LES PROSTITUÉES DANS LA BIBLE

LES PROSTITUÉES DANS LA BIBLEDe

l’exclusion à l’appartenance messianique

Micheline Gagnon, Myriam

Consciente de l’oppression des femmes et du rôle significatif qu’ont joué la Bible et son interprétation dans cette oppression, je tenterai de regarder d’un peu plus près la question de la prostitution en Israël y compris dans ce qui fonde la situation d’opprimées des prostituées dans une culture patriarcale.

 1. Des prostitués hommes et femmes en Israël

 De nombreux travaux en lectures féministes rendent compte de la présence des femmes prostituées – des hommes aussi, souvent des homosexuels – en Israël commedans les pays avoisinants. Deux catégories de personnages composent cet univers masculin : les prostituées séculières, le plus souvent des esclaves vendues par leurs maîtres à des proxénètes, qui font simplement commerce de leur corps avec le premier venu ou avec qui le désire, et les courtisanes sacrées ou hiérodules, celles qui sont directement rattachées au service d’un temple. L’histoire de Juda et de Tamar en Genèse 38, que j’aborderai un peu plus loin, joue sur la  nuance entre ces deux catégories.

 Répandue surtout à l’époque royale, la prostitution en Israël ne figurait pas dans le code des châtiments pour immoralité (Lv 20,10-17), et malgré les interdictions de la Loi (Dt 23, 18-19), des prostitués des deux sexes se trouvaient jusque dans le Temple (Os 4,14 ; 2R 23,7). Non considérée comme une atteinte aux bonnes mœurs, la fréquentation des prostituées  était cependant déconseillée, parce qu’elle présentait un danger pour la vigueur de l’homme et une cause de ruine pour ses biens (Pr 29,3 ; 31,3). Une femme tombée dans cet état était même jugée moins dangereuse que la femme adultère qui s’amuse en ayant le confort d’une vraie maison (6,26). Seule, et à une époque tardive, la prostitution d’une fille de prêtre était punie de mort (Lv 21,9) et un prêtre ne pouvait marier une prostituée ni une femme répudiée (Lv 21,7.13ss.).

2. La prostitution sacrée dans l’Ancien Orient

 Avant d’aborder la question de la prostitution sacrée en Israël,  il me semble important de  rappeler que le culte de la déesse-mère, dans les civilisations agraires, a donné à la femme une place de premier plan comme partenaire de la fécondité divine, trouvant dans la prostitution sacrée son expression suggestive. Il existait dans le rituel liturgique du « mariage sacré », des courtisanes qui s’unissaient sexuellement aux pèlerins des sanctuaires dédiés à la déesse Lune pour assurer, selon la croyance, la fertilité du sol et la fécondité des animaux comme celle des êtres humains.1  Appelées « saintes femmes », elles incarnaient leur déesse dans son union avec un dieu et rappelaient à leur manière la sainteté des fonctions de reproduction.

 Dans un hymne non publié du temps d’Hammourabi, la déesse était décrite comme une super prostituée que 120 hommes ne parvenaient pas à épuiser.2 Et pourtant, elles étaient toujours considérées comme vierges.  À l’exemple de leur patronne, des filles de roi, aussi bien que des filles de simple bourgeois libre, pratiquaient périodiquement la continence cultuelle afin de favoriser l’union magique ou mystique avec les forces cosmiques.3 Elles vivaient non mariées dans leurs propres maisons à l’intérieur de l’enceinte sacrée et elles s’occupaient à tisser des tentes pour la déesse. La profession de ces prostituées ne les exposait à aucun blâme social. On les honorait au contraire et dans certaines contrées, comme Paphos dans l’île de Chypre, chaque femme était tenue de se prostituer une seule fois, comme offrande de sa chasteté à la divinité, avant l’entrée au mariage. Le rôle de ces femmes n’avait évidemment pas la signification vénale qui caractérise l’activité des prostituées ordinaires.

