LE PARDON : DEVOIR, GRÂCE, SACREMENT DE VIE

LE PARDON : DEVOIR, GRÂCE, SACREMENT DE VIE

Linda Spear et Marie Bouclin

En tant que chrétiennes et chrétiens, nous sommes appelés à pardonner, et à demander pardon. Il nous arrive de devoir demander pardon à nos sœurs et frères humains, mais aussi à Dieue. Mais comment obtenir le pardon de quelqu’un qui est mort ou encore le lui accorder ? Si, comme le soutiennent certains théologiens, Jésus a pris toutes les offenses de tout le monde sur lui, ce serait donc lui la source originale de tout pardon — et de Dieue et des autres. Sans nous attarder à la question théologique, qui dépasse les limites de ce bref exposé, nous proposons une relecture du pardon à partir du Testament Hébreux et du Jésus des Évangiles pour ensuite remettre l’épineuse question du pardon dans son contexte actuel, dans le cadre du sacrement de Réconciliation.

Le pardon dans le Testament Hébreux

Commençons par la question de demander pardon à Dieue. Il s’agit là d’un anthropomorphisme puisque la Déité transcende nos émotions humaines comme l’amour et la colère. Cependant, Jésus, en tant que Dieu incarné, a connu toute la gamme des réactions et émotions humaines ; c’est donc vers lui que nous nous tournons pour poser les jalons d’un pardon véritablement chrétien. Dans les Évangiles, Jésus est formel, à la fois dans son enseignement et ses paraboles : le pardon de Dieue est instantané et absolu — du moment qu’on le demande. Son Dieu est « miséricordieux, et bienveillant, lent à la colère, plein de fidélité ». (Ex 34,6-7) Jésus semble préférer au Dieu (toujours au masculin dans la Bible) de Moïse, celui d’Ézéchiel, chez qui la transmission de la culpabilité de père en fils jusqu’à la quatrième génération, est abolie : Celui qui pèche, c’est lui qui mourra ; le fils ne portera pas la faute du père ni le père la faute du fils. (Éz 18,20-21). (On peut être en droit de se demander si Augustin ne s’était inspiré de Moïse plutôt que d’Ézéchiel en formulant sa doctrine de péché originel.)

L’enseignement de Jésus sur le pardon

C’est aussi dans le Testament Hébreux que Jésus puise la notion de pardon des ennemis : « Quand tu tomberas sur le bœuf de ton ennemi, ou sur son âne, égarés, tu les lui ramèneras. Quand tu verras l’âne de celui qui t’en veut gisant sous son fardeau, loin de l’abandonner, tu aideras à ordonner la charge. » (Ex 23,3-5) D’ailleurs, le livre des Proverbes nous conseille : « Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire. Ce faisant, tu prendras, toi, des charbons ardents sur sa tête. Mais le Seigneur te le revaudra. » (Pr 25,21-22). Paul reprendra ces mots en nous proposant d’imiter en toutes choses le Christ et en nous déconseillant la vengeance (voir Rm 12,20). Sans doute Jésus pensait-il à l’histoire de David, que le roi Saül avait essayé de tuer à plusieurs reprises. David avait eu l’occasion de se venger, mais il ne l’a pas fait par respect pour le Roi d’Israël, mais aussi par amour filial. Et quand Saül et Jonathan meurent, David a le cœur brisé et fait lamentation tant pour le père que pour le fils. (2S 1,19-27). Plus tard, lorsque David recevra la nouvelle de la mort de son fils rebelle, Absalon, il gémira : « Mon fils Absalon, mon fils, mon fils Absalon, que ne suis-je mort moi-même à ta place ! Absalon, mon fils, mon fils ! » (2S 19,1-2) C’est l’amour pur d’un père qui aimerait mieux mourir lui-même à la place de son fils.

