Ivone Gebara

DES FEMMES EN MOUVEMENT DE LIBÉRATION AU BRÉSIL1(suite)

Entretien avec Elisabeth J. Lacelle

Nous rappelons, qu’à la suite de la mise au silence de la théologienne brésilienne Ivone Gebara par les autorités vaticanes, la collective L’autre parole veut dénoncer cette injustice en lui redonnant la Parole par l’intermédiaire de sa revue.

E.L. -Cette théologie féministe s’établit sur des données scientifiques qui à leur tour seront peut-être dépassées un jour, ou jugées erronées. Vous la croyez vraiment libératrice ?

I.G. -Cette théologie tâche d’opérer le meilleur discernement possible dans les données scientifiques. Son but reste de servir « les cris du monde », ceux qu’expriment les femmes notamment, face à la destruction de l’humanité et du cosmos dont nous prenons conscience en cette fin du XXe siècle. H y a encore dans notre culture brésilienne et chrétienne (comme ailleurs), un modèle d’humanité qui aliène la femme en tant qu’être humain à part entière. Ce modèle nous est transmis avec l’héritage du monothéisme patriarcal. En posant un seul Dieu Père Tout-puissant, Principe d’un univers qui n’a de sens et de réalité que par lui, ce monothéisme est complice de toutes les hiérarchisations aliénantes de l’autre, la différente, le différent, et rend impossible un véritable partenariat chrétien et social, une véritable communion dont parle tellement l’Église aujourd’hui. La théologie de troisième type propose une cosmologie où l’être humain est vu en connexion vitale avec ses semblables, avec l’univers et avec Dieu (mon corps est interconnecté vitalement avec le corps de l’univers). Elle propose une anthropologie qui pose les êtres humains radicalement égaux dans leurs différences et rejette donc les modèles des différences hiérarchisées. Elle m’apparaît vraiment libératrice.

E.L. -Qu’est-ce que cela implique vraiment ?

I.G. -Qu’il nous faut repenser la vision hiérarchiste qui imprègne les schémas chrétiens de rapports entre Dieu, l’homme (le mâle), la femme, les enfants et les serviteurs (autrefois les esclaves). De même aussi, la hiérarchie de ceux qui savent (les clercs) et ceux/celles qui ne savent pas (les laïcs) ; celle des pays qui sauvent (ceux de l’Occident et du Nord) et des pays à sauver (ceux du Sud) ; celle des sauvés qui détiennent le pouvoir de gérer le salut (les hommes baptisés clercs) et celle des sauvés qui ne peuvent qu’être gérés (toutes les baptisées femmes et les laïcs). Les femmes sont-elles véritablement sauvées en Jésus-Christ si des hommes seulement peuvent tes instruire et les gérer en tant que telles ?

E.L. -Quel est le Dieu ( ?) que vous cherchez à dire ?

I.G. -Il ne suffit pas de le dire au féminin. I faut aller plus loin. De fait, ne vaudrait-il pas mieux ne pas « parler » Dieu pour quelque temps ? Tout au moins, on ne devrait plus dire : Dieu pense, Dieu veut ceci ou cela. Mais plutôt : Nous disons que Dieu pense, veut, ceci ou cela. Tout ce que nous disons sur Dieu n’est-ce pas finalement ce que nous disons sur nous-mêmes ? Les théologies féministes ont bien montré les limites (et faussetés aussi) des discours universels sur Dieu à partir d’une conscience de la foi exclusivement masculine.

E.L. -Vous êtes en train de me dire que Dieu peut-être dit de diverses façons selon qu’il est « cru » et « connu » par des femmes ou par des hommes, dans diverses régions du monde ?

I.G. -En Amérique du Sud, je parte pour le Brésil d’abord, Dieu se dit à partir du cri de celles et ceux qui l’appellent. Si c’est à partir de la faim, de besoins d’haricots, Dieu et son salut se disent en termes de ce que l’on trouve ou pas sur la table. De même pour Jésus- Christ. Il faut le rendre à son humanité. On ne peut le « parler » que s’il est un symbole vivant d’humanité. De même pour Marie.

E.L. -C’est tout l’imaginaire religieux chrétien que vous remettez en question : sa façon de dire l’être humain, ses rapports avec Dieu, le péché, le salut.

I.G. -Comment faire autrement ? Freud a dit que tout l’Occident s’est construit à partir de la culpabilité. Allons-nous continuer de tels discours ? La tradition chrétienne porte une espérance qui devrait l’amener à renouveler constamment sa pensée et ses pratiques selon les besoins de salut que vit l’humanité. En Jésus-Christ c’est l’humanité qui est enceinte de l’Esprit qui veut récréer toute chose (comme 1 fa été en Marie), pour accoucher l’être humain le plus authentique possible, toujours à nouveau. Jésus et Marie sont des symboles collectifs. Si les chrétiennes et les chrétiens n’animent pas à nouveau leurs symboles et leurs formulations mythiques du salut, de l’être humain que la grâce libère, c’en est fini avec leur parole dans la conversation humaine.

E.J. -Cène théologie est-elle importante au Brésil ?

I.G. -Elle n’est pas majoritaire. Ce qui domine chez nous c’est la théologie de la survivance si je puis dire ; celle de la religion qui aide à survivre. Mais i y a des mouvements de pensée, de praxis surtout, qui tendent vers cette nouvelle approche théologique.

À SUIVRE…

1 La première partie de cet article a paru dans L’autre Parole, no 69 ; printemps 1996.