3. La prostitution en contexte biblique de crise

 C’est dans ce contexte commun à l’ensemble des civilisations du Proche-Orient qu’on trouve des traces de la prostitution sacrée introduite à l’époque royale par la population cananéenne. Depuis la sédentarisation après l’entrée en Canaan, les défenseurs du Yahvisme se sont élevés contre tout culte de Baal et d’Astarté, car le Dieu unique, Yahvé, est dépouillé de toute corrélation avec une sexualité proprement dite. Certes, le monothéisme strict d’Israël a continué de maintenir un lien entre la sexualité et le sacré, mais la source de cette sacralisation a pris une direction différente de celle des mythes et des rites sexuels du paganisme ambiant. Il ne s’agit plus de sacraliser la nature, ni de diviniser la vie et la fécondité mais d’accomplir une fonction dont Dieu seul assure le succès. Aussi, l’auteur de la Genèse place-t-il la sexualité du couple humain à l’intérieur des bénédictions de Dieu (Gn 1,28). Après avoir accompli son œuvre de création, Dieu se réjouit de la vie (sexuée) et la voit très bonne (1,31). De plus, le texte affirme que c’est en vivant dans une chair unique (2,24) que l’homme et la femme sont à l’image de Dieu.  Mais, à peine la faute commise, tout est changé entre l’homme et la femme ; la fécondité elle-même est vue dans un contexte de souffrance (3,16).

 Pendant des siècles, les prophètes  ont combattu le culte des autres dieux et la prostitution (Os 11,2.7) ; tout particulièrement le commerce avec les prostituées sacrées (4,14). Ils ont utilisé à plusieurs reprises la figure de la prostituée pour désigner le peuple d’Israël qui  trompe son Dieu avec les Baals cananéens (Is 1,21 ; Ez 16, 15.35-36 ; Os 2, 4 ; 2R 23,7). Amos, par exemple, se plaint que le père et le fils vont à la même prostituée et profanent ainsi le nom de Yahvé (Am 2,7). C’est seulement avec la disparition de Jérusalem en 586 et l’exil à Babylone que les rites cananéens de la fécondité ont été éliminés et, avec eux, la prostitution sacrée.

 4.  Des prostituées parmi les ancêtres du Christ

 À l’époque évangélique, les prostituées tiennent une large place dans la pratique égalitaire de Jésus. Significative, sans nul doute, est son attitude, choquante pour les Pharisiens, envers la prostituée repentante de Luc (7,37 ss.) ou quand il déclare que les prostituées, à cause de leur foi, entreront plus facilement que les Pharisiens dans le Royaume des cieux (Mt 21,31ss). Paradoxalement, deux femmes marginales par rapport aux règles de la sexualité se glissent, comme par effraction, dans la généalogie de Matthieu. D’abord Tamar qui, en désespoir de cause, n’hésite pas  à se déguiser en prostituée pour obtenir la postérité qui lui est due (Gn 38). Puis Rahab, une prostituée de profession, qui se joint  au peuple de Josué dans la marche vers la Terre promise (Jos 2,1-21 ; 6, 22-25).

 En regard de l’éclairage que la prostitution en Israël reçoit du contexte socioculturel dans lequel évolue la condition des femmes, je m’attarderai à l’histoire de Tamar au chapitre 38 de la Genèse pour vous faire découvrir l’étrange voie que prend Dieu pour voir la réalisation4 de sa Promesse. Le rôle de Tamar, une Cananéenne, donc païenne, est capital pour la maison de Juda, par son mariage avec son premier-né. Or un double obstacle condamne Tamar à vivre sans possibilité d’assurer la continuité de la lignée : la mort successive de ses deux premiers maris et le refus implicite de Juda de lui donner son troisième et dernier fils en mariage. Devenue veuve, son beau-père la renvoie alors habiter chez ses parents. Tamar reste cependant toujours liée par les obligations du lévirat, C’est pourquoi Juda lui promet un futur mariage avec son cadet lorsque ce dernier  sera devenu assez grand.