Le Dieu de Jésus, donc, c’est ce père qui oublie les péchés et ramène à une bonne relation avec lui, nous redonnant notre innocence originelle. Ésaïe utilise cette image frappante : « Si vos péchés sont comme l’écarlate, ils deviendront blancs comme la neige. S’ils sont rouges comme le vermillon, ils deviendront comme de la laine. » (És 1,18)

C’est dans la nature même du Dieu d’Israël de pardonner.

Convaincu du pardon d’un Dieu plein de miséricorde (compassion), Jésus se fait baptiser par Jean Baptiste, celui qui prêche le repentir pour recevoir le pardon des péchés (Mt 3). Mais le pardon, pour Jésus, n’est pas sans condition : il exige le repentir et la réconciliation avec nos sœurs et nos frères : « Quand donc tu vas présenter ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; viens alors présenter ton offrande. » (Mt 5,23-24 ; Lc 12,58-59). Pour être en règle avec Dieu, il faut non seulement demander pardon à celui ou celle que l’on a offensé, mais bien se garder de toute revanche :

Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent. Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. À qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau. Si quelqu’un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. À qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos. (Mt 5,38-42 ; Lc 6,29)

Plus loin dans l’Évangile de Matthieu, Jésus a un commandement plus fort :

Et moi je vous dis : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes… Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » (Mt 5,44-45)

Ces enseignements reviennent dans la parabole du débiteur sans pitié. Il jette en prison quelqu’un qui lui doit de l’argent. En décrivant la punition du serviteur, Jésus nous avertit : « C’est ainsi que mon Père céleste vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. » (Mt 18,35). Jésus réitère ici son enseignement qu’il a déjà donné dans le Notre Père : « En effet, si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera aussi ; mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous pardonnera pas vos fautes. » (Mt 6,15)

L’exemple le plus frappant de pardon vient de Jésus lui-même. L’Évangile de Luc lui fait dire, du haut de la croix, « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » (Lc 23,34) Même si les chefs des Juifs et les soldats romains n’ont manifesté aucun remords, Jésus leur pardonne.

Le pardon chrétien

Est-ce à dire que nous devons pardonner même aux personnes qui ne manifestent aucun regret, n’ont aucune intention de demander pardon ? Jésus semble nous dire que nous devons pardonner même avant que l’autre s’excuse ou demande pardon… Parole difficile à entendre, s’il en est une, surtout pour les femmes — à qui on demande si souvent de pardonner, d’oublier et de reprendre leur vie en main !

Sommes-nous tenues d’oublier l’offense et rétablir la communion avec l’autre sans qu’on reconnaisse le tort qui nous a été fait ? Faut-il dans les relations ordinaires avec les membres de nos familles, avec nos amis et nos collègues, toujours « pardonner et oublier » comme Dieue pardonne ? Certes, au plan psychologique, on nous dira de laisser tomber la colère et le ressentiment pour en être libérées et pouvoir enfin mener une vie saine et heureuse. Mais si nous risquons la violence psychologique ou corporelle de la part de quelqu’un comme un conjoint abusif, comment pardonner et bâtir une relation égalitaire et affectueuse ? Combien de femmes battues ne se sont-elles pas entendu dire de pardonner et oublier ? Pour qu’il puisse y avoir pardon, il y a d’abord le devoir de responsabiliser la personne qui offense afin qu’il y ait « ferme propos » de sa part de ne plus recommencer. Si cette prise de responsabilité n’existe pas, on s’en remet à Dieue de pardonner, et on se protège, par la distance, contre le mal.

Quelles conditions posons-nous donc avant qu’un pardon soit authentiquement chrétien ? Comment arriver à « pardonner non pas sept fois, mais soixante-dix fois sept fois » ? (Mt 18,22) Est-ce possible de relever ce défi, ou est-ce là simple hyperbole ?

