LE DIALOGUE INTERRELIGIEUX : QUELLES LOGIQUES ?

LE DIALOGUE INTERRELIGIEUX : QUELLES LOGIQUES ?

Jacynthe Tremblay

J’ai rencontré, au Japon, un religieux qui y séjournait depuis 53 ans. Sa longue expérience missionnaire, les quatre années qu’il avait passées dans les camps de concentration de la région de Nagasaki et sa bonne connaissance de la langue japonaise parlée lui avaient donné de connaître en profondeur les coutumes et la mentalité japonaises. Il m’a pourtant dit ne s’être jamais intéressé ni au bouddhisme ni au shintoïsme et, par conséquent, tout ignorer de ces deux religions qui ont influencé au plus haut point, et influencent encore, dans une large mesure, la vie privée, sociale, culturelle et artistique du Japon. Ce religieux aimait cependant les Japonais jusqu’à déployer un grand zèle missionnaire pour les convertir à la foi chrétienne. « Car, disait-il, il reste plus de cent millions de païens au Japon ». Cet exemple permet de poser le problème des rapports interreligieux, plus particulièrement des rapports entre le bouddhisme zen et le christianisme.

La comparaison comme méthode de connaissance

Comme le mentionne le philosophe japonais Nishida Kitaro (1870-1945 ) à propos des relations entre les cultures orientale et occidentale, « on ne peut vraiment connaître une chose qu’en la comparant à d’autres1 » . Pareille comparaison peut s’effectuer à l’aide d’une méthode de classification qui utilise des concepts universaux pour comparer des particularités externes. Cette méthode ne peut aller plus loin que de faire remarquer que tel thème ou telle théorie se retrace en Orient et non en Occident, ou encore l’inverse. Elle compare superficiellement des « ismes » à l’aide de concepts abstraits plutôt que d’aborder les théories interculturelles comme des choses vivantes et inséparables de leur arrière-plan historique.

Nishida recourt à la biologie pour illustrer son propos : « Môme si des êtres d’une même espèce présentent de très grandes différences dans leur aspect externe, ils peuvent être semblables dans leur structure fondamentale2 » . Ainsi, le cou de la baleine comme celui de la girafe comportent chacun sept vertèbres cervicales, malgré leur différence de longueur et malgré l’apparence extérieure fort différente des deux mammifères.

Nishida se tourne également vers l’art pour montrer qu’il y a, selon lui, présomption et étroitesse d’esprit à penser que, seule, sa propre culture a atteint un niveau supérieur et que les autres doivent se développer selon des critères semblables à la sienne. En effet, l’art grec est considéré en Occident comme le critère de la beauté. Pourtant, l’art ne se limite pas au classicisme. Certains arts se sont même établis sur des principes contraires à ceux du classicisme 3 .

La compréhension interreligieuse dépasse le plan thématique

Structurellement, il en va de même tant au plan du dialogue interreligieux qu’au plan de l’interculturalité. Le fait, par exemple, de qualifier le bouddhisme de « moniste » de le considérer. Ces qualificatifs proviennent, en effet, de notre propre typologie plutôt que de celle du bouddhisme zen. On risque de ne pas saisir l’essence de ce dernier en le faisant entrer de force dans nos catégories langagières nord-occidentales et en établissant avec le christianisme des comparaisons qui se situent uniquement au plan thématique. Le langage du bouddhisme zen étant essentiellement descriptif, suggestif et paradoxal, une grande attention au vocabulaire s’impose.

La comparaison mutuelle entre chrétiens-chrétiennes et bouddhistes exige qu’on évite de poser d’emblée les problèmes à la manière occidentale4. Nishida suggère d’acquérir4.

« une vision ample et précise de la nature profonde du genre humain en pénétrant à la fois au coeur des cultures occidentale et orientale pour saisir ce qu’elles ont de différent […]. Il ne s’agit pas de nier une des deux cultures au nom de l’autre. Ni d’envelopper l’une dans l’autre. Il s’agit au contraire d’éclairer les deux d’une lumière nouvelle par une connaissance plus profonde de leurs fondements5 ».

