LES FEMMES DU TIERS-MONDE ET LES FEMINISTES D’OCCIDENT

LES FEMMES DU TIERS-MONDE ET LES FEMINISTES D’OCCIDENT

Marie-Thérèse-Olivier (Marie-Eve)

Présentation

J’ai eu le privilège de participer au Forum 1985 de Nairobi : les contacts, les diverses opinions entendues, le visuel observé m’ont ouvert des horizons éclairés.

J’avais déjà rencontré des femmes du Tiers-Monde, mais en juillet 1985, sur les 14,000 participantes rassemblées de tous les pays, une forte majorité venaient du Tiers-Monde, en particulier de l’Afrique. On était là pour partager ses idées, ses émotions, ses déceptions, ses attentes, A partir de cette tribune d’échanges, j’aimerais faire le lien entre les conditions de vie de ces femmes et les nôtres, poser certaines questions qui font appel à notre responsabilité de chrétiennes interpellées par cette réalité.

Ce questionnement pourrait nous amener à cerner des pistes d’action pour l’avenir ou du moins à mûrir une réflexion exhaustive.

Constatations

A Nairobi, les problèmes des autres sont devenus concrets…

La mutilation sexuelle, ce n’était plus le compte rendu d’une journaliste, c’était les vraies femmes excisées qui en parlaient. Les Palestiniennes en chair et en os discutaient avec les Israéliennes, lucidement et sans heurts.

Les nôtres aussi se sont précisés.

Même les Canadiennes prenaient conscience, sur ce terrain, de réalités qui les touchent mais qu’elles abordent peu fréquemment dans leur pays : la condition des femmes, Inuits, celle des femmes immigrantes, des femmes de couleur, des handicapées, des lesbiennes, etc… Là aussi, les femmes s’exprimaient à partir de leur vécu.

•On s’est rendu compte que les femmes de tous les pays vivent l’oppression, et qu’elles se butent à des barrières quasi infranchissables. Même si les nationalités diffèrent, les problèmes des femmes se ressemblent au plan universel.

Cependant les femmes occidentales revendiquent davantage pour elles-mêmes les droits qu’elles jugent essentiels. Les femmes du Tiers-Monde incluent leur famille dans leurs luttes.

• Les situations d’urgence, la guerre nucléaire, l’apartheid, la guerre civile furent analysées par les victimes mêmes de ces drames.

• On a vu à quel point l’accès à l’eau potable est difficile, particulièrement en Afrique. Nous, de l’Occident, avons pensé à notre gaspillage d’eau qui pourrait nous jouer de vilains tours.

• La santé, le planning familial, la nutrition, le développement économique prennent une importance particulière pour toute femme sensibilisée à la situation politique de son pays, où qu’elle soit sur terre.

• La majorité des participantes se sentaient concernées par des problèmes communs : le travail des femmes, au noir, sous payé, la prostitution pour attirer le tourisme, la drogue, l’alcool et leurs conséquences psychologiques chez les femmes.

Plusieurs groupes ont réalisé que la clé du changement réside dans l’éducation « par le biais de l’école ou d’associations qui font la promotion de l’éducation populaire ». Le développement peut amener l’égalité, un nouvel ordre économique peut aussi provoquer le même résultat.

« Pour résoudre la « Trilogie » Paix, Egalité et Développement, il faudrait avoir une voix au gouvernement ». Mais à Naïrobi, on disait aussi que « paroles de femmes et paroles d’État ne sont pas toujours compatibles », que souvent te Pouvoir n’a pas d’oreilles.

Les jeunes ont été très peu représentés à Naïrobi : sur 800 ateliers, 5 seulement traitaient spécifiquement des jeunes (Dominique Morval, guide catholique du Canada). N’en est-il pas ainsi à travers le monde ? Souvent les aînés veulent imposer leurs convictions aux cadets-tés, pourtant ces derniers-dernières ont des choses à dire qui demandent à être écoutées, comprises. Il semble qu’on a peur des différences, de la diversité des opinions, de la confrontation.

Les ateliers « Femmes et Religion » ont donné beaucoup à réfléchir.

Plusieurs étaient animés par les Africaines. Une perspective féministe est en train de se construire à partir de l’expérience des femmes, dimension fort négligée, dit-on, dans l’Église du Christ et la théologie.

Ces femmes veulent deux choses :

– pouvoir penser comme femmes avec d’autres femmes leur relation avec Dieu ;

– pouvoir parler de la Bible, des structures d’Eglise, des ministères et de l’avenir des femmes dans I Église.

