LA PRÉSIDENCE DE L’EUCHARISTIE

LA PRÉSIDENCE DE L’EUCHARISTIE

Alice Gombault*

On est surpris du nombre de fois où apparaissent les mots « pouvoir sacré » dans les textes relatifs aux prêtres et aux évêques. Ce pouvoir sacré est dit émaner directement du Christ ; c’est la « mission » et la « faculté » d’agir in personna Christi Capitis1, c’est-à-dire non seulement au nom du Christ ou à sa place2, mais comme un autre Christ, alter Christus, dont la position masculine de tête et de chef est soulignée. Que cache ce pouvoir sacré ?

 Le « pouvoir sacré »

Le pouvoir n’est pas mauvais en soi, c’est une dimension de la relation. Toute responsabilité assumée est normalement assortie d’un pouvoir. Ce dernier est nécessaire et son exercice est reconnu. C’est l’abus de pouvoir qui est répréhensible et inacceptable. C’est le pouvoir unilatéral, qui se pervertit en domination/soumission, qui est inquiétant. C’est l’absence d’instances de régulation et de contrôle qui est rejetée par nos mentalités démocratiques.

Dans l’Église, le pouvoir des prêtres, et donc seulement d’hommes, est qualifié de « sacré ». Un tel adjectif lui donne une force considérable et le rend particulièrement inattaquable. La consécration (ce qui rend sacré) confère un caractère permanent et est un signe indélébile « pour l’éternité ». Il n’y a donc pas de changement de fonction possible, le pouvoir est toujours entre les mêmes mains.

Hiérarchie

L’organisation de l’Église est fondée sur cette notion de pouvoir sacré depuis le IVe siècle, qui a vu l’établissement d’une societas inaequalis au sein de laquelle il y a ceux qui donnent des ordres, les clercs, et ceux qui obéissent, les laïcs. La subordination d’une catégorie de chrétiens à l’autre est  illustrée par les binômes suivants : enseignants/enseignés, gouvernants/gouvernés, célébrants/assistants. Cette structure hiérarchique est censée représenter le primat de l’action de Dieu. Dans un tel système, on ne peut imaginer une égalité entre l’homme et la femme. Ce serait introduire le ver dans le fruit. Ce qui se passe au niveau des grandes relations humaines n’est que le décalque de ce qui se passe au cœur de la relation entre les genres. Le schéma hiérarchique de l’Église est ici redoublé : à la prééminence des clercs sur les laïcs s’ajoute celle des hommes sur les femmes.

L’égalité entre hommes et femmes ne serait possible dans l’Église que si les femmes  pouvaient y exercer des responsabilités de haut niveau, si elles pouvaient avoir voix aux décisions, si elles étaient admises à des fonctions de représentation symbolique, si elles présidaient les célébrations et les sacrements…. Or toutes ces fonctions leur sont interdites, car elles sont liées à  l’ordination exclusivement réservée aux hommes.

Identité

L’ordination confère aux prêtres une identité sacerdotale nouvelle, définie comme possédant non seulement une différence de degré avec le sacerdoce commun des laïcs, mais une différence d’essence, une différence ontologique c’est-à-dire de l’être même. C’est donc non seulement leur « pouvoir faire » qui est menacé, mais aussi leur « pouvoir être », lorsqu’ils voient leur rôle évoluer.

À cause de la raréfaction des prêtres et, grâce à elle, de nombreux laïcs, qui sont majoritairement des femmes, se sont investis officiellement dans les services d’Église. Ces dernières se sont engagées bien souvent,  dans une optique de suppléance et d’aide à M. le Curé. Mais la formation et l’exercice de leur tâche les transforment et leur sentiment de responsabilité croît. Parfois même, elles se rendent compte qu’elles ne peuvent mener leur tâche à leur achèvement faute d’une ordination et souffrent de ne pouvoir servir leur communauté jusqu’aux sacrements. On préfère priver abusivement d’eucharistie des communautés, plutôt que d’ordonner les femmes, qui en ont la charge. Le monopole du pouvoir montre ici sa perversité.

Dans un contexte de pénurie de prêtres, l’apport des laïcs est jugé indispensable, mais en même temps il fait peur. Cette menace est ressentie encore plus fortement lorsqu’elle est incarnée par des femmes. Chaque prise de responsabilité est perçue par certains prêtres avec qui elles sont appelées à collaborer comme un coup porté à leur statut. « Que nous reste-t-il, si des laïcs/ques font ceci et cela ? » Les frontières naguère bien établies sont devenues floues. Un signe de recherche identitaire est le temps que l’on passe à essayer de définir son statut3. On pense qu’en redéfinissant les spécificités  et les champs d’activité des uns et des autres, on va régler le problème : on envoie les laïcs au monde et les prêtres à l’Église. On dénonce la confusion des justes rapports, nécessaires entre clergé et laïcat. Mais, de même que les spécificités masculines et féminines sont en train de se brouiller, de même celles entre prêtres et laïcs, a fortiori entre femmes et prêtres.

