L’amour, la sexualité et le divin : le témoignage d’Héloïse

L’amour, la sexualité et le divin : le témoignage d’Héloïse

Pour traiter de la sexualité à partir d’un point de vue féministe et religieux, j’ai choisi, comme source de références, l’histoire d’Héloïse et Abélard. On ne peut contester le fait que cette histoire reprend de l’intérêt aujourd’hui, en même temps qu’on éprouve de la fascination pour les siècles du Moyen-Âge. À la suite de Marcelle Brisson qui a voulu présenté Héloïse sans Abélard1, je prends Héloïse comme témoin privilégié de la relation amoureuse qui les a rendus tous deux célèbres.

Quelques remarques préalables

Héloïse et Abélard sont devenus des amants mythiques : leur tombeau au cimetière du Père-Lachaise, à Paris, est jonché de bouquets de fleurs déposés par de nouveaux mariés qui ne réalisent pas que, par ce geste, ils rendent hommage à une histoire d’amour plutôt malheureuse. Par ailleurs, des historiens et des historiennes tentent, par la critique des sources, de nous  restituer les documents sur lesquels s’appuie cette histoire d’amour qui a traversé les siècles, c’est-à-dire quelques lettres dont on ignore si elles ont été véritablement écrites par ce couple désuni2. Je me situe entre ces deux positions pour essayer d’apporter une interprétation, parmi d’autres3, qui ne soit pas trop éloignée de la réalité historique, — je suis condamnée à lire entre les lignes — pour mettre en lumière un type de questionnement propre à éclairer notre compréhension de l’amour, de la sexualité, de leur rapport au religieux, dans le contexte d’aujourd’hui.

Quelques repères historiques serviront d’ancrage à mon essai. On nous apprend, par exemple, que l’amour courtois, ce qu’on nommera la « fin’amour », est né dès le XIe siècle et fut chantée par de nombreux troubadours :

Chanter ne peut valoir guère, si le chant ne monte pas du fond du coeur. ..s’il n’y a pas de fine amour sincère, c’est pourquoi mon champ est supérieur, car j’ai investi dans la joie d’amour et j’y engage ma bouche, mes yeux, mon coeur et mon esprit. (Bernart de Ventadorn, XIIe s.)4

Nombre d’auteurs et d’auteures ont affirmé que le XIIe siècle avait, en quelque sorte, inventé l’amour. Qu’il s’agisse des troubadours, des chevaliers dans le monde aristocrate, des romanciers traitant de la dimension initiatique de l’aventure amoureuse, comme avec Perceval, ou encore de l’amour fatal comme chez Tristan et Iseut, ce siècle a enrichi le vécu humain des relations entre les femmes et les hommes.

Une histoire d’amour entre deux êtres exceptionnels

Mais l’histoire d’amour entre Héloïse et Abélard, si elle fut interprétée dans ce contexte, semble bien avoir été une expérience originale. Abélard, philosophe à la grande renommée, à Paris, rencontre Héloïse, jeune femme de 18 ans, ayant été adoptée par un oncle clerc qui lui a donné une instruction

hors du commun pour une femme de l’époque. Ils vivent leur aventure amoureuse à la cachette. Héloïse tombe enceinte. Abélard l’amène dans sa famille. Mais l’oncle d’Héloïse est scandalisé. Abélard veut la marier. Héloïse refuse d’abord pour ne pas nuire à la carrière de son amant, mais celui-ci finit par la convaincre. Par la suite, la famille d’Héloïse, par vengeance, fait castrer Abélard. Celui-ci fait entrer Héloïse au couvent. Il se retire lui-même dans un monastère. L’enfant, Astrolabe, est confié à la famille d’Abélard. Celui-ci continuera sa vie d’intellectuel au monastère et sera au coeur de bien des controverses. Quant à Héloïse, elle deviendra abbesse du Paraclet, la fondation monastique qu’Abélard aura faite pour elle.

Un amour total et éternel

Dans la première lettre qu’Héloïse adresse à son « bien-aimé  », elle réagit à la lettre qu’Abélard fit parvenir à un ami à qui il raconte ses malheurs pour lui apporter de la consolation dans les siens. Héloïse se désole, au nom de ses soeurs et d’elle-même — elle passe du nous au je, du nos au mes — du fait qu’Abélard ne leur écrive pas pour la/les consoler, comme il le fait pour cet ami. Elle écrit : « […] examine la grandeur de l’obligation qui te lie à moi […] ce que tu feras avec d’autant plus de zèle que je suis tienne d’une manière unique… puisque tu m’es uni par le sacrement nuptial, d’autant plus étroitement que je t’ai toujours, aux yeux de tous, aimé d’un amour sans limite… »5. Elle veut ainsi mettre en lumière, avant toute chose, son engagement d’amour à l’égard de son unique (p.104), pour l’inciter à lui donner, au moins par l’écriture, une présence qui la consolerait d’être séparée de lui. En faisant référence aux événements qui sont à l’origine de leur séparation, elle avoue : « J’ai eu la force de me perdre moi-même sur ton ordre […] je montrais ainsi que tu étais l’unique maître de mon corps comme de mon âme. » (p. 99-100).