Tout d’abord, reconnaissons que pardon veut dire redonner l’offense à l’offenseur. C’est dire qu’il faut nommer le mal qui a été fait et en attribuer la responsabilité à qui de droit. Cela suppose que l’on s’attende à ce que la personne admette que son comportement est inacceptable et en prenne la responsabilité, qu’elle prenne les mesures nécessaires pour faire amende, si possible, et ne plus recommencer. C’est aussi vieux que le catéchisme de notre enfance. Mais si la coupable ne veut pas être redevable du tort qui a été fait ? Faut-il alors « lui tendre l’autre joue » (Mt 5,39 ; Lc 6,29), ou encore dire qu’il « n’y a rien là », quand c’est loin de la vérité ?

Peut-être que « tendre l’autre joue » signifie se lever debout et dire, « Pourquoi me frappes-tu ? » « Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ce que tu me fais ? » En d’autres mots, tenir la personne qui m’a blessé pleinement responsable de ses actes. Avouons que regarder bien en face la personne qui nous a fait du tort exige une forte dose de courage. Lorsqu’on pardonne sans qu’il y ait regret de la part de la personne offensante, c’est un pardon trop facile. Parce que certaines personnes ont beaucoup de difficulté à s’excuser ou à demander pardon, on « laisse faire ». L’Évangile de Luc (17,3-4) peut nous éclairer. Jésus nous dit que lorsque quelqu’un nous a blessé, il faut le lui dire, et si elle se repent, je dois lui pardonner. Et si cette même personne pèche encore contre moi, mais me demande pardon, c’est alors que doit s’ouvrir, à notre avis, une brèche pour le dialogue au sujet de la peine causée et du besoin de changer.

Le pardon est extrêmement difficile lorsqu’il n’y a ni regret, ni excuse, ni reconnaissance du mal infligé, et donc aucun effort de réconciliation. Nous n’avons qu’à penser aux personnes qui sont maltraitées ou qui perdent un emploi en raison d’un simple abus de pouvoir. Nous pensons aux prisonniers et prisonnières de conscience, aux personnes torturées, aux enfants victimes d’agressions de toutes sortes, aux femmes violentées. Trop souvent on leur demande de pardonner, d’oublier et de reprendre la vie normale. Mais remarquons que ce sont aux personnes faibles, fragilisées à qui l’on demande de pardonner aux personnes fortes, celles qui ont le pouvoir. Jésus, lui, parle d’un frère qui pardonne à son frère, d’égal à égal, et non à un enfant de pardonner à un parent ou à une victime de pardonner à son bourreau ! Le pardon ne peut se faire qu’entre personnes égales. Égales en humanité, ayant droit au même respect, à la même considération. C’est ça, faire aux autres ce que l’on voudrait qu’on nous fasse.

Oui, Jésus a pardonné à ses bourreaux. Parfois, il nous faudra nous en remettre à Dieue, si le ou la coupable ne reconnaît pas ses torts. Il faut parfois remettre l’offense entre les mains de Dieue et demander la force de guérir nos blessures et retrouver notre paix intérieure. C’est souvent le cas lorsqu’il s’agit de vieilles blessures — la personne est disparue de nos vies ou décédée. Oserons-nous croire que Dieue leur réserve le sort qu’ils ou elles nous ont fait subir ?

Le sacrement du pardon

Au colloque 2012, certaines participantes nous ont demandé si nous, femmes prêtres catholiques, entendons les confessions et donnons l’absolution. De toute évidence, de nombreuses personnes gardent des souvenirs pénibles des confessions de leur enfance…

D’autres ont peut-être eu la chance, de rencontrer des prêtres compréhensifs, compatissants et encourageants, des maîtres de la vie spirituelle, de bons conseillers. Nous avons compris que le sacrement de la Réconciliation pouvait être l’occasion d’un nouveau départ.

Aujourd’hui ? Ce sont les « psys » et les accompagnatrices spirituelles qui jouent ce rôle. Il nous arrive quand même assez souvent de rencontrer des personnes qui veulent entendre les paroles de pardon, elles veulent avouer leur culpabilité ou même encore leur incapacité de pardonner et la remettre entre les mains de celle qui représente pour elles le Christ ou leur Dieu.

