L’INCONTOURNABLE QUESTION DES FEMMES

L’INCONTOURNABLE QUESTION DES FEMMES

Marie-Thérèse van Lunen Chenu

Qui s’intéresse encore à l’Église, au christianisme et même plus largement aux religions, doit bien reconnaître qu’aujourd’hui les réalités institutionnelles et les réalités communautaires se cognent gravement et parfois même se contredisent essentiellement.

 Et, parce qu’elle est médiatique et que s’y creuse désormais l’écart entre ce que retiennent certaines religions et ce que savent transformer les sociétés civiles, on sera tenté d’affirmer que c’est « la question des femmes » qui pose problème ou bien, plus exactement, qui révèle le problème.

 En ceci du reste, ne cédons pas à la tentation de catégoriser les camps : misogynie et pouvoir masculin d’un côté et les femmes de l’autre ; reconnaissons que celles-ci furent et restent parfois plus que les hommes les solides courroies de transmission des postures sexuées traditionnelles1.

Mais cette question des femmes, porte d’entrée largement ouverte aujourd’hui pour des critiques qui n’ont plus rien à taire ou à retenir, que cache-t-elle au fond ? Que cache-t-elle de si sensible et d’assez troublant pour que les autorités parviennent à la tenir sous le boisseau ? Tant de théologiens ouverts qui nous offrent aujourd’hui des analyses intéressantes, ouvrages ou articles critiques qui les engagent, mais qui réussissent à faire l’impasse presque totale sur cette question là… .

Une structure systémique

On ne peut pas comprendre l’attitude de plus en plus étrange, ridicule et scandaleuse de l’institution romaine envers les femmes si on la considère isolément. Et l’on se laisse alors facilement piéger en n’abordant qu’une de ses faces : sublimation ou infériorisation, vénération ou méfiance, louange ou mise à l’écart, en sainteté supérieure ou talent mortifère.

Car la pérennité du « problème-femmes » réside justement dans sa structure duelle : misogynie et vénération n’allant pas l’une sans l’autre, attrait mythique de la coïncidence des contraires… . Mais l’on s’étonnera de constater que cette construction fantasmatique reste si tenace à l’arrière-plan des contacts nouveaux que notre temps voit naître entre femmes et hommes partenaires égaux et coresponsables dans la société civile ainsi qu’en différentes nouveautés de la vie en Église.

Revenons-en à la doctrine et à la pratique officielles de l’institution romaine : comment cette double attitude envers les femmes réussit-elle contre vents et marées à se maintenir si tenace ? À se maintenir malgré la clairvoyance de quelques responsables, malgré leur gêne et leur bonne volonté, malgré les critiques modernes pertinentes dans les différents champs des sciences théologiques, malgré des prises de parole véhémentes et malgré d’« autres paroles » de femmes, neuves, ardentes, précieuses, originales, créatrices ; malgré ce que l’on fait valoir au nom des droits de l’homme et ce que l’on dénonce du scandale de cette impossible exception romaine ?

Les études de genre, plus encore que le seul féminisme, conduisent à analyser ce double processus : l’attitude envers les femmes fonctionne en dynamique avec la sacralisation du pouvoir masculin sur laquelle se cramponne l’institution aujourd’hui. L’un ne va plus sans l’autre, c’est l’axe à double pôle de ce système, de cet ensemble stratifié qu’est devenue la pyramide cléricale romaine.

On le lit, on l’entend, on l’apprend : la sacralisation du pouvoir masculin, tout comme le statut exceptionnel du féminin, nous sont justifiés par des dogmes, des principes, des normes que l’institution présente comme des lois naturelles et des valeurs intangibles. Tout cela rendu effectif par l’organisation en place, depuis Rome jusqu’aux terrains et depuis les terrains jusqu’à Rome : pouvoir de décisions et de réalisation, réelle force économique et politique.

Et il s’agit bien d’un système dont le propre est de se régénérer comme « naturellement » par chacun de ses éléments en place grâce à la doxa de nos apprentissages, de nos habitudes, nostalgies, attentes et acceptations… En se régénérant, le système en place valide, renforce, reconduit chacun de ses éléments. La minorisation des femmes et la sacralisation du pouvoir masculin sont des tenants et aboutissants.

Je voudrais m’attarder sur le phénomène et le processus de sa réactualisation la plus immédiate, spontanée, enchanteresse, éminemment symbolique,  par les sacrements et la liturgie. Ils conviennent encore largement aux habitudes et à la piété du peuple que nous sommes, croyant ou tout simplement avide de trouver du sens. Or, comme on le sait, la liturgie conciliaire du peuple de Dieu n’a pas fait céder la magnificence imparable d’un culte sacerdotal de l’eucharistie qui sublime tout le reste. Et pour faire advenir ce mémorial du Christ, faire valoir ce culte, l’homme est reconnu seul valide. Les femmes inaptes.

