LE CORPS PARADOXAL

LE CORPS PARADOXAL

IsabelleTrépanier- Bonnes Nouv’ailes

Pour ce numéro consacré au corps, j’ai effectué la recension du livre de la sociologue Anne Quéniart : Le corps paradoxal, regards de femmes sur la maternité ; j’ai également consulté deux autres textes de cette même auteure, soit : « Maternité et prise en charge médicale : l’expérience de la solitude » et « La technologie : une réponse à l’insécurité des femmes ».

Anne Quéniart traite de la maternité dans le sens du devenir mère, de la transition à la maternité, bref du processus de la re-production. De nos jours, quel sens accordent les femmes à la maternité, quelles en sont les dimensions affectives, sociales et corporelles. Quelles sont les valeurs qui sous-tendent cette expérience. Le but premier de la démarche de l’auteure est de comprendre la maternité du point de vue des femmes. 1 Elle constate entre autres :

que le corps est dans les descriptions des femmes à la fois un « corps apparence » et un « corps-contenu », c’est-à-dire un « apparaître aux autres et à elles-mêmes », et un autre être, le bébé (2:79).

À la suite de ses entrevues, la réalité du vécu des femmes échappe à l’image de la femme nature, victime patiente et consentante au pouvoir médical mâle, et de la femme aliénée totalement par la société. Cette constatation est importante car le discours sociologique dominant a gommé les femmes comme sujets sociaux, les a renvoyées dans la « Nature » sous prétexte de leur biologie spécifique (3:215).

Selon l’auteure, la maternité est un fait social total, car c’est un phénomène où la triple considération du corps, de l’esprit et du milieu social doit aller de pair. De plus, la maternité est le lieu d’un rapport particulier de la femme à la science et à la technique médicale.

L’auteure mentionne que la recherche angoissée par les femmes de la normalité du déroulement de leur grossesse et de la croissance du foetus fait partie du sentiment d’insécurité qu’elles ressentent. Cette insécurité se manifeste notamment parce qu’étant primipares, elles vivent cette expérience pour la première fois, et que les premiers mois de la grossesse comporteraient des risques pour le développement du foetus.

Afin d’obtenir une sorte d’assurance sécurité, et de pallier le sentiment d’insécurité, les femmes valoriseraient le recours aux technologies. D’après l’auteure : ces technologies peuvent être regroupées sous deux catégories : celles qui visent le diagnostic ou le traitement du foetus in utero (foetoscopie, biopsie des villosités choriales, amniocentèse, etc.) et celles qui tendent à remplacer certaines séquences du processus reproductif (fécondation in vitro, « utérus artificiels », etc.) (2:37).

Cette conception de risque renforce l’idée que la femme enceinte est responsable, dès le début de la grossesse (et même avant), de ce qui adviendra à son futur enfant. Par exemple, on recommande fortement aux femmes enceintes de cesser de boire de l’alcool ou de fumer la cigarette, de faire attention à leur régime alimentaire, etc. … En renvoyant la responsabilité de la santé du futur enfant uniquement sur les femmes, on néglige de mentionner qu’il existe des facteurs environnementaux pouvant affecter le développement du foetus.

L’auteure souligne que l’idéologie du risque doit également être mise en lien avec le développement des technologies et des recherches biomédicales, qui découvrent de plus en plus de nouveaux risques, ou en tout cas, font taxer de risques ce qui auparavant ne l’était pas (2:53).

À travers les tests, les examens et les contrôles médicaux de routine, « il s’opère au long de la grossesse un contrôle social des femmes et de leur corps » (1:267).

Étant donné que les femmes enceintes sont dans une situation de dépendance spécifique, l’auteure remarque que leur attitude est largement déterminée par la médecine. Cet état de dépendance du « corps-contenu » envers la médecine commence très tôt bien avant que le-la médecin entretienne un suivi régulier de la grossesse (2:60). Anne Quéniart va jusqu’à mentionner que les femmes deviennent l’objet d’un chantage affectif, car elles sont l’intermédiaire inéluctable entre le fœtus et la médecine. L’auteure remarque d’autre part qu’à cause de l’importance accordée par les femmes, à l’annonce de leur grossesse, aux normes et aux savoirs médicaux, le-la médecin occupe une place majeure à l’intérieur de leur récit.

