L’ENGAGEMENT POUR LA JUSTICE SOCIALE MIS À MAL PAR L’AUTORITARISME

L’ENGAGEMENT POUR LA JUSTICE SOCIALE MIS À MAL PAR L’AUTORITARISME

Élisabeth Garant

Le temps de préparation à Pâques 2011 a été marqué au Québec et au Canada, par un triste événement qui a indigné et blessé un grand nombre de personnes engagées en faveur de la justice sociale au nom de leur foi chrétienne. À l’occasion de la campagne Carême de partage de  Développement et Paix, une intervention de l’Archevêque d’Ottawa, monseigneur Terrence Prendergast, amenait  Développement et Paix à annuler les conférences publiques que devait donner leur partenaire de longue date : Luis Arriaga, jésuite et directeur du  Centre Prodh. Ce centre social jésuite du Mexique réalise pourtant un travail exceptionnel pour la défense des droits de la personne, apportant d’une façon particulière un soutien aux femmes mexicaines, dans un contexte de violence institutionnalisée, et ce malgré les menaces proférées contre ses membres, jésuites et laïcs.

La demande, faite au Père Arriaga de retourner au Mexique sans pouvoir donner les conférences prévues au Canada, est une conséquence de la campagne de diffamation1 faite depuis plus de deux ans par le site Lifesitenews concernant certains groupes, partenaires de Développement et Paix, accusés de soutenir l’avortement. Encore une fois, c’est principalement l’engagement de tous ces groupes avec les femmes qui est attaqué, refusé, dénoncé, dénaturé et mis en péril. Un engagement qui touche pourtant aux injustices les plus inacceptables des sociétés où ces groupes œuvrent et qui se réalise auprès des personnes les plus démunies, discriminées et privées de leur dignité fondamentale.

Ces attaques gratuites visent aussi à rendre impraticable le choix d’un véritable « être avec » qui est pourtant au cœur de l’engagement chrétien pour la justice sociale. C’est-à-dire un accompagnement des personnes dans leurs efforts pour conquérir une liberté qu’on leur refuse et pour qu’elles puissent agir selon leur conscience ; une capacité de s’engager pour la justice sociale avec toutes les personnes de bonne volonté sans imposer nos convictions comme seul horizon possible, mais en apportant l’Espérance qui nous anime comme contribution à cette quête commune de justice.

Au-delà de l’influence croissante d’une droite conservatrice dans l’Église catholique que cet événement rappelle à nouveau, cette intervention d’un membre de la hiérarchie illustre une forme d’autoritarisme qui reprend ses aises au sein de l’institution ecclésiale. C’est la valeur de la conscience individuelle dans l’engagement qui est remis en cause et nié par des arguments d’autorité. Les réponses publiques de la CECC connues au moment de rédiger cet article et le silence des autres membres de l’épiscopat (à l’exception de monseigneur François Lapierre) n’ont rien pour calmer nos inquiétudes par rapport à la volonté de s’éloigner de théologies et de pratiques qui prennent au sérieux l’attention aux « signes des temps » et le respect des consciences sur lesquels insiste Vatican II. Une attitude profondément évangélique pourtant qui nous rend capables de saisir les voies de Dieu dans les luttes parfois imparfaites, mais sincères des personnes éprises de justice.

L’autoritarisme décide pour tous et toutes ce qui doit être entendu. Il se substitue à une pratique intelligente réalisée de bonne foi. Il accorde peu d’importance à l’expertise et à l’expérience de ses membres, surtout celles des femmes, et à la conscience individuelle pour déterminer ce qui doit être appuyé et rejeté. L’autoritarisme peine à reconnaître la recherche de Vérité qui se réalise par le dialogue et qui trouve son chemin à travers l’expression de visions différentes.

