de subordination de la matière à la forme, de la femme à l’homme. Ainsi, une « rupture épistémologique » s’imposait pour remettre en question cette vision du monde qui valorise l’esprit au détriment du corps et du monde matériel. Beverly W. Harrison a décrit de façon juste une épistémologie non dualiste où le corps humain (est) le lieu intégré de notre perception de toute la réalité. À travers lui, par le toucher, la vue et l’ouïe, nous expérimentons nos relations au monde. À travers notre époque, notre réponse profonde, notre passion, nous expérimentons notre désir d’une relation (connectedness) au tout. Mais notre passion est plus que cela. Elle est aussi la source de notre énergie, c’est-à-dire de notre pouvoir d’agir5.

Également, Rosi Braidotti prend position dans le débat. Dans le chapitre « Ethics Revisited » de son ouvrage Nomadic Subjects6, elle nous entraîne dans une critique de l’appropriation culturelle de la rationalité. Elle indique clairement que notre culture a établi une dichotomie très ferme entre le féminin et la notion de rationalité : le féminin a été décrit depuis Platon jusqu’à Freud en termes de matière, de physique, de passions, d’émotions, d’irrationel. Cette persistante opposition binaire entre les femmes et la rationalité est liée à la question du pouvoir et de ses corollaires : la domination et l’exclusion. Elle soutient que « ce n’est pas parce qu’ils sont rationnels que les hommes sont les maîtres, mais plutôt qu’étant les maîtres, ils ont considéré la rationalité comme leur prérogative propre »7. Le féminin a été réduit à l’autre et sa différence est perçue en termes péjoratifs et infériorisants. Il en ressort que l’inadéquation du modèle théorique de la rationalité classique provient de ce qu’il n’a pas tenu compte de la différence sexuelle et qu’il a pris le biais masculin comme un mode universel d’énonciation.

De fait, les femmes tendent à avoir une perception plus intégrée d’elles-mêmes, en affirmant leur potentiel et en imaginant d’autres façons d’être dans le monde. Leur créativité est mise à l’oeuvre dans l’exigeante tentative de sortir des stéréotypes traditionnels concernant les conduites masculines et féminines.

2. Relation aux autres

Une réflexion éthique ne peut se fonder que sur l’existence d’une communauté de vues entre les femmes que tout un courant s’est attaché à nier8.

Le concept relation signifie de façon première le rapport d’une chose avec une autre ou le rapport entre deux personnes. La dimension vers l’autre se présente comme une voie fondamentale. Dans son élaboration sur le « moi moralement relié » (morally connected self), Sheila Mason Mullett insiste pour montrer l’interdépendance des « moi » et comment celle-ci agit dans un fonctionnement Moral9. L’accent est alors mis sur les liens à la communauté, familiale et sociale, sur la responsabilité envers les gens qui sont proches.

Cette relation entre les êtres, cette interdépendance a été constamment cultivée par les femmes au cours des âges. Carol Gilligan, dans son étude sur le développement moral, a reconnu que les femmes sont moins portées que les hommes à faire preuve d’un esprit légaliste, mais qu’elles tiennent davantage compte des personnes dans leurs prises de décision, ce qu’elle a appelé « une éthique de sollicitude » (ethics of care)10. Elle affirme :

Cela fait des siècles que nous écoutons les voix des hommes et les théories que leur dicte leur expérience. Plus récemment, nous avons commence non seulement à remarquer le silence des femmes mais aussi la difficulté d’entendre ce qu’elles disent quand elles prennent la parole. Et pourtant, si l’on se met à l’écoute de la voix différente des femmes, on découvre la réalité d’une éthique de sollicitude : elles nous disent quel est le rapport entre la relation avec autrui et la responsabilité, et comment l’origine de l’agression est une déchirure de la trame des relations humaines11.

