L’AVORTEMENT ET LA VIE 

L’AVORTEMENT ET LA VIE—APPROCHE ANTIRACISTE, ECOFEMINISTE ET CHRETIENNE

Denise Couture et Élise Couture-Grondin

C’est une surprise pour nous, mère et fille, d’écrire ensemble un article sur l’avortement 1. Le sujet suscite une vive émotion. Il touche la santé procréative des femmes et la possibilité pour elles de choisir de ne pas poursuivre une grossesse. Notre travail commun sur cette question a commencé de manière fortuite par un dialogue inattendu entre nous. Ce premier échange s’est avéré des plus fructueux. Il ouvrait des pistes inédites que nous avons décidé d’explorer plus systématiquement. Nous posions deux questions. Dans une perspective écoféministe, ne pourrions-nous pas proposer les critères des vies durables et des choix durables ? Et, dans une perspective antiraciste, qui peut sembler étonnante au premier abord en ce qui concerne l’avortement, ne pourrions-nous pas éclairer quelques aspects cruciaux de la forte polarisation du débat actuel sur l’avortement ? Tels furent nos points de départ.

La collective L’autre Parole a présenté une position sur l’avortement en 1987 (l’année de naissance de l’une des auteures de ce texte !), dont voici le paragraphe introductif :

Comme femmes chrétiennes et féministes, notre réflexion sur l’avortement est située dans le temps ; elle est élaborée à partir de l’état actuel des connaissances en biologie, en psychologie, en théologie, etc. Notre prise de position n’est ni achevée, ni définitive. Nous désirons pourtant la partager, car encore aujourd’hui, bien des femmes font face à ce grave problème, et ce, dans une difficile conjoncture d’affrontements (nous soulignons).

Chacune des phrases de cet énoncé demeure actuelle. Nous cherchons une manière pertinente pour aujourd’hui d’aborder la question de l’avortement à partir de nos connaissances limitées. Notre travail est en construction, ni achevé ni définitif.

Notons que ce travail et celui de L’autre Parole se situent dans le contexte canadien et québécois. Tout comme celui international, il a certes changé par rapport à la situation des années 1980. La revendication des droits des femmes et du droit à l’avortement était alors nouvelle et à l’avant-plan. Le mouvement féministe réclamait la liberté de choix pour les femmes et cet enjeu demeure ; il demandait le droit pour les femmes de disposer librement de leur corps, thème moins présent aujourd’hui alors que l’on considère plutôt de multiples interrelations. À la suite des revendications des années 1970 et 1980, la plupart des pays occidentaux ont reconnu le droit à l’avortement. Fort d’une victoire politique cruciale, le mouvement féministe a par la suite délaissé la question. Cependant, on a assisté à une augmentation du discours anti-choix 2 tant en quantité que sur le plan de la systématisation de cette vision sur tous les plans, théorique, politique, activiste. La reprise actuelle de la question de l’avortement d’un point de vue féministe représente une réponse à une telle offensive anti-choix.

Fortement polarisé, le débat actuel sur l’avortement oppose des camps qui semblent irréconciliables. Cette polarisation favorise la position contre le droit à l’avortement et nous cherchons à la dépasser. Le camp anti-choix tente présentement de rouvrir la question légale au Canada dans le but de restreindre le droit à l’avortement. Ce contexte provoque deux déplacements du discours féministe.

1) En ce qui concerne la question du choix : elle demeure tournée vers les droits individuels, mais aussi vers la capacité d’agir et la responsabilité des femmes dans une perspective politique et collective.

2) En ce qui concerne la question de la vie : elle demeure tournée vers la vie du fœtus ou de l’embryon, mais aussi vers toutes les vies en interdépendance. Il y a un élargissement de la compréhension de la vie : la vie de la planète, des femmes, des personnes les plus démunies, et du fœtus et de l’embryon.

Dans ce contexte actuel de la reprise féministe de la question de l’avortement, notre question de départ est la suivante : comment comprendre qu’aujourd’hui la position anti-choix soit aussi forte, qu’un nombre si considérable de personnes, au Canada, aux États-Unis et dans le monde, adoptent cette position, que ces personnes, femmes et hommes, consacrent parfois l’engagement de leur vie à la cause anti-choix qui vise à sauver la vie des fœtus et des embryons et qui refuse la possibilité pour les femmes de choisir l’avortement ?

