LA MATERNITÉ, EXPÉRIENCE, INSTITUTION ET THÉOLOGIE

LA MATERNITÉ, EXPÉRIENCE, INSTITUTION ET THÉOLOGIE

Recension du numéro 226 de Concilium

Les cahiers de la revue Concilium consacrés aux études féministes nous apportent habituellement une riche moisson d’idées, de perspectives et de prospectives qui peuvent nourrir la réflexion et la pratique des féministes chrétiennes et – il faut oser l’espérer – de l’ensemble des personnes qui, croyant au pouvoir révolutionnaire de l’Évangile, veulent en vivre.

Le numéro 226 intitulé « La maternité, expérience, institution et théologie » présente un très vif intérêt. Les deux signataires de l’éditorial, Ann Carr et Elisabeth Schùssler-Fiorenza, nous annoncent qu’en choisissant d’aborder la maternité comme expérience, c’est-à-dire comme rapport potentiel de toute femme avec ses facultés de reproduction, en même temps que comme institution sociale et comme idéologie où se déploie sans retenue le patriarcat dominateur, elles assurent, en distinguant ces deux réalités, la base de l’analyse féministe de la maternité et en font une source de réflexion théologique.

À travers tous les articles nous voyons les auteures dénoncer tour à tour le fossé qui existe entre l’idéologie patriarcale sur la maternité et l’expérience concrète des femmes1. Le sujet est très vaste, on ne pouvait pas tout dire, mais ce qu’on a dit va au coeur des grands débats qui secouent nos sociétés : les enjeux liés aux nouvelles technologies de la reproduction2, le défi écologique lancé à des générations violeuses de la terre-mère3, l’idéologie militariste et la tâche ambiguë des mères au service de la patrie4, le libre choix de la maternité officiellement reconnu à quelques-unes, mais rendu impossible à d’autres à cause de politiques gouvernementales ou de coutumes ancestrales5, l’appauvrissement des femmes, même de celles qui travaillent le plus dur et sur qui repose la majeure partie, sinon la totalité de la charge familiale6, tels sont les thèmes brûlants d’actualité abordés dans ce numéro de Concilium. On y voit aussi traité le sens de la maternité spirituelle à travers l’image de la mère supérieure7. Mais cette analyse culturelle et sociale sert de base à une réflexion théologique qui aborde les questions les plus difficiles avec une nécessaire audace, pour qui veut échapper aux antiques stéréotypes et faire la preuve que le christianisme n’est pas une religion caduque, à tout jamais prisonnière d’une théologie patriarcale soi-disant si divinement inspirée et si idéalement achevée qu’elle serait irréformable.

Johanna Kohn-Roelin8 dénonce entre autres choses la survalorisation que la société a faite de l’idéal de l’être-mère et l’exploitation qu’elle impose aux mères réelles. Quand l’Église exalte la maternité mais relègue l’ensemble des femmes à des rôles de subordination, sous prétexte que seul l’homme peut efficacement représenter Dieu ou le Christ, elle tombe dans le même travers.

Marie-Thérèse van Lunen Chenu9 dans un article plus fouillé, et Gregory Baum10 dans une étude consacrée à cette seule analyse, dénoncent l’une et l’autre la persistance de ces ambiguïtés dans la lettre apostolique de Jean-Paul II Mulieris dignitatem Le pape soutient, et on s’en réjouit, que les récits de la Genèse confirment l’égalité de l’homme et de la femme dans l’ordre de la création et que les deux sont images de Dieu. C’est ce que M.-T. van Lunen Chenu appelle le schéma de la « réciprocité paritaire ». Néanmoins il continue à voir la destinée des femmes comme tout entière organisée autour de deux pôles, virginité et maternité. La maternité paraissant d’ailleurs l’élément constitutif par excellence de l’être de la femme, puisque si la maternité physique est refusée aux vierges, il leur reste la possibilité d’exercer une maternité spirituelle où elles pourront, selon la disposition qu’on estime chez elles « naturelle », faire à l’ensemble de l’humanité le « don désintéressé de (leur) personne. »11 Ce schéma, madame van Lunen Chenu l’appelle celui de la « primordialité maternelle ». Il est présenté comme appartenant à la « Nature », puisqu’il englobe la dignité personnelle de la femme dans la vocation maternelle (femme créée « pour ») ; il y a collusion entre une vocation existentielle possible et la vocation essentielle12.