Carol Gilligan a réalisé une analyse empirique et interprétative du processus de prise de décision chez les filles et de jeunes femmes confrontées à des dilemmes moraux soit réels ou hypothétiques. « Elle a accompli une révolution dans les discussions ayant trait à la théorie morale, au féminisme, aux théories du sujet et à plusieurs domaines qui y sont reliés »12. Les conclusions de Carol Gilligan ont toutefois suscité des réticences. Des chercheuses ont craint de voir se perpétuer une mentalité patriarcale13 où les femmes sont désignées comme pourvoyeuses d’attention et de bons soins, spécialistes des relations harmonieuses dans la famille et dans la société. Il convient donc de dégager les femmes de rapports humains aliénants, de toute appropriation dépossédante du corps, du temps, du travail des femmes, selon Colette Guillaumin14, mais il est nécessaire de retenir tout ce qu’il y a de positif, de créateur dans les relations entre les personnes.

Mary Daly a particulièrement valorisé les liens que les femmes entretiennent entre elles, en vue de créer une véritable solidarité. La sororité devient alors un rempart pour affronter la domination de toute structure sociale hiérarchique15. Les femmes cherchent à développer des réseaux d’actions16, de réflexions, de recherches hautement scientifiques17. Elles tentent d’établir des générations de femmes où se transmettent et se transmettront des héritages tant sur le plan économique, que sur les plans intellectuel, culturel et spirituel.

Cette relation que les femmes veulent manifester entre elles n’est pas si aisée, la sororité a certes connu une période de lune de miel où étaient tenues invisibles les différences entre les femmes. Pourtant, aux États-Unis particulièrement, la diversité s’affirme entre les féministes blanches, les féministes noires qui se désignent comme les womanists, et les féministes hispaniques connues sous le nom de mujeristas. Françoise Collin a reconnu que, dans une première étape du féminisme, c’est la pensée du même qui a prévalu ; il s’agit maintenant d’aborder la pensée de l’autre. « La différence est présente au sein même du sujet femme : elle l’est aussi entre les femmes, l’être femme n’étant pas univoque. Individuellement ou par courants, des distinctions interviennent qui ne peuvent et ne doivent pas être vécues seulement comme négatives. Elles peuvent être au contraire génératrices de mouvement »18. Dans la décennie 90, les relations entre les femmes continuent d’être mises en évidence, encouragées, supportées. Mary E. Hunt a exposé dans Fierce Tenderness19une théologie féministe de l’amitié sous ses formes homosexuelles, hétérosexuelles.

3. Relation avec le cosmos

Le soleil s’est fait un hamac des branches entrecroisées du jardin. Éden indolent. Les têtes lourdes des tournesols se penchent ; les branches des cerisiers ploient ; les lilas déchargent leur parfum sucré ; les pollens se répandent dans l’air ; les pétales des iris débordent des bourgeons ; les myosotis s’abandonnent à leur quiétude bleue ; les cônes des pins s’ouvrent et leurs graines s’échappent. Aux limites du jardin, un bâillon en forme de croix tente de contenir ce désordre, une barrière qui croise ses bras d’une éternité à l’autre et à laquelle s’accrochent les vrilles et s’enlacent les branches20.

L’éthique de relation offre également la possibilité d’établir un lien avec tous les êtres de l’univers. Des chercheuses féministes n’hésitent pas à proposer des rapports avec les éléments fondamentaux tels que la terre, l’eau, l’air, le feu. Luce Irigaray a inscrit quelques-uns de ces éléments dans ses élaborations philosophiques21. Mary Daly, pour sa part, soutient que la Race de l’Étante féminine élémentale22 trouve ses racines dans la substance de la terre, qu’elle se meut de façon périlleuse comme l’eau, qu’elle acquiert force et vigueur dans le vent, le feu.

Ces passages comportant des références primordiales prennent rapidement des allures de transcendance. Luce Irigaray suggère que « le souffle qui chante en mêlant son inspiration à l’haleine divine demeure hors d’atteinte. Insituable. Sans visage »23. Mary Grey a utilisé les mots « épiphanies de relation » pour montrer l’envergure du rapport des femmes aux éléments physiques. Il ne s’agit pas d’identifier les femmes à la nature, une proposition qui suscite à la fois intérêt et controverse. Il importe plutôt de voir que l’énergie de base, le mouvement et le devenir de chaque organisme dans le monde sont relationnels. Les êtres s’appellent l’un l’autre et peuvent déployer leur dynamisme pour permettre au monde de s’accomplir selon toutes ses dimensions. Les théologiennes féministes touchent en vertu de leur orientation fondamentale, la profondeur de ces liens entre les êtres, dans la création voulue par Dieu, dans l’alliance qui s’est établie pour assurer harmonie, fécondité et perpétuité aux différentes espèces qui peuplent la terre.