L’écart entre la vie et la vie

La position anti-choix défend « la vie à tout prix », mais de quelle « vie » parle-t-on ? Les perspectives concernant l’avortement reposent sur des conceptions de la vie bien différentes. C’est pourquoi en tant que féministes pour le choix, nous affirmons que nous sommes « aussi » pour la vie, mais pour une tout autre conception de la vie.

Dans le domaine des sciences politiques, Jane Bennett explique que les deux positions reposent sur deux types de vitalisme : le vitalisme de l’âme, ou « culture de la vie », et le matérialisme vital 3.

Le vitalisme de l’âme correspond à la vision des groupes conservateurs politiques et religieux qui soutiennent un discours anti-choix. Ceux-ci déclarent que la vie commence à partir de la conception, alors qu’une force divine insuffle la vie dans la matière, le zygote. C’est la raison pour laquelle il est possible de spéculer, à savoir quand la vie commence : à quel moment spécifique Dieu insuffle-t-il la vie dans la matière ? Dans cette vision de la vie, la matière est inerte jusqu’à l’intervention divine qui survient à un moment donné. De plus, l’âme, insufflée par Dieu, rend la vie humaine spéciale, lui conférant une valeur plus grande que celle des animaux ou de la nature. Cette hiérarchie entre Dieu, les humains, les animaux et la nature se transpose par la suite dans des hiérarchies sociales qui établissent des niveaux dans la valeur de la vie humaine, dont celle entre les hommes et les femmes.

Le matérialisme vital diffère du premier type de vitalisme parce qu’il ne fait pas de distinction entre l’âme et la matière et, par conséquent, constitue une vision non hiérarchique de la vie. La vie est partout ; elle est dans la matière. Il n’y a pas un moment précis où une volonté divine intervient pour donner la vie. Le débat à savoir à quelle semaine la vie humaine prend forme n’est pas la question du matérialisme vital. On dira plutôt que, non seulement la vie commence dès la conception, mais qu’elle est déjà là, dans les cellules des corps de femmes et d’hommes, dans l’air, l’eau et la terre. Cette perspective sur la vie est écoféministe et antiraciste parce qu’elle défait la séparation entre la vie et la matière. Elle prend en considération les conditions matérielles de la vie (de la vie des femmes qui choisissent de se faire avorter) et défait les hiérarchies entre Dieu, humains (hommes et femmes) et nature qui justifient les hiérarchies entre cultures. Comme on le verra, cette perspective écocentrée est reprise en théologie féministe où l’on établit un lien entre une compréhension de Dieue4 qui se donne dans toutes les formes de vie interdépendantes et le refus des hiérarchies injustes.

Une perspective antiraciste sur l’avortement

La perspective antiraciste sur l’avortement peut paraître surprenante. Pourtant, la conception de la vie soutenue par le camp anti-choix est non seulement sexiste, mais aussi raciste et coloniale. Ce discours sur la vie recèle des pratiques d’inclusions et d’exclusions liées aux hiérarchies sociales. Reprenons la question : si la position anti-choix défend « la vie à tout prix », de quelle « vie » parle-t-on ? Quelles vies défend-on « à tout prix » et quelles autres vies sont exclues ?

En 1982, les femmes, de la revue La vie en rose, soulignaient une contradiction manifeste de la part de groupes anti-choix : comment se fait-il, demandaient-elles, que la conception de la vie soutenue par ses tenants leur permette d’appuyer des mesures pour la guerre, pour la peine de mort ou pour le nucléaire5 ? Un autre exemple d’une telle contradiction est la suivante : comment se fait-il que l’on refuse le statut de personne à part entière aux Autochtones, toujours légalement considérés mineurs, alors que certains groupes, non loin du gouvernement canadien actuel, tentent par tous les moyens d’accorder le statut de personne au fœtus pour restreindre le droit à l’avortement ? Comment expliquer l’écart entre « la vie à tout prix » pour le fœtus et l’exclusion sociale de groupes de personnes ?

Un regard vers l’histoire coloniale permet de comprendre la signification des batailles menées pour définir le statut de personne, c’est-à-dire d’inclusion, en lien avec les différentes hiérarchies sociales.