Il vient s’ajouter à « l’ordre patriarcal chrétien » qui, tout en mettant de l’avant l’équivalence de la femme et de l’homme, continue à justifier sa soumission et sa subordination, l’agrémentant à notre époque d’une « théologie de la féminité » obligée de tenir compte, dans son discours, sinon dans ses politiques internes, des conventions internationales en matière de droit et s’élevant contre toutes les formes de discrimination.

Dans la personne de Marie, nous voyons la maternité, surtout celle qui échappe à l’exercice de la sexualité, investie d’une aura sacrée. La mère de Jésus en sa qualité de « Theotokos » reçoit

en même temps la plénitude de perfection de « ce qui est caractéristique de la femme », de « ce qui est féminin »13.

La sacralité de Marie, comme le souligne M.-T. van Lunen Chenu, plane sur une Église hiérarchique qui se veut maternelle, mais qui choisit paradoxalement d’écarter les femmes de toutes ses fonctions de gouvernement et de sanctification. Comprenne qui peut comprendre.

Dans la dernière section consacrée à l’étude de « la maternité dans le langage et le symbolisme religieux », Marie-Theres Wacker14 réfléchit sur la redécouverte d’un Dieu mère au sein même de la tradition biblique patriarcale. C’est à travers le chapitre 11 du prophète Osée que l’auteure montre que Yahvé est présenté comme un Dieu qui « agit humainement, c’est-à-dire concrètement comme une mère »15. Pour Osée, colère et fureur destructrices sont identifiées aux activités masculines, politiques et guerrières, alors que soigner et nourrir représentent pour le prophète (il n’est pas le seul à penser comme cela) des attitudes maternelles. Or, le Dieu d’Osée

n’est pas un Dieu vengeur, mais il est tendresse, miséricorde et pitié. Il est proche du Dieu de Jésus qui se manifeste dans l’abaissement et la faiblesse de la croix. M.-T.Wacker conclut en soulignant que, si on aurait tort de déduire de pareille analyse que la force des femmes réside dans leur faiblesse, on aurait par ailleurs raison de penser que « ce symbole du Dieu-mère fait échouer ceux qui tentent de trouver en Dieu une légitimation à la domination de l’homme sur l’homme16« … et sur la femme.

Ursula King,17 pour sa part, s’intéresse particulièrement à la divinité mère dans l’hindouisme. Elle montre l’ambiguïté de la figure de Kali tout à la fois terrifiante, dévoreuse, assoiffée de sang, maîtresse et puissance transformatrice et libératrice, toute douceur et grâce pour ses dévots. L’auteure souligne le fait qu’il ne suffit pas de changer les images masculines de Dieu par des images féminines pour accéder à une religion plus saine et moins oppressive. D’abord parce que le symbolisme maternel porte ses propres ambiguïtés, ensuite parce que la maternité risque d’être sacralisée au détriment des autres réalisations des femmes, et finalement parce que la représentation d’un Dieu parent, père ou mère, charrie toujours le même risque, celui d’enfermer ses fidèles dans l’infantilisme.

Sallie McFague18  réfléchit elle aussi sur les grandeurs et les limites du symbolisme maternel pour représenter Dieu en contexte chrétien. Elle aime l’imagerie de la gestation, de l’accouchement et de l’allaitement pour parler du rapport de Dieu à sa création, à toute sa création, en gardant en tête les perspectives écologiques si présentes aujourd’hui. Mais en même temps, elle met en garde contre l’infantilisme qu’il y aurait à remettre entre les mains de Dieu, fût-elle mère, le soin de régler tous nos problèmes sociaux, économiques, écologiques ou politiques.

