L’ESSAIM DE LA MORT ME MORD LE SEIN

L’ESSAIM DE LA MORT ME MORD LE SEIN

Céline Boyer*

Allongée sur un rivage de cendres et de marguerites, je pleure,

Les dents de l’océan grignotent mon sein en silence.

Je suis une môme qui aime courir pieds nus, insouciante,

Qui n’a plus les cheveux d’Ophélie depuis quelques mois,

Et pourtant je descends vers les ténèbres dans une même noyade.

Le ciel pose des rainures vertes sur mes mains ouvertes de gosse

Et j’ai beau virevolter sur toutes les balançoires du monde,

Mon sein fond comme neige au soleil,

J’ai un cancer.

Alors je respire l’éblouissante clarté de mes années de jeunesse,

J’arrache des morceaux de courage à tous les arbres atrophiés,

Je découpe des bouts de bravoure dans les pierres émoussées,

Je déchire des bribes de force dans le cœur des hommes blessés,

Et j’avance la tête haute, haute comme trois pommes,

Comme une Eve qui se respecte du haut de ses trois fois dix ans,

Le lait et le laid se disputant mon sein comme des enfants.

Je devine des taches sombres serpentines m’envahir sinueuses,

Mais je ne serai pas immobile sur les rivages très longtemps,

Je commence déjà à me relever, ma robe dégueulasse,

Trouée par le sable et le sel marin, trouée de mille bourrasques,

Mais tant que les mouettes me trouvent belle tout va bien.

Quand les nuages se parent de fumées, de goudrons dégoulinants,

Je tourne la tête, je tourne comme les éoliennes, je tourne de l’œil,

Mais j’avance sans rougir.

Je ne me laisserai pas piéger par ces nasses lasses de saper des vies,

C’est une promesse faite à un poisson un soir et je vais l’honorer.

Je chasserai le crabe.

 Quand je devine en mon ombre ce crâne chauve comme la lune  Et que je vois défiler ces hommes et ces femmes rasés,

Asphyxiés par le souffle de l’enfer, par l’haleine de leurs bourreaux,

Que je vois défiler sur mon visage le parchemin de leurs douleurs,

Le sillon de leurs cris muets, la beauté de leur grandeur,

Là au milieu de la boue et des immondices de l’histoire,

Je ne suis pas désarmée, je garde la tête haute, dans la lune justement.

Je ne suis pas eux, ils portaient l’étoile jaune sous leur crâne rasé,

Moi à la même place, je ne porte qu’un cathéter, je leur ressemble, c’est tout –

Des humains qui regardent la mort bien en face et qui n’ont pas choisi.

Nos destins s’entrecroisent sur nos visages sans cheveux, sans lilas,

Sur nos crânes, sur nos crinolines, sur nos combats, sur nos crachats d’étoiles.

Si on vomit c’est pour ne pas garder la noirceur à l’intérieur,

Si on cherche à ressembler à la lune, c’est pour en garder l’éclat,

Pas l’éclat d’obus dans le sein, pas l’éclat de balle dans le cœur.

Nous avons perdu, mes frères disparus et mes frères de bataille,

Notre chevelure, démunis, diminués, mais pas la guerre.

Déjà poussent en nous les herbes folles de l’espoir inchangé,

Les graines des immortelles, la chaleur de l’horizon mordoré.

Mordons la, à pleines mains, cette aurore au bout de nos doigts cassés.

On n’a pas eu le choix. Ils ne l’ont pas eu. Je ne l’ai pas non plus.

Notre destin est commun, tour à tour, dans notre force et notre fragilité.

Allongée sur un rivage de cendres et de marguerites, je marche,

La langue de l’océan lèche mon sein en silence comme un chat,

Elle me répare. Elle me sépare des crabes qu’elle abrite.

Départ de ce crapaud crapuleux qui habite mon sein,

Retard de ce crevard qui mérite d’abandonner son essaim,

Je n’ai pas de place pour le renard de la mort venu me croquer,

Je n’ai pas de place pour le dard venimeux du destin borné –

Aucune place.

Elle me prend pour sa mère pour sucer mon sein ainsi sans savoir ?

Je ne materne pas la mort vous savez

Je n’ai pas de place dans mes bras pour la bercer –

Aucune place.

