LIBERTÉ DE RELIGION ET LIBERTÉ DE DISCRIMINER LES FEMMES ET LES PERSONNES HOMOSEXUELLES : DES AMÉNAGEMENTS À REVOIR

LIBERTÉ DE RELIGION ET LIBERTÉ DE DISCRIMINER LES FEMMES ET LES PERSONNES HOMOSEXUELLES : DES AMÉNAGEMENTS À REVOIR

Johanne Philipps

Le préambule de la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes 1 (CEDEF) énonce que la discrimination :

[…] entrave la participation des femmes, dans les mêmes conditionsque les hommes, à la vie politique, sociale, économique et culturelle de leur pays, qu’elle fait obstacle à l’accroissement du bien-être de la société et de la famille et qu’elle empêche les femmes de servir leur pays et l’humanité dans toute la mesure de leurs possibilités […] (Je souligne)

La liberté religieuse telle que nous la concevons entrave la participation des femmes dans les mêmes conditions que les hommes à la vie spirituelle et religieuse, qui sont des dimensions importantes de la culture. La compréhension que nous avons de la liberté religieuse dans notre tradition juridique comporte principalement deux volets. Un premier consiste en la liberté de croire à ce que nous voulons et à le manifester. Un autre volet est la liberté de ne pas être obligé d’adhérer à un groupe religieux. Nous ne sommes pas forcés d’adhérer à une croyance et nous sommes donc libres de quitter un groupe dont nous ne partageons pas la croyance. Ce dernier point, que nul ne souhaiterait voir remis en question, a pourtant des effets pervers pour les femmes croyantes qui luttent contre le patriarcat religieux. Puisqu’elles peuvent quitter leur appartenance religieuse, on justifie que les groupes religieux demeurent à l’abri de l’application des normes en regard de l’interdiction de la discrimination. Lorsque l’on s’interroge sur la possibilité de contraindre les groupes religieux au respect des droits des femmes et des personnes homosexuelles, c’est le deuxième volet de la liberté religieuse qui est mis de l’avant pour protéger les groupes religieux qui discriminent 2. La compréhension actuelle de la liberté religieuse a des effets pervers pour les femmes. Les groupes religieux sont libres de pratiquer la discrimination. Leur autonomie s’appuie sur cette idée : puisque l’adhésion est libre, ils peuvent discriminer. Pour certains juristes, l’autonomie en est venue à être un synonyme de liberté religieuse.

Adhérer à un groupe religieux suppose pour les femmes et pour les personnes homosexuelles de renoncer en quelque sorte au droit de ne pas être discriminées. Dans notre organisation politique actuelle, l’option de la sortie, que constitue la liberté religieuse (ou liberté de conscience) est le seul cadre dans lequel la pensée juridique d’inspiration libérale peut articuler une capacité d’agir pour les femmes croyantes. La liberté religieuse n’est pensée qu’en terme de relation binaire : droit d’appartenir (sans droit de contester), ou droit à la liberté (sans droit d’appartenir). Selon la juriste Madhavi Sunder 3, dans son rapport avec l’articulation de la laïcité et du concept de liberté religieuse, le droit protège les hiérarchies contre la dissidence qui se manifeste à l’intérieur des organisations religieuses. Il construit les religions comme un objet « autre » de la loi. La laïcité prise au piège du libéralisme politique n’offre que la sortie, « l’exit », et condamne donc les dissidentes à l’intérieur des groupes à l’exil. Pour les femmes croyantes, ceci a des conséquences importantes : elles ne peuvent profiter à la fois de la liberté de s’associer à un groupe religieux et du droit de ne pas être discriminées. En s’intéressant à la transcendance, en rejoignant un groupe religieux, on attend des femmes qu’elles renoncent à leur droit de citoyennes. La liberté religieuse justifie que les femmes ne participent pas à égalité des hommes au développement de leur culture religieuse.