C’est pourtant une direction tout à fait opposée à l’autoritarisme que nous propose la richesse de l’enseignement social de l’Église, tout autant dans ses textes que dans les pratiques toujours actualisées des personnes qui se laissent toucher par cette interpellation que la foi et l’engagement social sont indissociables.

Cela nous amène au nom de notre foi à refuser l’autoritarisme qui s’exerce autant dans le champ du politique que celui du religieux pour soutenir les difficiles, mais combien importants processus de démocratisation ; à refuser l’autoritarisme qui se manifeste dans les rapports malsains entre les hommes et les femmes et entre les humains en général et à soutenir tous les efforts pour que toutes et tous s’épanouissent en toute égalité et que les savoirs issus de leurs expériences soient reconnus à leur juste valeur ; à refuser l’autoritarisme dans nos organisations de service, de travail et d’engagement pour construire des expériences de collégialité respectueuses de l’apport de chaque personne.

Parti pris double et conversion

Depuis toujours, des personnes croyantes sont bouleversées au contact des plus pauvres, des laissés-pour-compte. Au cœur de cette pauvreté, de cette violence, de ces multiples discriminations, celles et ceux qui font le parti pris d’une écoute particulière des femmes — de leurs souffrances, de leurs expériences, de leurs paroles et de leurs spiritualités — découvrent de nouvelles manières de comprendre les situations et des brèches insoupçonnées à partir desquelles faire naître une vie de dignité. C’est ce parti pris double, pour les appauvris et capable d’englober la perspective des femmes, qui rend possible de questionner les évidences, les statu quo et qui ouvre des possibles insoupçonnés dans le monde et dans l’Église.

Les personnes croyantes sont alors converties, transformées profondément jusque dans leur être croyant par cette rencontre. Dans cette conversion, il y a d’abord les lieux du projet de Dieu qui change. Le monde, l’histoire et le projet humain deviennent des lieux de Dieu, des lieux de la manifestation de la grâce de Dieu. Comme le résumait si bien Gregory Baum : « Dieu est constamment à l’œuvre au milieu des êtres humains, il les appelle et les soutient pour qu’ils discernent le mal, qu’ils luttent contre lui, qu’ils s’en détournent, qu’ils coopèrent avec d’autres pour le vaincre et, s’ils y sont appelés, pour qu’ils donnent leur vie en sacrifice pour s’y opposer. »2 Dieu n’habite plus ni les hauteurs ni les seuls lieux dits sacrés d’où un plan pour le monde et les humains est préétabli, un plan élaboré à partir de la seule compréhension masculine des êtres et du monde. Il fait le pari que son nom sera connu grâce et malgré les dédales de cette immense liberté qu’il accorde à chaque personne, femme et homme. Et il nous laisse le découvrir à travers la diversité et la complémentarité de nos réalités humaines, de nos sensibilités et de nos expériences.

Cette expérience d’un Dieu au cœur du monde change la conversation spirituelle avec ce Dieu. Il ne s’agit pas de s’extraire du monde pour s’en rapprocher, mais de plonger au cœur de soi et d’entendre la profondeur de l’autre pour l’écouter se dire. En se faisant plus proche, c’est une autre grandeur et un autre Mystère inépuisable qu’il nous offre à découvrir. Dans ces conversations spirituelles, nous sentons parfois le besoin de dépouiller le nom même de Dieu de la vision réduite dans laquelle il est trop souvent enfermé.  Certaines l’appelleront même Dieue, Sagesse, Notre Mère, mais toutes et tous nous tentons de nommer un Dieu qui manifeste sa grâce à travers cette aventure particulière de femme et d’homme qu’il nous est donné de vivre.