Un débat bien connu du XVIe siècle confrontait le théologien Juan Ginés de Sepúlveda et le frère dominicain Bartolomé de La Casas. Si ceux-ci s’entendaient sur l’obligation d’évangéliser les Autochtones d’Amérique, le premier défendait le « droit de conquérir » par la force pour changer le mode de vie et les croyances des Autochtones en déclarant qu’il s’agissait d’une « guerre juste » et d’une obligation morale des Espagnols. Au contraire, de Las Casas défendait une colonisation et une évangélisation pacifiques.

Ce débat visait à établir le statut juridique et politique des Autochtones devant le roi d’Espagne, mais aussi les conditions selon lesquelles les conquistadors espagnols pourraient les traiter. Le débat moral servait des intérêts économiques et politiques. De Sepúlveda et de Las Casas s’entendaient sur le fait que les Autochtones étaient des humains et avaient une âme qu’ils voulaient convertir, mais ils n’étaient pas d’accord sur le statut de personne au sein de la communauté politique. Pour De Sepúlveda, la valeur de la vie des Autochtones était moindre que celle des Espagnols, ce qui autorisait la violence à leur égard. D’un autre côté, cette hiérarchie entre Espagnols et Autochtones assurait le pouvoir et l’enrichissement des propriétaires terriens espagnols.

À l’époque comme aujourd’hui, la définition légale du statut de personne suit une logique d’inclusion et d’exclusion dans la communauté politique. Mais qui a le pouvoir de déterminer ces inclusions et ces exclusions ?

Les éditrices de la revue La vie en rose expliquaient que l’argument le plus souvent invoqué par le camp anti-choix pour défendre leur position pour la guerre et pour la peine de mort est : « L’avortement, ce n’est pas la même chose [que la guerre ou la peine de mort], parce que sur le plan moral, la vie pré-natale est intacte, parfaite. Il faut la préserver à tout prix. La vie après la naissance, elle, est ‘‘tarée’’, souillée… par la vie !6 » La vie pure à naître s’oppose à la vie impure des personnes vivant dans des conditions de vie imparfaite.

Le camp anti-choix promeut une conception de la vie qui se fonde sur l’opposition entre la pureté et l’impureté. Celle-ci ne dicte pas seulement la position concernant l’avortement, mais se déploie dans toutes les sphères de la vie, après la naissance. La valeur accordée à la vie humaine est déterminée de façon à en conserver sa « pureté », c’est-à-dire, à attribuer la plus grande valeur humaine à un noyau spécifique de personnes : hommes, blancs, occidentaux, d’âge moyen, de classe moyenne/élevée, sans malformation physique ou mentale. À ce noyau, on ajoute les femmes représentantes des valeurs culturelles ou religieuses associées à ce même noyau.

J. Bennett se penche aussi sur cette question. Elle rappelle qu’en 2007, George W. Bush, qui était contre l’avortement, a annoncé dans un discours concernant la guerre en Iraq : « On doit continuer de travailler pour une culture de la vie où les plus forts protègent les plus faibles et où on reconnait que chaque vie humaine est à l’image de notre créateur » (p. 85). J. Bennett montre que G. W. Bush justifiait la guerre en l’appelant une « guerre vitale » qui provenait d’une obligation morale d’aider les Iraquiens. Dans la logique de la « culture de la vie », les plus forts, ceux dont l’âme a le plus de valeur, ont le devoir d’aider les plus faibles afin de « sauver » leur âme. Tout comme dans le contexte de la colonisation, l’usage de la force est légitimé par le devoir moral d’aider les plus faibles. En d’autres mots, l’idée du vitalisme de l’âme, qui crée une hiérarchie dans le domaine du vivant, permet de justifier des actes impérialistes, coloniaux et patriarcaux. Cette idée d’une guerre vitale ou d’une guerre juste, tout comme celle de préserver la vie pure à naître, vient de la hiérarchie entre Dieu, humains (hommes, puis femmes), animaux, puis nature.

Les deux penchants conservateurs, apparemment contradictoires, la défense de la vie contre l’avortement et l’appui à la guerre aspirent tous les deux à la pureté de la vie. Ce qui semble une contradiction anti-choix devient alors une position cohérente pour le maintien des hiérarchies sociales, économiques et politiques. L’idée de la pureté de la vie, ou de la protection de la vie à tout prix, qui constitue un des principaux arguments anti-choix, est paternaliste, sexiste, raciste et coloniale.