Les femmes s’intéressent à l’écologie, à une nouvelle manière de vivre qui propose le respect de l’environnement, qui invite à instaurer la convivialité dans les rapports entre les humains et avec tous les êtres, qu’ils soient de l’ordre minéral, végétal ou animal7. Dès 1974, Françoise d’Eaubonne avait annoncé « le temps de l’écoféminisme » : temps de l’abolition du phallocratisme pour l’apparition d’une société au féminin, préoccupée de la vie et non axée sur la mort25. En effet, des femmes, telle cette jeune théologienne allemande, Ina Praetorius26 s’inquiètent, des techniques d’armements atomiques et chimiques, des catastrophes écologiques et également de la technologie génétique27. Les visionnaires féministes ont ainsi contribué à débloquer nos concentrations narcissiques, à faire partager, par les êtres humains, une préoccupation pour l’univers, et elles ne sont pas, heureusement, les seules à le faire.

Et pourtant, elle tourne ! Elle tourne, la rosé des vents, en amples cercles et spirales, s’évasant et fleurissant, s’excentrant et s’exfoliant. Elle esquisse un temple hors les murs, hors frontières, aux dimensions de la terre, grand ouvert à l’inconnu, à l’imprévu, à l’inespéré, et son sanctuaire est plus nomade qu’un oiseau pélagien tantôt nidifiant sur des côtes abruptes ou sur des îles aux roches crevassées , tantôt se posant au creux des vagues en haute mer pour y dormir en légèreté, ivre d’espace, ce remous d’air, d’eau, de lumière et de nuit28.

« Si nous ne parvenons pas à substituer la coopération à la compétition, à fonder nos rapports sur l’addition de nos pouvoirs respectifs, l’indépendance vers laquelle nous tendons se transformera en match de destruction mutuelle entre adversaires parfaitement outillés pour se détruire faute d’admettre leurs droits et leurs besoins respectifs »29.

Écoféminisme. Entretenir des relations, ai-je affiché comme titre. Oui, c’est un plaisir d’entretenir des relations ; ce plaisir se réalise dans une éthique de relation qui s’établit dans les rapports avec soi-même, avec les autres, dans le cosmos. Cette éthique de relation constitue une voie pleine d’avenir pour une humanité qui a toujours à re-naître et à se recon-naître dans ses forces vitales.

