FORUMS SOCIAUX MONDIAUX, AU-DELÀ DE L’ALTERMONDIALISATION :UN PROCESSUS DE CHANGEMENT SOCIAL

FORUMS SOCIAUX MONDIAUX, AU-DELÀ DE L’ALTERMONDIALISATION :

UN PROCESSUS DE CHANGEMENT SOCIAL

Sabine Pétermann-Burnat, Genève

Titulaire d’un Master en théologie de l’Université de Genève, Sabine Pétermnann-Burnat travaille actuellement comme pasteure dans l’Église protestante de Genève. Elle s’est engagée pour l’éducation au développement de la jeunesse, a organisé des « chantiers solidaires » dans les pays du Sud, encadré une équipe de bénévoles et était en charge de l’évaluation de projets de développement. Au printemps 2008, elle entreprendra une formation de journaliste au service religieux de la Radio Suisse Romande.

 La mondialisation est une réalité complexe qui engendre un débat polarisé entre partisans et opposants. Même au sein des Églises, les avis divergent ; certains posent un regard critique et alarmiste, alors que d’autres semblent minimiser l’ampleur des effets dramatiques liés à la gestion néolibérale de la mondialisation. Que l’on soit du Nord ou du Sud, le regard n’est pas le même ! Les forums sociaux mondiaux sont apparus pour beaucoup comme une perspective d’espoir, synonyme de renouveau, dans un horizon sombre et bouché.

Le processus du Forum social mondial1 est né d’un mouvement de protestation et de résistance de la société civile contre les effets néfastes des choix politiques et économiques dominants. C’est l’idée originale d’acteurs brésiliens de passer d’une phase de protestation à une étape de proposition : de l’anti-mondialisation à l’altermondialisation.

L’émergence d’une nouveauté prend souvent forme dans une mystérieuse synergie qui confère un succès à la démarche. Cela a été le cas pour le FSM. Pour bien le comprendre, il faut se souvenir que durant les années 90, un vaste mouvement de contestation a commencé de se déployer de tous côtés. Le 7 décembre 1999 des manifestations exceptionnelles par leur ampleur, perturbent la tenue de la 3ème Conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle et participe à son échec. Les nombreux observateurs et médias ainsi que l’opinion publique ont insisté sur le caractère hétéroclite et contradictoire de cette « coalition des oppositions » à la mondialisation néolibérale. En effet, les groupes de manifestants provenaient de cultures politiques très diverses : organisations traditionnelles telles que syndicats, autres formes plus récentes, comme des groupes de jeunes, de quartier, de femmes, d’écologistes, etc. Durant cet événement, les diverses cultures politiques en présence ont dû trouver un mode de cohabitation et de coordination qui permette de trouver des stratégies, sans pour autant qu’il n’y ait eu de véritable unité politique ou idéologique. Même si l’opinion publique la voyait sans lendemain, il est indéniable que cette manifestation a eu un impact capital. Ce moment peut être considéré comme le point culminant du mouvement anti-mondialisation, qui a ensuite suscité de nombreuses autres manifestations fortement médiatisées à Washington, Prague ou Davos.

Le premier FSM de Porto Alegre2 peut être considéré comme le moment fondateur de l’altermondialisation dont l’idée-force tourne autour du concept de citoyenneté tout en radicalisant les principes de la révolution française. On ne peut cependant en aucun cas réduire le FSM au mouvement altermondialiste, car son espace accueille des acteurs d’horizon beaucoup plus vaste, qui ne se résument pas à un mouvement. En quelques années seulement, on va passer de la contestation à l’élargissement de la base idéologique et sociale du mouvement altermondialiste, en mettant un accent particulier sur la démocratisation de l’information, de la communication, de la culture et sur la mise en réseau d’acteurs alternatifs à l’échelle planétaire. L’horizon de perspective des diverses organisations engagées dans le FSM n’est donc pas une anti-mondialisation, mais la recherche commune d’alternatives ; construire d’autres formes de mondialisation au service de l’humain, dans le respect de l’environnement, de la diversité et avec un souci prioritaire d’inclusion de toutes les personnes ou cultures. Ni mouvement, ni événement ponctuel, il faut comprendre le FSM comme un processus permanent de démocratisation, un espace ouvert qui, depuis 2001, se décline sous de multiples formes : forums mondiaux, continentaux, régionaux, nationaux, thématiques (de juges, de parlementaires, de théologie, d’éducation etc.).

La pratique du FSM va déboucher sur une charte des principes, document de base de toute la dynamique du FSM, qui oriente l’ensemble du processus. Année après année, on expérimente de nouvelles pratiques et méthodologies : horizontalité des rapports, autogestion des activités, prise de parole par tous, prise de décisions par consensus, émergence d’alternatives à partir de la base de la société. La mondialisation uniformisante doit se combattre par de nouvelles pratiques, à partir de la réalité locale, du vécu quotidien, du bas vers le haut, du particulier à l’universel. Aussi, la méthodologie du FSM ne cesse d’évoluer pour permettre d’approfondir le processus de démocratisation politique à partir des secteurs populaires les plus marginalisés et à travers diverses expressions intellectuelles, culturelles et spirituelles.