La pratique de Jésus

En ce qui concerne la lecture chrétienne, nous présenterons une analyse de la pratique de Jésus et de quelques discours de théologiennes féministes.

Dans un essai de théologie trash, Annie-Claudine Tremblay (2011)7 propose une interprétation de la pratique de Jésus à partir de la distinction entre la pureté et l’impureté. Trash est un mot anglais qui veut dire ordures, déchets, racailles. S’appuyant sur un courant étatsunien, A.-C. Tremblay en fait un concept théologique qui réfère à l’impureté, à la saleté, à l’abject, qui veut dire aussi « ce qu’on ne veut pas voir », comme le sentiment de rejet, de fuite, de ce qui est inacceptable (p. 63). Cette approche fait ressortir que, dans sa pratique, Jésus ne craint pas l’impureté ou ce qui est considéré comme déchet. Il a brisé la ligne de démarcation entre le pur et l’impur pour se situer du côté des personnes les plus démunies.

Le contexte de la tradition juive, dans laquelle vivait Jésus, séparait nettement le pur et l’impur : « [L]a relation du peuple à Yhwh se construit sur la dualité pureté-souillure » (p. 65). Le pur correspondait à l’espace de la fécondité, de la vie et de la croissance, tandis que l’impur (ou le souillé), à l’espace de la stérilité, de la mort et de la malédiction. Ce qui appartenait au domaine de la pureté était béni par Yhwh, alors que l’impureté était rejetée.

Dans cette société patriarcale organisée autour du pouvoir des hommes mariés, ceux et celles qui dépendaient des hommes mariés étaient purs, les autres impurs. Une hiérarchie rigide portait le gage de la pureté. En ordre décroissant des pouvoirs, il y avait les pères, les fils, les femmes mariées, les filles et les jeunes enfants, les veuves et les esclaves (p. 70). Parmi les personnes impures, on comptait les femmes menstruées, les malades, les pauvres, les pécheurs, les étrangers.

Dans ce contexte, le rapport de Jésus à l’impureté et aux déchets est original. À l’opposé de sa société, il semble croire que les personnes souillées ont de la valeur. Il affirme que loin de la malédiction normale, c’est l’amour et la bénédiction que promet Ywhw à ceux que l’on considère comme de la vermine. Au contraire de sa société qui fuit et rejette l’impureté, Jésus la vit, la valorise, l’assume et en reprend même les symboles dans ses paraboles et ses actions. En s’intéressant à la valorisation de ce qu’on ne veut pas voir, il laisse émerger quelque chose de saisissant, capable de produire un sentiment fort qui invite à une prise de conscience libératrice (p. 65).

Jésus ne craint pas la matérialité des relations avec les personnes impures. Pour lui, la vie éternelle (la vie avec Dieue) est promise à ces personnes. Il entre en contact concret avec ces personnes. « Au lieu de fuir, il assume l’impureté de ses vis-à-vis et entre en relation avec eux et elles » (p. 66).

Des femmes suivaient Jésus sur les chemins. Plusieurs d’entre elles avaient été impures. Elles faisaient partie intégrante du mouvement de Jésus. Leur présence à ses côtés brisait la maison patriarcale ainsi que la démarcation entre le pur et l’impur, et défaisait le système établi de relations hiérarchiques.

Dans ses rencontres avec le collecteur d’impôt, les pauvres, la samaritaine, la femme hémorragique, la femme adultère et autres, Jésus remet en question une culture de l’obsession de la pureté (physique, spirituelle ou hiérarchique), « obsession à laquelle il semble indifférent et qu’il dépasse pour s’intéresser aux personnes » (p. 67). Il menace la pureté, il ouvre à de nouvelles manières d’entrer en relation, il critique les hiérarchies. « Jésus abolit le lieu du ‘‘néant’’ où sont confinés les impurs et les invite à rejoindre la structure sociale » (p. 77). Il sera lui-même considéré comme impur et sera éliminé.

De cette pratique radicale de Jésus, nous retenons que la vie éternelle (la vie avec Dieue) est donnée en abondance à toutes les personnes marginalisées.