Le sacré

Plus que les  hommes, les femmes sont réputées impures et inaptes à s’approcher du sacré. L’homme qui a des relations sexuelles avec une femme devient lui-même impur. Il lui faut une délai de purification pour qu’il puisse s’approcher du sacré religieux. La femme, faite pour donner la vie, ne peut verser le sang. Les milieux de la chasse et de la guerre sont masculins. La femme possède son propre sacré, son propre mystère, qui est celui de donner la vie, non seulement à d’autres femmes comme elle, mais aussi à des hommes, pouvoir exorbitant, qui ne peut se cumuler avec d’autres pouvoirs sacrés. Certaines règles et usages de l’Église catholique s’appuient encore sur ces fantasmes archaïques.

Le « pouvoir sacré » apparaît donc bien comme le fondement de l’organisation hiérarchique de l’Église et de l’identité des prêtres. Il culmine dans la célébration eucharistique dont l’aspect sacrificiel a été récemment souligné4, ce qui ne peut que contribuer à en éloigner les femmes. La présence de femmes au cœur même de la liturgie serait de nature à saper le bel ordre masculin, aussi l’Église s’est-elle empressée de les en éloigner.

L’éloignement des femmes

Il  a fallu pas moins de trois textes pour tenter de régler la question de l’ordination des femmes. Le premier date de Paul VI, Inter insignores, en 1977.  À partir de cette époque, les effets du changement du statut des femmes, sur les plans social, familial, juridique  et économique, se font sentir ; il faut légiférer. Ce texte confirme les normes en vigueur sur la question de l’admission des femmes au sacerdoce. L’Église ne l’a jamais fait. C’est le seul argument qui demeure. Non possumus. La promotion des femmes dans les sociétés occidentales et en même temps, leurs pratiques ecclésiales naguère réservées au prêtre, se sont encore amplifiées. Ce fut donc la Lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis publiée en 1994 par Jean-Paul II qui déclare l’ordination exclusivement réservée aux hommes et la question définitivement close. Quelques mois plus tard, une note de la Congrégation pour la doctrine de la foi (1995), signée du Cardinal Ratzinger, a précisé le statut d’Ordinatio sacerdotalis. Cette lettre engage l’infaillibilité du magistère sur une doctrine d’exclusion des femmes de l’ordination à la prêtrise qui est présentée comme appartenant au dépôt de la foi et exigeant un assentiment définitif. D’une règle, qu’on pouvait penser seulement disciplinaire et historique, on a fait une doctrine de foi.

Cette escalade dans le verrouillage manifeste la grande crainte de l’Église.

À défaut d’arguments scripturaires, théologiques ou anthropologiques sérieux pour s’opposer à l’ordination des femmes, leur éloignement est légitimé par leur nature.  Les lettres de Jean-Paul II ou de Joseph Ratzinger, non encore pape, apportent des propos nouveaux. C’est la première fois qu’un pape parle d’« égalité essentielle » et de « parfaite réciprocité » entre l’homme et la femme. Mais un deuxième courant de pensée exalte les caractéristiques féminines, dont, en premier lieu, la maternité. Cette « vocation suprême », conforme au « dessein éternel de Dieu » et à « la prédisposition innée de la personnalité féminine »,  enferme les femmes dans des valeurs qui semblent incompatibles avec le ministère.5

L’Église nie qu’il y ait là une discrimination fondée sur le sexe ; cela tient, pense-t-elle, à la nature même de la femme. Le charisme marial qui s’attache aux femmes s’oppose au charisme pétrinien d’autorité réservé aux hommes.

Mais quelle est l’image de Dieu ainsi révélée : celle d’un Dieu dominateur, trônant au sommet d’une pyramide, alors que son initiative consiste au contraire à abandonner son statut surplombant pour se faire l’un d’entre nous en Jésus-Christ.