Le dialogue interreligieux commence par un questionnement

A mon avis, le noeud du problème des rapports interreligieux se situe exactement dans la remise en question de la simple comparaison thématique entre le bouddhisme zen et le christianisme qu’il faut dépasser pour s’intéresser à la mise en lumière de leurs propres fondements. Est-il besoin de rappeler que tout discours religieux est tributaire de la vision du monde et de la culture de celle ou de celui qui l’énonce, et qu’un tel discours s’inscrit également toujours dans le cadre d’une logique précise et d’opérateurs logiques déterminés ? Un rapprochement interreligieux qui s’attarde à connaître les fondements des religions en présence doit commencer par un questionnement au sujet de sa propre logique. Car un type déterminé de logique étant comparable à un éclairage du fait religieux sous un certain angle, d’autres types de mise en lumière de ce fait religieux sont possibles.

La question interreligieuse semble être une question tronquée si elle se limite à un examen des « contenus » des religions sans aller jusqu’à une remise en question des logiques respectives qui les sous-tendent. C’est en s’appuyant sur ces logiques respectives et en les mettant structurellement en rapport qu’un dialogue interreligieux peut s’avérer possible.

Entre Orientaux et Occidentaux : deux types de logique à considérer

Dans le cas de dialogue interreligieux entre Orientaux et Occidentaux par exemple, on distingue habituellement deux types de logique. La première, celle de l’Ouest, d’inspiration aristotélicienne est surtout spéculative, conceptuelle et objective. La seconde, celle de l’Est ou logique paradoxale, est plutôt émotionnelle, évocatrice et subjective6 . On retrace, de manière évidente, cette logique paradoxale chez Nishida ; c’est même là la structure fondamentale de toute sa philosophie. A l’aide de cette logique, des couples apparemment irréconciliable en logique aristotélicienne tels que transcendance-immanence, absolu-relatif, être-néant, affirmation-négation sont compris ensemble dans une auto-identité absolument contradictoire.

Notre logique métaphysicienne, habile dans le maniement des dualismes, opère de manière subtile à l’intérieur de la question des rapports interreligieux. En hiérarchisant les religions en termes de plus ou de moins, de supérieure et d’inférieure, elle prétend rendre compte de manière dualiste d’une religion où le dualisme est souvent tout à fait inconnu, c’est -à-dire où les contradictions sont gérées d’une manière tout autre. De plus, cette logique ne s’aperçoit pas qu’elle se rend quasiment impossible la compréhension d’expériences exprimées dans les

Le dialogue interreligieux : Quelles logiques ?…

termes de la logique paradoxale et entrant en contradiction apparente avec la logique aristotélicienne. Prétendre établir des rapports interreligieux sans rendre compte des logiques en cause est une entreprise qui manque les fondements mômes de la question interreligieuse.

Suspendre notre logique métaphysicienne habituelle nous permettrait peutêtre de sortir des filets de la dualité, qui est depuis longtemps instaurée dans les problèmes interculturels et interreligieux, pour nous mettre à l’écoute de ce qui se montre et se dit dans le bouddhisme zen.

1 Nishida Kitaro, La culture japonaise en question, Publications orientalistes de France.1991,127 p. ; p, 21. – Voir également : Nishida Kitaro, « The forms on Culture of the Classical Periods of East and West Seen from a Metaphysical Perspective », dans : Nishida K., Fundamental Problems of Phytosophy. The world of action and the dialectical world, Tokyo, Sophia university, 1970,258 p. ;pp. 237-254.

2 La culture japonaise en question, p. 22.

3 La culture japonaise en question, p. 113.

4 Voir à ce propos : William Johnston, Zen et connaissance de Dieu (Christus, 35), Paris, DDB, 1973,186 p. ; pp. 168-177. Voir également : Raimundo Panikkar, Le dialogue interreligieux, Paris, Aubier- Montaigne, 1985,175 p.

5 La culture japonaise en question, p. 113.

6 C’est évidemment brosser là à grands traits les caractéristiques de ces deux logiques, puisqu’elles comportent un grand nombre de subdivisions et peuvent se retrouver aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest. La mystique rhénane, par exemple, comporte des éléments qui ne sont pas sans rappeler distinctement des notions équivalentes dans le bouddhisme zen.