Discours de théologiennes féministes chrétiennes : pour un choix durable

 L’enjeu du choix des femmes ressort comme une question principale dans le corpus des théologiennes féministes chrétiennes sur la question de l’avortement8. Si l’on se situe dans une perspective écoféministe, on peut parler d’un choix durable. Il s’agit d’un choix qui permet que d’autres choix pour la vie puissent être effectués à l’avenir.

La théologienne Ivone Gebara a abordé l’interruption de grossesse dans une perspective écoféministe qui considère une interdépendance entre tous les êtres9. La personne humaine est envisagée en lien avec la collectivité. Elle est reliée au monde, à l’univers, à tout groupe vivant. « Une philosophie écoféministe suggère des connexions intégrales et une interdépendance entre différentes énergies de la vie » (p. 133). Pour I. Gebara, l’écoféminisme n’offre pas une théorie universelle sur une personne abstraite, mais cherche à comprendre les personnes individuellement en lien avec d’autres personnes, avec d’autres vies, qui coexistent. Ces personnes survivent ensemble à la vie à la mort. Elles sont responsables de vivre plus humainement en tant que citoyennes d’une planète qu’elles partagent. La création divine se donne ainsi aux femmes et aux hommes responsables.

L’auteure situe son analyse dans le contexte brésilien et celui de la pauvreté des femmes pour qui, dit-elle, les choix procréatifs sont une question de vie ou de mort. Cela conduit à remettre en question le concept libéral de liberté de choix. Pour les femmes brésiliennes, l’accès à l’avortement signifie leur donner un minimum de dignité et éviter qu’elles ne meurent des suites d’avortements illégaux. Son accès signifie rendre leur vie soutenable, sécuritaire et dépourvue de l’étiquette de « meurtrières » qu’on leur accole lorsqu’elles y ont eu recours. Légaliser l’avortement, pour I. Gebara, se situe dans une lutte globale, celle de vaincre une société qui est elle-même abortive.

Dans la perspective de l’interdépendance de tous les êtres, une femme et une vie intra-utérine ne peuvent pas être considérées comme deux êtres autonomes. L’autonomie leur advient dans un processus d’interaction. Une femme est une personne sur le plan individuel et collectif, avec sa propre histoire, tandis qu’un fœtus est un « projet » d’être humain. Il n’a pas d’histoire personnelle. Le fœtus ne peut pas vivre hors de l’utérus, c’est pour cela que I. Gebara considère que l’on ne peut parler de l’autonomie de la vie de la femme et de celle du fœtus durant les premières semaines de la grossesse. L’expérience faite par les femmes de l’interaction avec le fœtus est plus importante pour elles que les idéologies sur l’avortement ou les théories patriarcales sur la vie. I. Gebara revendique la vie pour tous les êtres sachant que cela est impossible, d’où le choix de l’interruption de grossesse.

En effet, lorsque l’on part de l’expérience des femmes, le choix de l’avortement se présente comme un choix pour la vie dans des conditions complexes où la vie de tous les êtres n’est pas possible. Nous suggérons de l’appeler un choix durable. Celui-ci soutient la vie du sujet qui fait le choix, ce sujet étant un être en interrelation continue avec d’autres sujets. Nous vivons dans un temps où les systèmes coloniaux, patriarcaux et de domination de l’esprit sur la matière continuent de nous déterminer. Les sujets/femmes qui font le choix de l’interruption de la grossesse vivent dans ce temps. Elles vivent des processus de changement des relations pour créer la justice relationnelle. Le choix durable supporte ces changements.

La théologienne épiscopalienne Carter Heyward situe l’expérience procréative des femmes dans une perspective théologique sacramentelle10. Selon C. Heyward, l’expérience de l’absence de contrôle des femmes sur leurs options et leurs choix en ce qui concerne la procréation est la toile de fond d’une perspective féministe de libération pour développer une perspective sur l’avortement. La liberté de choix doit être sauvegardée légalement, autrement les femmes seront dépossédées de leur capacité de vivre comme des personnes qui font des choix. Ces choix consistent en des processus réflexifs ouverts à Dieue qui est à l’œuvre dans la vie. Pour C. Heyward, les choix des femmes sont sacramentaux.