La relation qui s’installe entre le-la médecin et la femme se transforme. De subtile au début, elle devient directe et effective. Anne Quéniart ajoute que lorsque la relation thérapeutique s’installe, les femmes entrent dans un processus réducteur et normatif (2:145). Ce champ normatif entourant la maternité s’étend parallèlement à sa médicalisation. La relation médecin/femme est dominée par la technique et entraîne une vision réductrice de la maternité et un éclatement du corps. Il n’y a plus qu’un ventre, la femme n’est qu’une porteuse d’enfant. La technologie supplante donc le rapport humain (1:269).

La façon dont la médecine moderne aborde la maternité éclaire bien la conception éclatée du corps qu’elle met de l’avant. En effet, ce qui est examiné, palpé, écouté lors de la relation thérapeutique, ce n’est pas la totalité du corps, mais bien une partie : le ventre, intermédiaire pour rejoindre le « bébé » (2:160).

Par ailleurs, l’auteure remarque, au fur et à mesure que la grossesse avance, un déchirement entre deux images du corps. Celle de la maternité et celle de la perte de l’identité corporelle acquise au cours des ans. Il y a autonomie du corps-bébé et perte de contrôle du corps des femmes.

Il est intéressant de constater que les répondantes voient dans le corps l’origine de la différence d’attitudes et de comportements entre les hommes et les femmes. (2:114). Cette différenciation est due principalement au fait que les femmes entretiennent des rapports étroits avec leur corps (et du même coup avec le bébé) tout au long de la grossesse, alors que les hommes inscrivent ce rapport après la naissance. Les rôles de la maternité et de la paternité seraient donc socialisés différemment.

Le regard des autres sur le « corps-apparence » des femmes enceintes a également son importance. C’est cette visibilité de la grossesse qui attribue entre autres aux femmes le statut de mère.

On peut dégager en fait deux interprétations types du regard d’autrui, liées à la façon dont les femmes envisagent l’expérience de la grossesse et, plus généralement, au sens même accordé à la maternité (2:120).

L’auteure ajoute par ailleurs que la grossesse, comme la maladie et la mort, ne concerne plus toute la communauté, comme ce fut le cas à d’autres époques et cultures ; dans notre société, elle est d’abord l’affaire de la médecine. À cet effet, les répondantes mentionnent que le rôle de la médecine est de vérifier le bon déroulement de la grossesse, de surveiller l’aspect physique, bref ce travail est d’ordre préventif et non curatif. Par contre celui de l’infirmière est présenté comme étant surtout d’ordre relationnel, affectif (2:153).

Anne Quéniart souligne qu’avec la « technologisation » grandissante de la grossesse, que l’on présente fréquemment comme un signe de progrès permettant une libéralisation du corps (de la nature), de nouveaux dilemmes apparaissent : entre le droit des foetus et le droit des femmes, et entre le droit à la vie et le droit à une qualité de vie.

L’auteure conclut ses propos dans l’espoir qu’émergé une nouvelle voie, soit l’humanisation de la maternité, par l’intégration, entre autres, des sages-femmes au système de santé. Cela permettrait un meilleur équilibre entre la médicalisation et l’humanisation de la maternité, et favoriserait une approche globale de cette expérience.

1. À cet effet, Anne Quéniart a effectué une recherche qualitative auprès d’une centaine de femmes, ainsi que des entrevues en profondeur avec environ une cinquantaine de femmes, appartenant toutes à la classe dite « moyenne » et donnant naissance pour la première fois.

BIBLIOGRAPHIE :

1. Anne Quéniart, « Maternité et prise en charge médicale : l’expérience de la solitude », dans Du privé au politique : la maternité et le travail des femmes comme enjeux des rapports de sexes. De l’expérience de la maternité à l’enceinte des technologies de procréation, Actes de la section d’Études féministes du congrès de l’ACFAS 1989, U.Q.À.M., Montréal, octobre 1990, 428 pages,npp. 263-273.

2- Ibid, Le corps paradoxal, regards de femmes sur la maternité, Éd. Saint-Martin, Montréal, 1988,249 pages.

3- Ibid, « La technologie : une réponse à l’insécurité des femmes », dans Accoucher autrement, repères historiques, sociaux et culturels de la grossesse au Québec, sous la direction de Francine Saillant et Michel O’Neill, Éd. Saint- Martin, Montréal, 1987, 450 pages, pp. 213-235.