La notion de « pouvoir sacré » n’est pas évangélique

Les hommes et les femmes qui suivaient Jésus entendaient tout simplement être des frères et sœurs. Dans les premiers temps, la communauté chrétienne se reconnaît comme un peuple de frères et de sœurs, convoqués par le même Père. « N’appelez personne « Maître », car vous n’avez qu’un seul maître et vous êtes tous frères. » (Mt 23, 8). Et nous savons comment ce « maître » a pratiqué son autorité sous le mode du service et du don de soi. Dans l’épisode du lavement des pieds, Jésus exprime son refus de toute  supériorité : « Je ne vous appelle plus disciples, mais amis ». Chacun et chacune est invité/e à son tour à des pratiques de service et de disponibilité : « Si donc je vous ai lavés les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. ». C’est la seule façon de les considérer comme des frères et sœurs et de mettre fin à tout désir de domination sur eux.

Quant à l’attitude de Jésus vis-à-vis du sacré, on voit celui-ci  prendre ses distances vis-à-vis des habitudes religieuses de son temps. Non seulement, il n’est pas prêtre mais il n’a pas institué de prêtres. L’Église catholique fait remonter le sacerdoce à la dernière Cène6. Mais nulle part dans le Nouveau Testament, nous ne pouvons lire que les apôtres aient fait usage d’un pouvoir sacerdotal.  Paul a participé à la cérémonie de la « fraction du pain » (Actes, 20,7), mais on ne sait s’il l’a présidée. L’Église réserve aux prêtres des paroles que Jésus a adressées non seulement aux Douze, mais à tous les disciples (et des femmes aussi suivaient Jésus), comme « La moisson est abondante… », « Qui vous écoute m’écoute… » et même « Faites cela en mémoire de moi ».

Pour Jésus, les purifications extérieures ne servent de rien. Ce n’est pas ce que mange la personne qui est impur. L’abolition de la frontière entre sacré et profane s’exprime symboliquement par le déchirement du rideau du Temple au moment de la mort de Jésus. Qui mieux qu’une femme habituellement reléguée dans le profane, pour cause d’impureté, pourrait manifester cette abolition ?

Un ministère féminin pourrait-il subvertir le « pouvoir sacré » ?

Nul doute que la présence d’une femme à l’autel ait comme conséquence une désacralisation de la fonction. L’accent serait mis davantage sur l’aspect convivial du repas eucharistique que sur le rite sacrificiel.

Mais il ne faut pas être naïf. Les femmes ne sont pas exemptes du goût du pouvoir. On sait aussi que des laïcs, hommes ou femmes, en position d’autorité, sont parfois plus cléricaux que des clercs : revanche inconsciente ou absence d’un autre modèle ? Si l’admission des femmes à l’ordination devait conforter la structure hiérarchique que nous avons dénoncée, elle serait inutile. C’est à une modification de la théologie qui sous-tend cette organisation qu’il faut parvenir et à une transformation structurelle de l’Église. C’est à ce prix que de nouveaux ministères pourront naître, dans lesquels les femmes trouveraient toute leur place en partenariat avec leurs frères. Il s’agirait d’un ministère plus souple : pour un temps (éventuellement renouvelable) ou une tâche déterminés,  général ou spécialisé, sans condition d’état de vie ou de sexe. Les communautés ont une responsabilité dans l’avènement de ces nouveaux ministères. C’est à elles d’exiger l’ordination de telle personne ayant fait ses preuves. En cas de refus, leurs membres « peuvent être assurés qu’ils sont capables d’assurer une réelle et véritable eucharistie quand ils sont tous ensemble en prière et qu’ils partagent le pain et le vin. »7.

Peut-être faut-il des pratiques nouvelles pour faire bouger l’institution.

 * Alice Gombault est enseignante en retraite à l’Institut Supérieur de Pastorale Catéchétique et à l’Institut d’Études Religieuses de l’Institut Catholique de Paris (1975-1995) et ancienne rédactrice en chef de la revue Parvis (1999-2006).
1. Catéchisme de l’Eglise catholique, 875.
2. Encyclique Ecclesia de Eucharistia, 2003.
3. Cf le document sur la collaboration des fidèles laïcs au ministère des prêtres  de 1997.
4. Encyclique Eucharistia de Ecclesia.
5. La Lettre apostolique de Jean-Paul II sur la vocation et la dignité de la femme Mulieris dignitatem en 1988, dont on va fêter l’anniversaire des vingt ans en février 2008, celle aux femmes du monde entier écrite en 1995, avant la IVème conférence de l’ONU sur les femmes et le forum des ONG à Beijing ; Lettre envoyée en  2004 aux évêques par la Congrégation pour la doctrine de la foi sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Eglise et dans le monde par Josef Ratzinger.
6. Herbert Haag, Quelle Église Jésus a-t-il voulue ? Parvis (68, rue de Babylone 75007 Paris) Hors série n°7 2002 pp 22-23.
7. L’Eglise et le ministère, motion d’un groupe de Dominicains hollandais 2005.