Elle rappelle, ensuite, qu’elle l’a désiré pour lui-même et non pour ce qu’il pouvait lui apporter : « …si le nom d’épouse paraît plus sacré et plus fort, le nom d’amie m’a toujours paru plus doux, comme ceux, sans vouloir te choquer, de concubine ou de courtisane ». (p. 100) Héloïse reflète ici la condition des femmes de son temps par rapport au mariage : elles ne sont pas des personnes majeures, sinon par l’intermédiaire de leur appartenance à un père ou à un mari […] ou à une communauté religieuse. Elle défend l’amour interpersonnel entre une femme et un homme, ce qui suppose une égalité que l’époque ne permettait pas. Aussi, en acceptant d’entrer au couvent plutôt que d’être à sa charge, avec des enfants, dans le mariage, et ainsi être un frein pour sa carrière philosophique à lui, elle proclame son amour véritable d’épouse : « Quand je jouissais des voluptés charnelles avec toi, la plupart doutaient de ma motivation : l’amour ou la concupiscence. Aujourd’hui, le dénouement de l’aventure prouve dans quel esprit je l’ai débutée : je me suis interdit toutes les voluptés pour obéir à ta volonté ; je ne me suis rien gardé, si ce n’est de me faire toute à toi aujourd’hui » (p.104).

Et ce qu’elle attend de lui : « [ . . . ] par ce même Dieu à qui tu t’es consacré, rends-moi ta présence comme cela t’est possible : en m’écrivant pour me consoler ; au moins pour que, ainsi soutenue, je me consacre au service de Dieu de tout mon élan […] Ne serait-ce pas plus juste de m’exciter maintenant à l’amour de Dieu qu’alors au plaisir ? » (p. 104) Abélard répondra « à sa sœur très chère dans le Christ » qu’il faisait confiance à sa sagesse, et se confie à ses prières et à celles de ses soeurs, à cause des tribulations qu’il traverse. Dans la réponse d’Héloïse adressée « à mon unique après le Christ »(p. 117), on assiste à un changement. D’une part, elle se désole des malheurs qui menacent son bien-aimé : « […] Que me reste-t-il à espérer si je te perds ? Quelle raison de poursuivre ce voyage sur terre où je n’ai aucun secours sauf toi, et où tu ne m’aides que par le seul fait d’être vivant ? […] tous les autres plaisirs qui pourraient me venir de toi me sont interdits, et il ne m’est même pas accordé de jouir de ta présence afin de pouvoir de temps en temps être rendue à moi même ». (p. 119) D’autre part, en réponse aux louanges qu’Abélard lui adressait, elle se fait des reproches : elle porte un regard négatif sur leurs ébats amoureux d’avant leur mariage, tout en disant en être encore habitée ; alors que lui, a payé, dans son corps, elle n’arrive pas à détester, ni oublier les voluptés qui ont été si douces avec lui. (p. 122-124) Et tout cela pour solliciter son aide.

La lettre d’Abélard qui suivra, et qui met fin à cette correspondance, témoigne d’un passage à faire pour que leur amour se transforme : Héloïse est, pour Abélard, « l’épouse du Christ », « ma Dame », dont il se fait le serviteur, (p. 131-132) II commente le Cantique des cantiques de manière spirituelle, comme la tradition catholique nous l’a transmis. Il se confie à sa prière, et lui dit : « On peut éprouver beaucoup de plaisir dans la présence de son ami, mais préférer cependant qu’il soit heureux, mais loin de nous, plutôt que malheureux et à nos côtés, car les maux que l’on ne peut soulager sont insupportables ». (p. 138) Pour calmer son amertume, il lui rappelle que leur histoire les a appelés à une autre vocation dont elle doit se réjouir : « Si malgré ta douleur tu es encore sensible à la raison, tu dois trouver positif qu’il ait disposé ainsi de ma vie, pour ma plus grande sauvegarde et même aussi pour la tienne. Ne te désole pas d’être la cause d’un si grand bien, et ne doute pas que Dieu t’a créée spécialement dans ce but ». (p. 140) Même son nom, Héloïse, vient de Elohim, et veut dire « divine ». (p. 145) Alors, il lui conseille de se tourner vers le Christ : « Laisse-toi émouvoir, avec toute la passion d’un attachement sans réserve ». (p. 147) De son côté, il juge leurs amours passés comme de « la concupiscence », et non de l’amour, alors que maintenant il lui est lié par un amour spirituel, (p. 150)