C’est aussi la lecture des textes bibliques qui prend une saveur toute différente. Les prises de conscience que nous amène à faire notre double parti pris, pour les appauvris et capable d’englober la perspective des femmes, nous font comprendre différemment la Parole, éclairent des passages occultés, met en lumière des éléments marginalisés, nous font redécouvrir le profond renversement des choses que les textes bibliques nous offrent. Nous comprenons alors que « Les récits évangéliques nous présentent également le prophète Jésus comme celui qui fait le choix de vivre en homme solidaire. […] Devant une telle conjoncture, il se compromet et prend position en faveur de celles et ceux dont la vie est menacée (gens affaiblis, disqualifiés, appauvris, exploités…). […] C’est donc ce lieu de rejet, de souffrance, de faiblesse, d’échec et de mort que l’espérance commence à se réaliser. »3 Les Évangiles nous révèlent alors la foi de ces pauvres, de ces femmes, de ces personnes aux mœurs douteuses et aux vies condamnées par les chefs religieux que Jésus prend en exemple pour expliquer cette foi qui plaît à son Père. Une foi qui naît de la reconnaissance d’une soif profonde, d’une recherche de chemin vers la liberté. Il nous rappelle que cette foi remet fondamentalement en marche dans la dignité. Et que c’est là le critère fondamental de la conversion au Dieu qu’il annonce.

Ce que nous devons continuer de mettre au cœur de notre engagement

C’est un impératif de changement profond auquel conduit alors la foi et c’est une tout autre façon de vivre au cœur du monde qui devient l’exigence de celle-ci. Un changement qui place la dignité et la liberté de chaque femme et de chaque homme au cœur du projet de Dieu et qui nous en rend coresponsables. L’injustice et les inégalités ne sont alors plus des fatalités voulues par Dieu. Celui-ci accueille avec bonté l’apport de toutes les personnes qui cherchent à les combattre. C’est d’ailleurs ce parti pris et cette conversion profonde dont témoigne Luis Arriaga et qui est au cœur de son engagement au Centre Prodh.

Le fait que [les injustices et les inégalités] ne sont pas ce que Dieu désire est une vérité que nous sentons tous les jours au Centre Prodh alors que nous entendons les cris pour la justice de ceux dont la dignité est bafouée. C’est ce dont nous faisons l’expérience lorsque les victimes de violations des droits de la personne partagent avec nous leurs histoires et nous invitent à nous joindre à leurs luttes. […] Une compréhension juste de notre société exige que nous répondions à ces cris pour la justice, à cette demande viscérale de ceux qui sont les plus opprimés. Répondre à ce cri demande compassion et engagement. […] Nous sommes privilégiés de pouvoir lutter pour la justice aux côtés de nombreux compagnons unis dans la certitude qu’aucune injustice et aucune souffrance ne sont prédestinées. Nous sommes inspirés et soutenus par la certitude qu’un Dieu autoritaire n’est pas le Dieu des chrétiens – par la vérité simple et omniprésente que Dieu ne désire aucune injustice.4

L’engagement social repose sur la conviction et l’expérience de la compassion et de la bonté de ce Dieu qui rend libre. Cette conviction s’appuie sur les textes bibliques, la tradition chrétienne, l’ouverture de Vatican II et de nombreuses réflexions théologiques. Au nom de cette expérience fondamentale, des croyants et des croyantes refusent toute volonté de restaurer un Dieu autoritaire et avec lui toute pratique d’autoritarisme.

1. Pourtant déjà réfutées en 2009 par le Rapport du comité d’enquête de la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC) concernant des organisations non gouvernementales mexicaines partenaires de Développement et Paix : http://www.cccb.ca/site/images/stories/pdf/rapport_comite_enquete.pdf
 2. BAUM, Gregory. Étonnante Église, Bellarmin 2006, p. 72.
 3. BERGERON, Yvonne. L’espérance d’un avenir en gestation dans notre monde, texte pour l’Association des religieuses pour les droits des femmes (ARDF), 18 février 2011, p. 3-4.
 4. ARRIAGA, Luis. Cry the Beloved Country : Human Rights Under Siege in Mexico, conférence donnée au Regis College de Toronto pour The Archbishop Romero Lecture, le 10 mai 2010. Traduction libre.