Qu’en dit-on aujourd’hui ?
Discours de justification et médias

La polyvalence où l’Église romaine tient les femmes, louange mais maintient à l’écart, suffit à expliquer le jeu des contradictions internes que déploie le discours officiel quand il s’agit de justifier leur statut, comme celui  du prêtre dans l’Église. Grâce aux premières initiatives des théologiennes « pour l’ordination des femmes », le Vatican a dû, officiellement,  pour la première fois en 1996 et depuis à de nombreuses reprises, exposer ses arguments « théologiques » contre l’accès des femmes au ministère sacerdotal. On ne reviendra pas ici aux critiques sérieuses que ceux-ci ont suscitées même de la part de théologiens que le féminisme n’avait encore pas directement travaillés. Mais on se demandera si, quittant le terrain miné du « féminin », le Vatican ne choisit pas aujourd’hui de revaloriser plutôt le masculin sacerdotalisé et sacerdotalisable. En même temps qu’il s’attaque à médire gravement de la nouvelle analyse du genre (gender).

De l’autre côté, dans des productions large public,  que rencontre-t-on ? À titre d’exemples, d’une grande brassée de publications récentes j’en retiens deux.

D’abord l’enquête que nous présente l’excellente journaliste politique Christine Clerc sous le titre Le pape, la femme et l’éléphant2. L’auteure nous l’annonce : « Comme des millions de baptisés,  je m’étais éloignée de la pratique religieuse. Ma position était confortable : je faisais partie de la famille catholique,  mais sans en subir les interdits ni les secousses, jusqu’au jour où une petite Brésilienne… ». C’est un des premiers intérêts de l’enquête : Christine Clerc appartient au dehors, secoué par des actualités où l’Église romaine choque par ses positions rétrogrades sur l’avortement, la sexualité, la pédophilie, les femmes… Mais elle a la culture et la fibre catholique suffisantes pour ne pas se satisfaire de l’évènementiel et chercher à comprendre. Elle présente une analyse bien informée, intelligente où la question des femmes occupe sa place importante, symptomatique, mais n’accapare pas tout le champ ;  elle l’éclaire plutôt  par ce qu’il est advenu en théologie mariale, en dogmatisme sur les ministères, l’infaillibilité, la sexualité, la loi naturelle, sans oublier ce qui s’est construit en nouveaux réseaux du pouvoir clérical  dans l’Église romaine. Bref, intelligent, instruit et posé, un dossier libre pour montrer un système cohérent. Regard neuf et curieux, écriture alerte, humour pour ce passage en revue inaccoutumé en sciences religieuses.

Dans un long article, pertinent, bien informé,  attentif et courageux, le théologien Joseph Moingt offre quant à lui une étude et des prospectives sur « Les femmes et l’avenir de l’Église » ainsi qu’un ouvrage profond et lucide Croire quand même qui reprend plus brièvement ce même thème3.

Fait trop rare, Joseph Moingt dénonce le triple lien du masculin, du sacré et du sacerdoce et il aborde sincèrement et avec respect la question des femmes. On constate qu’elle est aussi la sienne : en tant qu’ecclésiologue, il en souffre. Il plaide pour un partage des responsabilités, ministères laïcs, décisions, accès au gouvernement de l’Église, mais la question de l’accès au ministère presbytéral le voit réservé : Il craint que l’ordination souhaitée pour les femmes advienne selon le modèle courant de la sacralisation du prêtre et — « sans y être du tout hostile » — il propose « de déplacer le lieu du pouvoir » et de « tempérer » celui-ci en le partageant entre hommes et femmes, au sein d’équipes pastorales « en dehors du sacré ».

Qu’il me soit permis de prolonger bien modestement le débat depuis une autre place et d’autres expériences. Je voudrais examiner, sous l’angle d’une critique du genre,  les deux versants face à face : que peut devenir un sacerdoce exclusivement masculin face à une communauté ecclésiale qui reconnait la compétence des femmes et parfois leur délégation dans différentes responsabilités ministérielles ? Les superviser ? Faut-il espérer en cela à une transition valable, une avancée du changement des mentalités qui s’est fait jour dans une certaine société ecclésiale avec retard sur la sphère civile ? Je doute que cette mesure de transition, même  pastorale et théologale, suffise à redonner aux femmes chrétiennes,  « leur citoyenneté » dans l’Église, ce dont parle si lucidement Joseph Moingt.

Elle ne saurait sauver un sacerdoce bien en place et qui continue de subsumer son exclusivisme masculin en même temps que l’exclusion du féminin. Mais comment faire droit quand même au fait que des hommes s’y sont engagés, généreux, plus ou moins conscients de ce qu’on leur fait jouer un rôle qui se situe parfois à l’opposé de l’idéal de service qu’ils ont choisi ? Faut-il rappeler qu’en face d’un non-pouvoir, on trouve forcément un pouvoir qui se réserve l’exclusivité pour lui et le droit d’exclure l’autre ? Et que ceci, par son seul fait, en est venu à dénaturer le sacerdoce, et le cléricat, en même temps qu’il reconduit cette docilité dont Rome fait l’apanage des femmes. Joseph Moingt lui-même rappelle ce « revirement qui s’est fait jour après les années 80 et n’a fait que s’accentuer depuis ». Et il évoque ces « femmes qui restent à leur place de servantes dociles, bien encadrées dans des équipes ‘pastorales’ sous responsabilité ‘sacerdotale’ ».