Perspective féministe : amour, sexualité, spiritualité

On ne sait si ces lettres sont une récupération d’autorités ecclésiastiques pour appuyer le célibat des prêtres, ou s’il s’agit bien du chemin suivi par les deux amants dont les corps ont reposé côte à côte, après leur mort. Cela seul appuie la véracité d’une histoire exceptionnelle. Du point de vue féministe, on peut penser qu’Héloïse a voulu devancer son siècle, en relativisant le mariage, sans renoncer à l’amour d’un homme ; mais on doit admettre qu’elle n ‘a pas réussi parce que les conditions ne le permettaient pas. Avec le recul que nous avons maintenant, il est évident qu’elle ne pouvait faire plus pour contester le patriarcat, et qu’elle en fut une victime, comme tant de femmes au long des millénaires […] Je préfère retenir l’exemple de la femme passionnée que fut Héloïse, la femme qui garda vivant son désir de vivre une relation interpersonnelle profonde, totale, engagée avec son « autre ». Il est aussi possible d’admirer le chemin suivi par deux êtres qui, à travers une dynamique compliquée, douloureuse, vont connaître une belle sublimation créatrice, l’un dans la vie intellectuelle, l’autre dans la vie monastique6.

Mais qu’en est-il de la sexualité dans cette histoire ? Il semble bien qu’Héloïse, ait été tout à fait intégrée dans son amour pour Abélard. Mais pour lui, un homme, l’était-ce aussi ? La présence physique manque à Héloïse, tandis qu’Abélard semble s’en passer plus facilement. Mais au fond, Héloïse manque du lien, du signe concret que leur relation continue d’exister. Aujourd’hui, les rapports amoureux entre hommes et femmes sont étudiés, testés de toutes les manières, parce qu’ils sont difficiles, sinon « en crise ». Après la libération sexuelle, il semble que nous n’ayons pas encore accédé, entre les deux sexes, à un vécu relationnel satisfaisant. Peut-être avons-nous à apprendre à aller aux causes profondes du vécu amoureux chez l’un et l’autre, et être moins fixés sur la sexualité. Cela ne signifie pas que la morale « dualiste » catholique qui a méprisé le corps et la sexualité soit une réponse. ‘autres traditions spirituelles, qui ont su intégrer la sexualité à la spiritualité — pensons au tantrisme, par exemple — nous apparaissent plus adéquates. Mais une telle intégration exige un chemin déjà parcouru, un chemin de connaissance de soi, de travail sur soi. Et surtout cela requiert, de notre point de vue actuel, une égalité réelle, concrète et sur tous les plans entre es femmes et les hommes. Par ailleurs, ne peut-on pas penser qu’Héloïse a été tenue comme exemple de ce qu’on appelle aujourd’hui « l’amour romantique » dont il faudrait se débarrasser parce que c’est un mythe dépassé ? Sans doute, l’amour d’Héloïse pour Abélard était marqué d’une telle entièreté qu’on pourrait y voir davantage un phénomène d’idolâtrie que ‘expression d’un amour véritable d’autant plus que l’idéalisation qu’en fait Abélard relève plus de l’imaginaire que de finitude.

En conclusion, je dirais que cette histoire d’amour exceptionnelle — du moins en son temps — nous parle d’une recherche profonde et d’un chemin de transformation qui est une voie de spiritualité. Le rapport au divin ne peut passer que par un processus de développement de soi, de « devenir soi », « femmes divines »7, des Héloïse donc… Mais peut-on arriver à ce développement, à ce devenir, autrement qu’en passant par la relation à notre « autre », que ce soit dans l’amitié ou dans l’amour ? N’est-ce pas là où le désir de l’Autre peut être le plus concret et le plus créateur ?

LOUISE MELANÇON, SHERBROOKE

1 Plus jamais l’amour éternel, Hélo’ise sans Abélard, Nouvelle optique, Montréal, 1981,179 p.

2 Héloi’se et Abélard, Lettres et vies (Introduction, traduction, notes, bibliographie et chronologie par Yves Ferroul, GF-Flammarion, Paris, 1996,221 p.

3 Pour référer à quelques-unes : Christiane Charrier (1933), Etienne Gilson (1939), P. Zumthor (1958), Régine Pernoud (1970), Marcelle Brisson (1981), J. Bauer (2000). Quelques repères historiques serviront d’ancrage à mon essai. On nous apprend, par exemple, que l’amour courtois, ce qu’on nommera la « fin’ amour », est né dès le XIe siècle et fut chantée par de nombreux troubadours :

4 Christiane Singer, Les Humains Associés, 1995, E-mail :humains@way.fr

5 Héloïse et Abélard, Lettres et vies, op. cit., p.98-99.

6 Jan Bauer, L’amour Impossible, La folie nécessaire du coeur, Le Jour éditeur, Montréal, 2000, 174 p. L’auteur prend l’exemple d’Abélard et Héloïse pour montrer vers quoi peuvent conduire les amours : un chemin de transformation personnelle, un processus d’individuation…

7 cf. les derniers livres de Luce Irigaray.