MONIQUE DUMAIS, HOULDA

1 Heather Eaton, « Earth Patterns : feminism, ecology and religion », Vox feminarum, volume 1, issue 2 (September 1996), p. 9.
2 Monique Dumais, « D’une morale imposée à une éthique autodéterminée », dans Monique Dumais et Marie-Andrée Roy, (dir.), Souffles de femmes. Montréal, Éditions Paulines, 1989, p. 109-134.
3 Mary Grey, « Claiming Power-in-Relation : Exploring thé Ethics of Connection », Journal of Feminist Studies in Religion, vol. 7, no. 1 (Spring 1991), p. 7-18 ; Marilyn L. Legge, « Visions for power-in-relation », Journal of Feminist Studies in Religion (Spring/Fall 1993), p. 233-238 ; Beverly W. Harrison, in Carol Robb, éd., Making thé Connections : Essays in Feminist Social Ethics. Boston, Beacon Press, 1985 ; Winnie Tomm, chapter four, « Ethics of Connectedness and Résistance », dans Bodied Mindfulness. Women’s Spirits, Bodies and Places. Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 1995, p.167-207.
4 Voir l’ouvrage remarquable de Prudence Allen, r.s.m., The Concept of Woman. The Aristotelian Révolution 750 DC-AD 1250. Montréal-London, Eden Press, 1985.
5 Beverly W. Harrison, « The Dream of a Common Language : Towards a Normative Theory of Justice in Christian Ethics », Annual ofthe Society of Christian Ethics (1980), 20, et « The Power of Anger in thé Work of Love : Christian Ethics for Women and Other Strangers », dans Making thé Connections, p. 12-15.
6 Rosi Braidotti, Nomadic Subjects. Embodiment and sexual différence in contemporary feminist theory. New York, Columbia University Press, 1994.
7 Ibid., p. 216.
8 Micheline de Sève, « Des fondements d’une éthique féministe », A/encrages féministes. Cahiers de recherche 1989, UQAM, GIERF, 1989, p. 12.
9 Sheila Mason Mullett, « Enseigner l’éthique selon le paradigme du « moi moralement relié », Philosopher, no 16 (1994), p. 73-86.
10 Carol Gilligan, In a Différent Voice. Cambridge, Harvard University Press, 1982, traduction de l’américain par Annie Kwiatek, Une si grande différence. Paris, Flammarion, 1986.
11 Carol Gilligan, Une si grande différence, p. 262-263.
12 Susan J, Kekman, Moral Voices, Moral Selves. Carol Gilligan and Feminist Moral Theory. University Park, Penn., The Pennsylvania State University Press, 1995, p. 1. La traduction française est de moi.
13 Martha J. Reineke, « The Politics of Différence : A Critique of Carol Gilligan », Canadian Journal of Feminist Ethics, vol. 2, no. 1 (1987), p. 3-20.
14 Colette Guillaumin a analysé de façon claire et systématique l’appropriation des femmes faites par les hommes dans « Pratique du pouvoir et idée de Nature. (1) L’appropriation des femmes ; (2) Le discours de la Nature », Questions féministes, no 2 (février 1978), p. 5-30 ; no 3 (mai 1978), p. 5-28.
15 Mary Daly, « The Bonds of Freedom : Sisterhood as Antichurch », dans Beyond God thé Father. Boston, Beacon Press, 1973, p. 132-154.
16 Plusieurs groupes et associations de femmes existent au Québec et au Canada, voir pour le Québec, Le Collectif Clio, L’histoire des femmes au Québec, depuis quatre siècles. Édition entièrement revue et mise à jour, Montréal, Le jour, 1992.
17 Pour tout le Canada, L’institut canadien de recherches sur les femmes, Ottawa ; pour le Québec, Le Réseau québécois des chercheuses féministes, ainsi que l’Institut de recherches et d’études féministes à l’Université du Québec à Montréal.
18 Françoise Collin, « La même et les différences », Les Cahiers du Grif, 28 (hiver 1983- 1984), p. 12.
19 Mary E. Hunt, Fierce Tenderness. A Feminist Theology of Friendship, New York, Crossroad, 1991.
20 Anne-Marie Clément, Petites primeurs, Montréal, Éditions du Noroît (Collection initiale), 1996, p. 10.
21 Luce Irigaray, Amante marine. De Friedrich Nietzsche. Paris, Minuit, 1980 ; L’oubli de l’air. Chez Martin Heidegger. Paris, Minuit, 1983.
22 Mary Daly, Notes pour une ontologie du féminisme radical. Montréal, L’intégrale, éditrice, 1982. L’Étante, mot bizarre, mais c’est la tentative de la traductrice, Michèle Causse, de rendre en français la scission du mot anglais Be-ing.
23 Luce Irigaray, L’oubli de l’air, op. cit., p. 159.
24 Catharina J. M. Halkes, New Création. Christian Feminism and thé Renewal of thé Earth. Louisville, Westminster/John Knox Press, 1991.
25 Françoise D’Eaubonne, Le féminisme ou la mort. Paris, Pierre Horay, 1974, p. 213-252.
26 Ina Praetorius, « La fin de la sollicitude. Éthique féministe et sciences de la nature », Concilium 223 (1989), p. 69-79.
27 cf. aussi Conseil du statut de la femme, Sortir la maternité du laboratoire. Actes du Forum sur les nouvelles technologies de reproduction. Québec, Gouvernement du Québec, 1988.
28 Sylvie Germain, Les échos du silence. Paris, Desclée de Brouwer (Littérature ouverte),
1996, p. 37.
29 Micheline de Sève, op. cit., p. 18.