Pour une conception renouvelée de l’Église : son sens de la tradition évangélique, ses ministères, la citoyenneté baptismale des femmes et le nouveau partage entre les sexes

La vraie question n’est-elle pas de savoir comment on peut s’en prendre à la cohérence redoutable de ce qui est devenu un système ?

Faudrait-il craindre la vraie et courageuse sagesse de chercher aujourd’hui à éroder sa force sur différents points à la fois ? Faisons un rêve :

Le travail scientifique, critique continue son œuvre, depuis l’intérieur même de l’Église, comme de l’extérieur.

Rome apprend à reconnaître et fêter la richesse œcuménique au sein du christianisme.

Rome reconnaît et intègre dans ses conceptions et ses pratiques ce qui fait désormais valeur et norme dans la société civile, dont le partage paritaire entre hommes et femmes qui permet justement que se déploie la richesse des différences.

Nous, les chrétiennes et chrétiens de la base, nous tentons de montrer les valeurs que révèlent ces nouvelles pratiques communautaires pastorales ici ou là bien engagées, ce partage des rôles, des charges et des responsabilités entre hommes et femmes,  avec parfois l’assentiment et même les encouragements de prêtres qui savent se « désacraliser » pour se faire membres d’une communauté. Et nous affirmons leur cohérence avec ce qui fait valeurs et normes nouvelles reconnues par la société civile.

Des communautés, des groupes, voire des paroisses apprennent à privilégier des célébrations communautaires bien préparées et évitent autant qu’il paraîtra possible la prestation sacramentelle d’un seul célébrant homme consacré puisque, de fait, cette séquence reconduit, en la justifiant, l’organisation dépassée et caduque du pouvoir patriarcal et confirme la non-reconnaissance de la citoyenneté baptismale des femmes.

Et nous respectons la diversité des pratiques qui font référence à ce que nous transmet l’Évangile, nous savons apprécier leur unité et leur richesse communautaire au-delà de leurs différences, selon les lieux, les coutumes, les possibilités, les priorités.

Qui sauvera Rome ?

Mais alors qui sauvera Rome ? Qui, sinon elle-même en choisissant avec courage, lucidité et modestie la porte étroite. La porte où tous ne passeront pas… abandons, scissions parfois nécessaires à faire  la vérité… Plus que jamais un engagement explicite officiel de Rome me parait aujourd’hui indispensable.

C’est en ce sens que des groupes tels Femmes et Hommes en Église, et d’autres répètent depuis le concile Vatican II que la question des femmes est symptomatique de toutes les autres à traiter… Dans l’aujourd’hui de notre culture humaine, elle est devenue une question structurelle, un test de vérité évangélique posée à l’Église sur elle-même.

1. « Quelle vocation pour la femme du XXIe siècle ? »,  Bulletin diocésain de l’évêché de Bayonne, Notre Église, n°13, mars 2011. Je ne sais rien d’Elizabeth Monfort, présidente d’une Alliance pour un Nouveau Féminisme Européen qui signe ce premier dossier de 4 pages, véritable morceau d’anthologie. Les affirmations pseudo-scientifiques y abondent : « Analyser le féminisme, c’est accepter d’entrer dans une grande confusion, car il s’exprime sous plusieurs formes : l’égalitarisme, d’une part, c’est-à-dire que l’homme, après avoir été le modèle, doit se soumettre aux normes féminines ; le différentialisme, d’autre part, qui est la contemplation narcissique de soi-même, l’exaltation de la spécificité au mépris de ce qui est commun… » ; « l’individu postmoderne ne se reconnait plus dans la société « hétérosexiste »…  les deux tendances dominantes du féminisme radical : « l’empowerment  » qui prétend défendre l’identité féminine » en faisant de la femme l’antagoniste de l’homme », et « l’idéologie du genre » qui tend à éliminer la différence sexuelle en la concevant exclusivement comme le résultat de conditionnements culturels….. « Oui, c’est vraiment Marie qui nous conduit à la découverte de notre triple vocation de « femme, épouse et mère », en particulier, par les paroles qui encadrent la vie terrestre de Jésus… . »

 2. CLERC, Christine. Le pape, la femme et l’éléphant, Flammarion, 2011, 265 p.

 3. MOINGT, Joseph, s.j. « Les femmes et l’avenir de l’Église  », Études, janvier 2011, p. 67-76. Voir aussi du même auteur : Croire quand même – libres entretiens sur le présent et le futur du catholicisme, Temps Présent, 2010, 244 p.