Serait-il socialement et culturellement légitime qu’une autre catégorie de citoyens se voie confronter à un tel dilemme ? Une comparaison avec une situation vécue aux États-Unis par des Afro-Américains amène à reconsidérer notre compréhension de la liberté religieuse qui protège le droit de discriminer. Aux États-Unis, l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours (mormons) avait une pratique de ne pas reconnaître aux hommes de race noire le même statut que celui reconnu aux hommes de race blanche. La description de la lutte des Afro-Américains de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours comporte de nombreux parallèles avec la situation actuelle des femmes catholiques 4. À l’intérieur de cette Église, tout un mouvement de contestation a pris forme à travers des pratiques diverses. Le mouvement pour les droits civiques américains a appuyé cette opposition interne de l’Église, entre autres en soutenant la contestation légale de cet état de discrimination. Des poursuites pour discrimination raciale ont été déposées, des mouvements de boycottage d’activités ont été organisés. La sortie de l’Église n’a pas été prônée pour les Afro-Américains. On a plutôt fait en sorte qu’il devienne intenable pour les autorités de l’Église de s’en prendre à leurs dissidents et de maintenir le statu quo. Le droit à la liberté religieuse trouvait une limite. La discrimination ne pouvait pas être tolérée sous prétexte que les Afro-Américains n’étaient pas obligés d’adhérer à cette église et qu’ils pouvaient renoncer à leur appartenance religieuse. En 1978, le changement s’est produit et les Afro-Américains ont obtenu le même statut que les hommes de race blanche. Aujourd’hui, des femmes de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours s’inspirent de cette lutte pour nourrir leur propre contestation. Cependant, force est de constater qu’elles ne reçoivent pas les mêmes appuis de l’extérieur de leur communauté.

Si on croit fermement que l’égalité hommes/femmes est une valeur importante de la société québécoise, on voit mal quelles seraient les raisons pour lesquelles les groupes religieux demeureraient à l’abri de l’obligation de respecter les droits humains. On ne met pas les groupes religieux à l’abri de l’obligation de respecter d’autres lois et normes de la société. Il y a maintenant un consensus pour ne plus accepter que des normes religieuses servent de justification au racisme. Pourquoi devrait-on accepter qu’elles servent de justification au sexisme sans que cela soit remis en question ? Pourquoi devrait-on continuer d’accepter qu’appartenir à un groupe religieux signifie pour les femmes et pour les personnes homosexuelles de renoncer à la possibilité de faire respecter le droit à l’égalité ? Pourquoi, après avoir conquis des droits dans le domaine de la citoyenneté et celui de la famille, les femmes sont-elles encore privées de droit dans le domaine religieux ?

On pourrait avancer que les femmes croyantes se retrouvent devant une violation de leur droit et qu’elles sont victimes d’une usurpation de pouvoir. C’est ce que disait en 1834 Sarah Grimke 5 qui dénonçait l’exclusion des femmes du pouvoir de décision tant dans les affaires de l’État que dans les affaires des Églises. Elle disait à propos de cette situation que ceci était une violation des droits humains et une ignoble usurpation du pouvoir des femmes, une saisie violente et une confiscation de ce qui était inaliénable 6.

Aujourd’hui les femmes catholiques se retrouvent toujours sans droit dans leur église et l’on pense communément qu’elles doivent sortir de la religion pour être libres. Cela a un effet : celui d’un renforcement du fondamentalisme religieux. Il y a une zone de non-droits pour les femmes qui adhèrent à des groupes religieux. Notre pensée politique s’est organisée dans le passé autour de cela sans que ce soit remis en question. Toutefois aujourd’hui des juristes interrogent cet état de fait. Réfléchir à l’aménagement de la laïcité qui combattrait le fondamentalisme religieux permet d’envisager d’autres voies. La liberté religieuse pourrait cesser de cautionner la discrimination.

Il n’y a pas de raison justifiant que le domaine religieux échappe aux avancées des femmes comme le souhaiteraient les fondamentalistes. Il serait envisageable de restreindre la portée de la liberté religieuse pour qu’elle soit considérée comme une liberté de faire ce que les lois permettent 7. Les lois ne permettent pas la discrimination. Les dispositions de la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes  (CEDEF)8 invitent à revoir notre conception de la liberté religieuse pour que celle-ci ne cautionne plus une liberté de discriminer. L’article premier de la CEDEF spécifie bien que :

[…] l’expression « discrimination à l’égard des femmes » vise toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre domaine. (Je souligne)

Toujours dans la Convention, l’article 2 invite les États à :

Prendre toutes mesures appropriées pour éliminer la discrimination pratiquée à l’égard des femmes par une personne, une organisation ou une entreprise quelconque. (Je souligne)

Concrètement, l’État pourrait cesser d’accorder des privilèges9 à des groupes religieux qui discriminent les femmes et les personnes homosexuelles. Il pourrait aussi éviter de donner la parole aux leaders religieux de tels groupes, soutenir la prise de parole des femmes croyantes qui revendiquent leurs droits et s’assurer que le droit s’applique dans le contexte religieux lorsque cela est demandé par les croyantes10. L’État pourrait faire en sorte qu’il devienne embarrassant pour les autorités religieuses de discriminer plutôt que de faciliter cette pratique.