Cette vision écoféministe et spirituelle du choix des femmes refuse l’idée de la femme idéale et admet que les sujets/femmes peuvent se tromper. Nous proposons ainsi le critère du choix durable (sacramentel, effectué en relation à Dieue), un choix pour la vie qui rend possibles d’autres choix pour la vie des sujets en interdépendance.

Conclusion

Le débat sur l’avortement oppose des conceptions de la vie qui, néanmoins, coexistent dans un même temps, dans un même espace et assurément en nous-mêmes. Les fondements coloniaux et patriarcaux sont manifestes dans l’analyse du discours anti-choix, mais les pratiques et les habitudes de pensée discriminatoires nous touchent toutes et tous, femmes et hommes, anti-choix et pour le choix. En d’autres mots, en tant qu’écoféministes, antiracistes et chrétiennes pour la vie et pour le choix, nous ne sommes pas pures. Nous devons défaire en nous-mêmes, à tout moment, dans la vie concrète, les formes hiérarchiques de relations. Sur cette voie, une action spécifique en ce qui concerne le débat sur l’avortement consiste à éviter d’alimenter la polarisation des positions.

Dans plusieurs pays où l’avortement a été durement gagné, des femmes décident de mener à terme leur grossesse en affirmant qu’elles peuvent choisir parce que « c’est leur corps ». Elles utilisent le même argument que leur mère ou leurs grand-mères qui défendaient, trente ans plus tôt, le droit à l’accès à l’avortement. Ces femmes ne sont pas nécessairement contre l’avortement, mais elles prennent une décision en fonction de leur relation au corps. Leur position n’est pas basée sur une vision hiérarchique de la vie, où les forts protègent les plus faibles et où le fœtus est vu comme une vie pure. Leur choix s’affirme à partir des interrelations entre une femme, un corps, un fœtus et d’autres éléments de l’environnement. On peut également imaginer une femme appuyant le camp anti-choix qui aurait recours à un avortement. Malgré ses convictions, la vie concrète de cette femme lui ferait prendre la décision d’interrompre sa grossesse. Ces contradictions montrent la nécessité de développer une éthique élaborée à partir de conditions matérielles de la vie et des choix. Cette position refuse de s’appuyer sur les idées abstraites de vie (et de mort) et considère le caractère incorporé et situé de la vie et des choix des femmes.

1. Nous adoptons la définition de l’avortement proposée par l’Association médicale canadienne : « L’avortement est l’interruption volontaire de grossesse. » Voir http://www.cma.ca/avortement.
2. Comme dans les autres textes de ce numéro de L’autre Parole, nous appelons la position habituellement nommée pro-vie (position contre le droit à l’avortement) anti-choix, ce qui la désigne avec plus de justesse et ce qui évite qu’elle ne monopolise la défense de la vie. Nous désignons notre propre position par les termes « pour la vie et pour le choix ».
3. Jane Bennet, Vibrant Matter. A Political Ecology of Things, Durham, Duke University Press, 2010.
4. La Dieue avec e, c’est la manière dont L’autre Parole la nomme dans une perspective féministe.
5. La vie en rose, « Le droit à la vie ? Éditorial », La vie en rose, (mars, avril, mai, 1982).
6. Ibid., p. 5.
7. Annie-Claudine Tremblay, Critique praxéologique d’une exposition picturale sur le vrai visage de Jésus. Un essai de théologie trash, Mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2011.
8. On note peu de publications par des théologiennes féministes chrétiennes sur la question de l’avortement. Deux ouvrages se démarquent, celui, aux États-Unis, de Beverly Wildung Harrison, Our Right to Choose. Toward a New Ethic of Abortion (Notre droit de choisir. Vers une nouvelle éthique de l’avortement), publié en 1983 chez Beacon Press, et, au Québec, celui de Louise Melançon, L’avortement dans une société pluraliste (Paulines, 1993).
9. Ivone Gebara,  « The Abortion Debate in Brazil : A Report from an Eco-Feminist Philosopher and Theologian Under Siege », Journal of Feminist Studies in Religion, vol. 11, no 2 (automne 1995), p. 129-135.
10. Carter Heyward, « Abortion : A Moral Choice », dans Frontiers : A Journal of Women Studies, 9/1, 1986, p. 42-43.