Je ne suis qu’une gosse qui aime que la pluie fine lave ses doutes,

Qu’elle lui enlève toutes les traces de maquillage ou la baptise sur la grève,

Qu’une gamine qui caresse les mésanges charbonnières quand elles s’égarent,

Qu’une funambule sans filets qui cherche midi à quatorze heures

Tellement elle aime la lumière du zénith, lumière assourdissante,

Car ses yeux sont héliotropes, ils aspirent les bulles de soleil.

Voilà ce que je suis.

Les gouttes d’eau de l’océan se posent sur mon crâne de nouveau-né

Et me voilà couronnée de perles d’opales et d’écume iridescente.

Petite reine de trente ans à la robe salie, aux petits pieds nus,

Petite princesse qui a un cancer en elle, trop généreuse pour dire non.

Et ma couronne toute belle devient marée noire,

Mes larmes de mazout abîment encore plus ma robe déchirée,

Je deviens la petite marchande d’allumettes

Qui tente de rallumer les étoiles comme dit le poète,

De lancer ça et là des étincelles de flamme,

Des étincelles de femme que je deviens.

Contre la noirceur de mon chemin infâme, j’allume mes allumettes.

On ne pourra jamais s’en prendre à mes rêves,

Je serai prête à trancher des têtes pour les défendre,

Jeter des coups de poings contre les coups du sort,

Lacérer le visage des ingrats, macérer les rouages des scélérats.

Je suis une gamine qui hurle aux hommes qui n’ont plus le cœur sur la main,

Que leur main est fermée, que leur cœur est pourri, que j’ai le cancer.

 Je vais construire des basiliques de beautés écarlates,

Des mosquées de joie éclaboussante, des mausolées de myosotis éclatants,

Des cathédrales d’amour et des panthéons de rire.

Tout cela à la force de mes mains gercées et de mes yeux embués.

Je vais serrer dans mes bras, contre moi, tous les affamés,

Je vais embrasser de tout mon être les tombés du nid, les délaissés,

Je vais à nouveau pour les hommes ériger l’arche de Noé.

Et dire qu’à une lettre près, son prénom aurait été Noyé.

Voilà à quoi tient notre vie, à une lettre, un iota, un souffle, un baiser.

 Debout sur un rivage de sable et d’anémones rouges, je danse,

Le déluge bat son plein mais mon cœur bat plus fort encore, intense,

Il est assourdissant de vérité, il rythme ce que je suis et deviens,

Il pulse cette vie que mes cellules agonisantes avaient perdue,

Ces cellules qu’on appelle prisons.

 

On m’a parlé de squelettes de baleines échouées,

De leurs fanons que le vent brandit comme des fanions élimés,

Je n’en ai vu aucun sinon je les aurais taillés en cathédrales ivoire

Pour y accueillir tous les naufragés du destin et leur injecter l’espoir.

J’ai chevauché quelques baleines et traversé des océans de silice,

Ceux qui savent de quoi je parle auront un sourire complice.

Les baleines me guident souvent quand je perds le cap,

Le Cap de Bonne Espérance, non loin du Cap des Aiguilles,

Celles qu’on enfonce dans mon corps pour le soigner.

Je navigue toujours vers le tropique du Capricorne,

Tournant le dos au tropique du cancer trop morne.

Et les baleines m’ouvrent le passage, hiérophantes de silence.

Bienveillantes.

 

Comme mes cheveux ne forment plus de boucles, je noue des rubans

Autour des arbres et des rondins de bois, je crée une piste aux étoiles.

Mes allumettes embrasent des milliers de feux follets sur le rivage qui bouge

Et je danse, seule sur la plage, entourée de serpents magenta, de rubans rouges.

Les baleines tapies au creux de la terre liquide, dans l’épaisseur de l’abîme,

Me regardent et soulèvent des vagues pour que l’océan danse aussi.

Et je sens que je deviens immortelle, les rubans rouges s’accrochent au ciel

Et forment des bandes immenses que j’appelle aurore désormais.

Si je me sens bâillonnée, je hurle, ballerine, aussi fort que les loups du monde,

Si je me sens enlisée, je danse, au cœur des alizés, ivre par la vitesse de mes rondes.

C’est ainsi, ce sont mes armes, celles avec lesquelles je me bats,

Contre le déluge, contre les squelettes de baleines, contre les cendres,

Petite guerrière malade et petite princesse à la robe en miettes.

Je pose mes petits pieds nus sur le sable mou, ils sont fragiles encore,

Je sens mes racines pousser jusqu’au centre de la terre.