Jane Schaberg19 consacre à Marie un article percutant où elle émet l’hypothèse, en se fondant sur son étude exégétique du premier chapitre de Matthieu, que la conception de Jésus pourrait être le fruit d’un viol. Cette thèse étonnante, l’auteure l’appuie sur quatre fondements. Premièrement la généalogie dressée par Matthieu, au rebours de toute tradition, nomme quatre femmes, toutes « à problème » et engagées dans des activités sexuelles où elles se trouvent « prises en défaut » : prostitution, inceste, adultère. Deuxièmement, Matthieu nous dit clairement que Marie se trouve enceinte avant d’avoir fait vie commune avec Joseph et celui-ci s’en révèle fort troublé. En troisième lieu, Schaberg interprète le rôle de l’Esprit-Saint comme une sorte de récupération faite par Dieu d’un drame personnel. L’enfant que porte Marie, malgré les circonstances de sa conception, donnera le salut à Israël. Finalement, la référence à Isaïe parle d’une femme qui a conçu naturellement mais dont l’enfant manifestera l’amour incarné de Yahvé : Emmanuel, Dieu-avec-nous. Cette interprétation du récit de Matthieu ne convaincra pas tout le monde, et pour cause, mais il permet curieusement de jeter un regard neuf sur le « Magnificat » qu’on trouve dans Luc. Dieu y réhabilite et exalte ce que le monde rejette, les pauvres, les victimes d’oppression, et parmi elles peut-être, les filles violées et devenues mères sans l’avoir voulu ni même permis.

Els Maeckelberghe20 pour sa part montre que dans le « phénomène Marie » c’est surtout la virginité qui fascine les hommes alors que les femmes s’identifient plutôt à la maternité. En faisant appel à la psychanalyse et en se référant à des traités de dévotion à Marie d’où les fantasmes sexuels ne sont pas absents, elle montre que pour les hommes Marie est un v-à-vis qui attire sans danger apparent, alors que pour les femmes elle est un sujet d’identification réconfortant mais piégé. Nulle en dehors d’elle ne peut être à la fois vierge et mère.

J’aime à penser que j’ai suscité chez plusieurs le goût de lire ce numéro de Concilium. Pour les autres, j’espère en avoir fait un utile résumé.

MarieGratton – Vasthi

1 Ursula PFAFFLIN, La mère dans le patriarcat. Expérience et théorie féministe.

2 Dorry De BEUER. La maternité et les formes nouvelles de technologie de la procréation : sol nourricier et consommation rationnelle.

3 Catharina HALKES. La violation de la Terre Mère. Écologie et patriarcat.

4 MaryCONDREN. Faire naître des enfants pour la patrie. Les mères et le militarisme.

5 Christine GUDORF. Le libre choix de la maternité par les femmes.

6 Mercy Amba ODUYOYE. Pauvreté et maternité.

7 Yvone GEBARA. La mère supérieure et la maternité spirituelle. De l’institution à l’institutionnalisation.

8 Johanna KOHN-ROELIN. Mère, fille, Dieu.

9 Marie-Thérèse VAN LUNEN CHENU. Entre sexes et générations, une maternité habilitée.

10 Gregory BAUM. La lettre apostolique Mulierisdignitatem

11 Jean Paul II. Mulieris dignitatem Éd. Paulines, Montréal, 1988, no 21.

12 M.-T. van Lunen Chenu, op. cit., p. 47.

13 idem.

14 Marie-Theres WACKER. Dieu Mère ? Signification d’un symbole biblique pour la théologie féministe.

15 Ibid. p. 130

16 Ibid. p. 133.

17 Ursula KING. La divinité mère.

18 Sallie McFAGUE. Dieu mère.

19 Jane SCHABERG. Les aïeules et la mère de Jésus.

20 Els MAECKELBERGHE. « Marie » amie mère ou vierge mère ?