Le FSM est aujourd’hui une référence universelle en rupture avec les formes politiques traditionnelles et avec toute forme de développementalisme patriarcal ; il essaime progressivement une nouvelle manière de faire de la politique qui valorise l’apparition de pratiques, d’expériences et de connaissances jusqu’alors ignorées par la rationalité dominante. Par son respect absolu de la diversité, il affirme implicitement qu’il n’y a pas de justice sociale mondiale sans justice cognitive universelle. L’hégémonie de la mondialisation néolibérale est fondée sur les sciences modernes occidentales techno-scientifiques, sur une culture humaniste et sur un héritage patriarcal qui tend à discréditer toute connaissance ou conception rivale, en suggérant que rien ne peut être comparable quant à l’efficacité, la cohérence et la valeur scientifique. L’espace du FSM permet l’apparition, l’identification, la reconnaissance et l’agrandissement de nouveaux types de connaissances et d’expériences. Il invite à dépasser la vue d’esprit qui consiste à répartir la population en catégories et hiérarchie, par exemple raciale ou sexuelle. Il a considérablement agrandi la potentialité des luttes sociales disponibles et possibles contre la gestion libérale de la mondialisation. Par exemple au dernier FSM de Nairobi, ce sont trois femmes qui ont présidé la cérémonie d’ouverture du Forum. Lorsqu’on connaît la situation des femmes dans la hiérarchie sociétale des pays africains, on peut apprécier à sa juste valeur la portée et la force du symbole de cette présence féminine.

La zone de contact concrète de ces diverses luttes est l’aspiration utopique de la transformation d’un monde que l’on espère meilleure. Le FSM est une utopie critique qui remet en question la réalité et qui conteste la manière d’exercer le pouvoir, la manière d’être des institutions. Cette utopie a une fonction de désintégration, elle est un saut vers l’ailleurs. Pour Paul Ricoeur, ce qui importe dans l’utopie, c’est qu’elle empêche  « l’horizon d’attente » de fusionner avec le champ d’expérience pour éviter de se réduire à une idéologie. L’utopie laisse ouvert un écart entre ces deux perspectives, car « l’horizon d’attente » doit toujours être plus large et plus global que le champ d’expériences, sans quoi, l’action risque d’être paralysée. L’apport décisif du FSM est d’avoir retrouvé un élan utopique qui affirme l’existence d’une mondialisation en opposition avec l’idéologie dominante, dont les horizons semblent fermés. Dans cette perspective, chacun-e identifie et crée des alliances et des coalitions malgré les éléments qui unissent ou qui séparent.

Il faut relever l’importance croissante de la participation des chrétiens et des chrétiennes dans ce processus et l’influence de la théologie de la libération et des pratiques des communautés ecclésiales de base d’Amérique latine sur les valeurs et la méthodologie du FSM. Rien d’étonnant à cela,  car à l’origine du processus, il y avaient des théologiens et des mouvements fortement identifiés avec l’engagement chrétien pour une transformation sociale. La similitude entre la méthodologie du FSM est celle de la théologie de la libération est frappante : toutes deux reposent sur une antécédence de la pratique par rapport à la dimension réflexive. Lieu de redécouverte de la dignité humaine, défense de la justice et de l’équité, espace de mémoire, d’écoute, de relations et de reconnaissance mutuelle, le FSM a une profonde dimension théologique. En effet, les nombreuses personnes chrétiennes et mouvements ecclésiaux impliqués défendent l’idée qu‘ils ont aujourd’hui un rôle clé à jouer dans la société : transformation personnelle, conscientisation, défense de la justice, de la gratuité, d’une vision de l’humain qui dépende du Créateur et de la nature, réconciliation dont la dimension individuelle et communautaire est indissociable.

Aujourd’hui, la tâche chrétienne la plus profonde est peut-être de parler du Royaume comme perspective ultime et comme ferment critique de toute institution ou action. Pour la foi chrétienne, il y a une finalité de l’être humain dans le Royaume de Dieu et chaque humain doit faire tout ce qu’il peut pour transformer le monde. « Seuls des changements à partir d’une conversion intérieure peuvent tenir sur la durée et apporter des alternatives durables ». Tel est la conviction de Chico Whitaker3, co-fondateur du FSM, qui affirme que l’on ne peut envisager une transformation du monde sans transformation intérieure. Voilà pourquoi, afin de ne pas séparer conviction et action éthique, il est essentiel d’agir et de s’engager en tant que chrétiennes !

1. Ci-après FSM.

2. Janvier 2001

3. Représentant de la Commission Justice et Paix de la Conférence nationale des Évêques du Brésil et Prix Nobel alternatif  2006.