Je ne tiens pas debout par hasard. Mon visage devient celui de Lazare.

 

Les sauvagines de l’horizon m’envahissent, leur morsure est suave, leur vol doux,

Le vampire qui buvait à mon sein se vide quand je tiens trop debout.

Je ne veux pas avoir les yeux rouillés à force de laisser glisser mes plaies,

Je veux exploser de rire, voler en éclats, voler de mes propres ailes.

Le vent chahute ma robe délabrée mais je me sens nouvelle,

Légèrement jolie ou joliment légère.

Parée de nénuphars parfumés mais nue sous ma robe,

J’avance, un bouquet d’amarantes dans ma main gauche.

 

Je ne peux pas me dire que je suis juste de passage,

Pas sage mais mage, pas effondrée mais effrontée.

Je dégrafe ma robe blanche que je laisse derrière moi,

Je n’ai plus de limites, des mouettes se collent à mes épaules,

Je danse, je tourne, mes yeux accrochés à la promesse de l’aube.

Des copeaux de bois flottent dans les vagues au milieu des lotus,

Et mon sein se couvre de vent, s’habille de paillettes d’astres,

Il ressemble à la dune en face, lisse, fait de poussières mais immense.

Une princesse, même enfantine, a des seins, les miens sont beaux,

Ils ne porteront plus la mort dans leur rondeur, dans leur ivresse,

Ils seront auréoles d’amour, cercles de jeunesse.

 

Je danse et soudain l’essaim de la mort se décroche de mon sein,

Les abeilles des ténèbres bourdonnent sur la plage entière,

Un orage de butineuses purulentes, j’ai peur de leurs ocelles.

Dans leur transe erratique, extatique, elles déversent leur pollen,

J’en ai plein les cheveux, oui ça y est, j’ai des cheveux.

Cette poussière d’étoiles redonne de l’éclat à mes mèches naissantes.

Je sais bien, dans la ruche, l’abeille reine tue les autres abeilles rivales,

Mais moi aussi je suis une reine, je veux avoir le monde comme graal.

L’essaim s’éloigne pareil à un grésil de frelons frêles qui grêlent sur mon front,

Et je n’ai plus peur. Je redeviens intense. Immense.

 

Les femmes donnent du lait, je donnerai aussi du miel désormais,

Mes seins sont aujourd’hui mellifères mais l’enfer peut revenir.

Ils chanteront des mélodies sécrétrices en secret, sous les cicatrices.

Je montrerai fièrement mon sein comme dans les trois âges de la femme de Klimt,

Un enfant dans les bras, la vieillesse et la mort aux cheveux dégueulasses derrière moi.

Les miens seront fleuris comme une prairie qui embrasse le printemps,

Et le pollen que l’essaim m’aura laissé en liasse me servira de pigments,

J’en mettrai à mes joues et à mes lèvres pour que Klimt me voie belle,

Il m’envisagera alors comme les deux femmes de son arbre de vie.

De mon sein poussera cet arbre et je sens déjà que des millions d’enfants

Y accrocheront de longs rubans rouges en hommage à mon chemin de sang.

Ma robe n’est plus déchirée, la poésie a recousu toutes les plaies du tissu,

La marchande d’allumettes en moi sourit, elle a mis feu à la mort à son insu.

Et j’accueille à bras ouverts tous les hommes blessés sur mon arche de Noé,

Ne croyez pas que ce soit un simple bateau construit de bric et de broc,

C’est une vraie baleine en forme d’amour qui me suit comme mon ombre,

Nous traversons les océans malgré les marées noires et les grésils de frelons.

Mon sein sous les bruines de pollen est devenu doré, ce qui a plu à Klimt,

Mon sein de reine n’est plus neige mais soleil.

* Céline Boyer est professeure agrégée d’anglais. Elle divise son temps entre enseignement et recherche littéraire, après avoir mené un doctorat sur le rôle des mythes et du sacré dans la poésie contemporaine. Elle est danseuse et co-fondatrice de la troupe de danse une aile en ciel. Céline Boyer écrit de la poésie depuis toujours. Son pseudonyme poétique est l’anagramme de son prénom Céline : Enciel. Elle lit régulièrement ses poèmes lors de conférences sur l’imaginaire féminin et a, par ailleurs, publié des poèmes dans diverses revues. Elle est l’auteure de plusieurs recueils.