« L’Évangile dit que nous sommes libérées », alors, elles veulent vivre une expérience de libération : « Avant la venue de la foi, nous étions gardées en captivité sous la loi en vue de là foi qui devait être révélée. Ainsi donc, la loi a été notre surveillante, en attendant le Christ, afin que nous soyons justifiées par la foi. Mais après la venue de la foi nous ne sommes plus soumises à cette surveillante » (GaL 3,23-26).

Les Africaines cependant recommandent la patience, considèrent que plusieurs féministes sont trop impatientes et perdent l’appui de certaines qui pourraient aider la cause des femmes. Les femmes du Tiers-Monde aimeraient être capables de choisir leur rôle de femme : au foyer, mère, chauffeure de camion, pasteure, prêtre ou première ministre. Ces mêmes constatations ressortent d’un document de consultation « Women for change » qui a été préparé pour la Décennie des Femmes. Il est donc évident que le besoin d’autonomie des femmes n’est pas le privilège des femmes de l’Occident.

Questionnement

A Nairobi, on a appris à penser « Les Femmes » et non plus « La Femme », de même qu’il fut question « des féminismes » et non plus « du féminisme ».

Comment arriverons-nous à nous écouter, féministes d’ici, à nous comprendre et à rallier nos convergences ?

A Nairobi, en plus des ateliers qui traitaient de Femmes et Religion, un centre chrétien d’accueil, « Le Karibou » (Bienvenue en Kiswahili), offrait hospitalité, activités, célébrations, information aux congressistes : c’était une initiative du Conseil Mondial des Églises. Or, il ne fut aucunement mention de ces réalités dans le rapport des Nations-

Unies, Décennie des Femmes.

Comment amener les autorités gouvernementales à tenir compte des valeurs religieuses que portent les femmes, et à respecter cette dimension, tout comme elles essaient de considérer les droits civils dus à chacune ?

A Naïrobi, les femmes ont saisi l’importance de développer des perspectives féministes sur l’ensemble des problèmes mondiaux, d’agir comme femmes sur le monde.

Comment, avec les femmes d’ici, élargir notre champ d’action ? comment les amener à réfléchir sur leurs réalités sans angoisse ni frustration, les engager à abandonner leur rôle de victimes pour devenir les actrices de leur propre vie dans tous les domaines ?

Perspectives d’avenir

Les femmes du Tiers-Monde ont interpellé nos féminismes. Avec elles, nous avons vécu en toute « sororité ». Nous pourrions poursuivre cette démarche, mais, à mon avis, les femmes d’ici auraient d’abord besoin de s’apprivoiser.

Mon opinion s’est confirmée lors d’une récente expérience : j’ai assisté à une conférence post-Nairobi organisée à Toronto les 18 et 19 octobre 1986, où étaient aussi invitées quelques participantes de la rencontre 1985. Nous y avons vécu certains moments difficiles. Premièrement, des tensions entre anglophones et francophones se sont actualisées. La traduction simultanée fonctionnait pour permettre aux déléguées de se comprendre, mais les anglophones n’installaient pas leur appareil ! Imaginez le climat et l’ambiguïté du dialogue… D’autre part, les jeunes et les plus âgées avaient peine à se retrouver sur la même longueur d’ondes. Dans leurs recommandations, les lesbiennes défendaient fébrilement leur cause et se sentaient mal comprises. Une vraie tour de Babel ! Personne n’était à son aise.

Beaucoup d’organismes d’un océan à l’autre, au Canada, se préoccupent de la condition des femmes. Chacun d’eux agit à sa façon et s’intéresse peu au travail des autres. La « sororité » est un vain mot.

Nos féminismes pourraient aider à bâtir un monde nouveau, où la solidarité des femmes serait plus évidente, moins tyrannique, plus forte. Pourquoi ne pas accepter nos différences, identifier nos accords, les renforcer et nous en servir dans l’élaboration de nos plans d’action ?

Avant de continuer notre relation d’aide avec les femmes du Tiers-Monde et de donner un suivi au travail déjà commencé à Nairobi, apprenons en premier lieu à nous respecter, à nous serrer les coudes, à nous donner des outils d’animation que nous pourrions échanger entre nous. Une collaboration plus étroite entre les groupes stimulerait l’élan des militantes et nos féminismes s’en porteraient mieux.

Cela permettrait de voir plus clairement l’émergence de nos actions. Comme le soulignait Justine Lacoste-Beaudoin : « II faut en faire davantage pour être sûre d’en faire assez ».1

1 Quelques citations ont été extraites du rapport Ensemble des Nations-Unies, Décennie pour la femme