 Il est frappant de voir comment, dans ce récit, la vie relationnelle en tant qu’elle met en jeu des sentiments et des émotions, est complètement passée sous silence. Il n’est fait mention d’aucune réaction de Juda à la suite des décès consécutifs de ses deux premiers fils. Son monologue intérieur nous révèle cependant qu’il craint que son dernier fils ne subisse le même sort que ses frères ainés s’il le donne en mariage à Tamar, la seule responsable, à ses yeux, de la mort de ses deux précédents maris.5 Aucune mention n’est faite non plus quant à la réaction de Tamar quand elle se fait mettre à la porte de la maison de son  beau-père. Cette jeune veuve, sans  enfant, ne se soumet-elle pas en silence, à l’unique option légale que lui offre une société tout entière dominée par les schémas masculins ? « De nombreux jours passèrent », note laconiquement le texte. Tamar va-t-elle se languir indéfiniment dans sa situation de femme privée d’amour – pour ne pas dire de plaisir sexuel –  et sans enfant ?

 Entre-temps, la femme de Juda meurt et celui-ci se retrouve veuf, sans descendance, son dernier-né étant gardé en sécurité, loin de Tamar. Chose surprenante, la rupture du lien de Juda avec Shua, le père de sa femme,  coïncide avec une profonde crise d’identité chez Tamar. Prenant conscience d’être injustement traitée par Juda, celle-ci décide de prendre sa cause en main pour obtenir justice. De l’état de passivité où elle était utilisée comme un « objet sexuel » par Juda et ses fils, Tamar passe  à l’action, avec promptitude et résolution. S’imaginant que Juda, dont la période de deuil est  terminée, se trouve dans un état de besoin sexuel, elle se couvre du voile cultuel et s’assied, telle une prostituée, à l’entrée de la ville. Lorsque le patriarche l’aperçoit, son appétit sexuel se réveille et, d’emblée, il dit  à cette femme qu’il prend pour une prostituée commune 6 : « Laisse-moi coucher avec toi » (littéralement, « laisse-moi entrer  en toi »).

 En femme d’affaires déterminée, Tamar exige, en échange, que Juda  lui remette les attributs de sa paternité – son sceau, son cordon et son bâton –, l’équivalent, dans le Proche-Orient ancien, du dépôt d’une carte de crédit. Conformément à l’entente, il les lui remet, et pendant une nuit entière, sa belle-fille, qu’il n’avait pas reconnue derrière son voile, n’est plus pour lui qu’un sexe, dont on peut jouir. Apprenant, trois mois plus tard, que Tamar s’est prostituée et qu’elle est enceinte, Juda, ignorant que c’est de lui qu’elle est enceinte,  l’envoie chercher pour la faire brûler vive. L’apercevant au bûcher de prostitution,  Tamar le confond en lui montrant les attributs laissés en gage qui le désignent comme père de son enfant ! Juda comprend et reconnaît qu’elle est « plus juste que lui », c’est-à-dire qu’elle a pris en considération son désir de fécondité et de vie. Quelques mois plus tard, Tamar deviendra mère de jumeaux tout en demeurant veuve car, après cet incident, Juda n’a plus de rapports charnels avec elle. Comme dans maints récits bibliques, l’accent est mis sur la maternité, non pas sur le fait d’être femme ni davantage  sur la reconnaissance légale du statut d’épouse. Dans le domaine spirituel cependant une relation nouvelle s’instaure avec Dieu : de fille de joie par nécessité, Tamar, l’étrangère, de par son entrée dans la lignée du Messie, se transforme en  fille de LA joie

 5. Remarques conclusives

 L’exploration à fleur de texte de cette histoire  tragique,  telle qu’elle nous est offerte comme témoignage de foi, reflète de prime abord une idéologie patriarcale, que l’on peut énoncer ainsi : la femme est faite pour devenir l’épouse d’un homme et la mère de ses enfants. Sur ce fond de scène, Tamar se voit confrontée à l’obstacle d’un ordre masculin qui entend se l’approprier comme mineure aux fins de la reproduction biologique, refusant de voir en elle autre chose qu’une mère. Le désir impératif de donner le jour à une descendance mâle constitue, aux yeux des exégètes féministes, une puissante stratégie qui permet à l’homme de contrôler les capacités d’engendrement de la femme, comme s’il y voyait une menace pour  son pouvoir.