La liberté religieuse qui protège les groupes religieux de l’application des lois interdisant la discrimination constitue une usurpation de pouvoir envers les femmes croyantes. Elle cautionne la discrimination des femmes dans le domaine religieux. Elle ne fait pas des femmes des citoyennes à part entière, traitées comme sujet moral et théologique11. Des citoyennes qui contribuent à faire advenir un discours moral et religieux non entaché par le patriarcat. Comment penser la lutte contre le fondamentalisme tant qu’il y aura des entraves à la participation des femmes dans les mêmes conditions que les hommes à la vie spirituelle et religieuse ? La réplique aux fondamentalismes religieux ne peut pas se limiter à quitter la religion pour « être libre ».

1. Le texte de la Convention est disponible sur http://www.un.org/womenwatch/daw/cedaw/text/fconvention.htm
2. Cette idée que l’État n’impose pas le respect des droits humains à l’intérieur des groupes religieux apparaît pour plusieurs tout à fait aller de soi et normale, comme il a été jusqu’à récemment tout à fait normal et dans l’ordre des choses que la vie familiale et conjugale échappe à l’application des droits pour les femmes.
3. SUNDER, Madhavi (2003). « Piercing the Veil » The Yale Law Journal 112 : 6, 1399-1472
4. Voir WHITE, O. Kendall, Jr. et Daryl White (1980). « Abandoning an Unpopular Policy : An Analysis of the Decision Granting the Mormon Priesthood to Blacks » Sociological Analysis 41 : 3, 231-245.
5. Sarah Grimke était une abolitionniste et une féministe américaine ; membre de la communauté de la Société Religieuse des Amis (quaker). Auteure, entre autres, de : Letters on the Equality of the Sexes dans lequel elle revoit les interprétations bibliques et conférencière à une époque où l’on admettait difficilement que les femmes prennent la parole publiquement.
6. GRIMKE, Angelina (1837). Human Right not Founded on Sex. Texte de 1837 republié dans MCELROY, Wendy (1991). Freedom, Feminism and the State. New-York, Holmes and Meier :  29-33. Le texte de Grimke est cité aussi dans STOPLER, Gila (2008). « “A Rank Usurpation of Power » – The Role of Patriarchal Religion and Culture in the Subordination of Women » Duke Journal of Gender, Law and Policy 15 : 365-397.
7. Pour introduire un texte sur cette question du droit à l’égalité et la liberté religieuse, le juriste Louis-Philippe Lampron cite en exergue cette réflexion de Charles Montesquieu daté de 1748 : « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent. » Voir : LAMPRON, Louis-Philippe (2009). Convictions religieuses individuelles versus égalité entre les sexes : ambiguïtés du droit québécois et canadien ; dans  Appartenances religieuses, appartenance citoyenne. Pierre Bosset, Eid, Paul, Milot, Micheline et Lebel-Grenier, Sébastien (dir.), Québec, Presses de l’Université Laval, p. 205-259.
8. Rappelons que la Fédération des femmes du Québec a demandé à plusieurs reprises que le gouvernement québécois introduise, dans le Préambule de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, une référence explicite à la CEDEF. Pour encadrer l’aménagement de la laïcité de l’État québécois, ce serait précieux pour toutes les femmes. Voir les remarques à ce sujet LAMPRON, ibid.
9. Parmi ces privilèges il y a certes ceux d’ordre fiscal, mais ceux-ci sont loin d’être les seuls.
10. La juriste Madhavi Sunder propose ces trois types d’approches qu’elle qualifie de passive, vigoureuse et normative. Voir SUNDER, Madhavi (2003). « Piercing the Veil », The Yale Law Journal 112 : 6, 1399-1472.
11. Voir CEA-NAHARRO, Margarita Pintos de (2002). « Women’s Right to Full Citizenship and Decision-Making in the Church » Concilium : 5, 79-87. Cette théologienne met de l’avant le concept de citoyenneté ecclésiale dont les femmes sont encore privées.