Lorsque nous ressentons la culpabilité, c’est qu’il y a au plus profond de nous, le sens que nous avons trahi ce qu’il y a en nous de meilleur, notre capacité d’aimer et d’être en communion avec les autres. Nous nous sommes coupées, en quelque sorte, de la racine de notre être, nous ne sommes plus à l’aise dans ce lieu intérieur où habite l’Esprit divin. Il faut bien comprendre que c’est nous qui avons pris conscience d’un sentiment d’isolement par rapport au Divin. Mais Dieue est toujours là, qui nous fait vivre. C’est notre comportement indigne qui crée en nous ce sens d’isolement, de déracinement, de manque d’amour. Et c’est alors que nous cherchons un redressement, une correction, une conversion — disons le mot ! La conversion commence avec un retour sur soi, sur la reconnaissance de nos erreurs, comme David, par exemple, qui est dénoncé par le prophète Nathan au sujet de son péché envers Bethsabée.

La réaction habituelle à la reconnaissance du tort que nous avons fait est la tristesse. Nous avons raté la cible, nous avons échoué. Nous voulons demander pardon et la grâce de ne plus pécher. Et nous devons croire que Dieue nous pardonne. Ensuite nous devons accueillir le pardon, c’est-à-dire nous pardonner. Car le sacrement du pardon peut être aussi une excellente occasion de nous affranchir de fausses culpabilités, imposées de l’extérieur.

Il y a une dimension sociale au péché. Nos offenses font du tort aux autres. Et même si notre péché est « personnel » en ce sens que nous n’avons pas laissé épanouir nos talents, nous avons surconsommé, il y a toujours des répercussions sociales. Ce qui me diminue en tant que personne diminue toute la communauté dont je fais partie. Il n’y a pas de « crime sans victime… »

Comment donc se réconcilier avec la communauté, réparer les torts faits aux autres et à nous-mêmes ? Justement, c’est le ou la prêtre, au nom de la communauté et du Christ, qui réconcilie la personne avec la communauté en écoutant l’aveu des fautes, en appuyant le désir de conversion, en proposant des pistes de guérison spirituelle et relationnelle. Ensemble, celle qui écoute la « confession » et celle qui fait un aveu cherchent comment réparer le tort qui a été fait. La ministre de la Réconciliation doit offrir écoute attentive, compréhension et soutien à celle qui vit une situation difficile. Car tout sacrement est d’abord une rencontre avec l’amour accueillant et guérisseur du Christ. Et il n’y a pas que le ou la prêtre qui puisse être instrument du pardon de Dieue ni d’une rencontre avec le Christ guérisseur !

Le sacrement de Réconciliation n’est pas un substitut à la psychothérapie. Mais il peut fournir l’occasion à la ministre sacramentelle de proposer du counseling, d’orienter vers une relation d’aide au besoin… Il peut encore tout simplement commencer à préparer le terrain intérieur pour aller à la racine de certains troubles psychologiques.

Notons en passant que dans nos sociétés, les soins de santé ne sont pas toujours disponibles pour les personnes souffrant de troubles mentaux ou émotifs. Pour certaines personnes, le ou la prêtre peut, dans un contexte sacramentel, devenir la seule oreille vraiment attentive et beaucoup de personnes font encore confiance que le « secret du confessionnal » est respecté…

Dans la vie chrétienne donc, il y a toujours de la place pour le sacrement de la Réconciliation. Il répond à un besoin très humain de reconnaître ses erreurs pour changer de voie, remonter la pente (repentire), recommencer. Il devient un point de départ pour se réconcilier avec soi-même et sa communauté. Surtout, il nous fournit l’occasion d’aller à la rencontre du Christ qui nous aime et qui veut notre guérison intérieure.