 Du point de vue de l’intention théologique, le texte ne prétend pas formuler le moindre jugement moral sur la conduite de Tamar, aussi scandaleuse qu’elle puisse l’être en apparence, mais veut montrer comment se réalise le choix de l’héritier davidique à travers cette réalité. Sans aucun doute, le relief et la valeur de premier plan qui lui revient dans l’histoire de la Promesse ne sont pas légitimés ou justifiés par le plan audacieux qu’elle met en œuvre, mais par une action reliée au croire. En fait, la prise de conscience de l’injustice qui lui est infligée marque le début de son histoire personnelle avec Dieu, c’est-à-dire de sa mise au monde d’une « JE » authentique et d’une maturation de son expérience de Dieu. En choisissant cette veuve sans enfant comme levier de transmission de la Promesse, Dieu lui reconnaît un statut égal à celui de Juda, l’héritier des bénédictions.

 Comme femmes chrétiennes et féministes, nous ne pouvons pas éviter de nous interroger sur la situation d’injustice qu’a vécue Tamar, situation qui est encore aujourd’hui le quotidien de beaucoup de femmes enfermées dans un système patriarcal. Sorte de prototype ou de paradigme de cheminement de foi, le parcours de cette femme ne nous dévoile-t-il pas ce qu’il  en coûte de naître à une vie humaine reconnue dans toute son  authenticité n’acceptant plus de se laisser réduire à un objet sexuel. Passer d’un désir, exacerbé par l’attente, à la reconnaissance du don qui cache Dieu tout autant qu’il le révèle, constitue une expérience fondamentale pour notre croissance humaine et spirituelle. Prenons le temps de nous laisser rejoindre dans notre intimité par cette histoire de Tamar, car « le type de prostitution de cette femme n’est peut-être pas le plus méprisable. Il en est de plus subtils, de moins spectaculaires, qui se jouent sur nos trottoirs intérieurs où nous nous vendons insidieusement ; on ne songerait ni à les qualifier de « prostitution », ni même à les absoudre tant ils sont de mise, mais ils s’insinuent plus gravement dans le cœur de l’Homme (et de la Femme) ! Ils relèvent de tous nos calculs ; ils nous cuirassent devant l’amour et gèlent tout vrai don. » 7

1. Cf. E. Harding, Les mystères de la femme dans les temps anciens et modernes. Interprétation psychologique de l’âme féminine d’après les mythes, les légendes et les rêves, Paris, Payot, 1953, pp. 158-68
2. Cf. W. Kornfeld, « Prostitution sacrée », Supplément au dictionnaire de la Bible, Fascicule 47, Paris, Letouzey & Cie, 1972, p. 1360
3.  Très souvent la mythologie de l’Asie occidentale nous présente des déesses de l’amour ( Inana-Isthar, Ashéra, Astarté et Anat) dont l’état virginal confère une puissance de fécondité qui a pour corollaire des effets plus ou moins magiques. Elles sont à jamais des « vierges » pour en avoir fait le choix. La reconstitution de leur virginité après chaque aventure sexuelle est un symbole de leur autonomie. Elles retrouvent un statut nouveau de célibataire, c’est-à-dire qu’elles ne sont plus liées à un mari dans une relation permanente.
4.  Plusieurs éléments interprétés du texte est inspiré de R. ALTER, L’art du récit biblique, coll. «  Le livre et le rouleau », n° 4, Bruxelles, Éd. Lessius, 1999, pp. 14-20.
5.  À l’époque, on soupçonnait la femme d’être possédée par une sorte de force meurtrière. Tamar n’était-elle pas ensorcelée comme le sera Sarra, la fille de Ragouël, dont les maris seront assassinés les uns après les autres par un esprit jaloux, lors de leur nuit nuptiale.
6.  Le  narrateur utilise le mot qedeshah pour décrire Tamar sous son voile de travestissement, qui signifie « prostituée » avec une connotation « sacrée » telle que rencontrée dans les sanctuaires. En revanche, Juda emploie un mot différent : zonah, c’est-à-dire putain. Cette différence d’appellation fait ressortir la nature de l’injustice faite à Tamar. (Cf. M. BAL, Femmes imaginaires. L’Ancien Testament au risque de la narratologie critique, coll  « Brèches », Montréal, Ed. Hurtubise HMH, 1985, pp.155-6.)
7. Annick de Souzenelle, Le féminin de l’Être. Pour en finir avec la côte d’Adam, coll. « Spiritualités vivantes », Paris, Albin Michel, 1997, pp.158-59.