MARGUERITE PORÈTE(1250-1310)

MARGUERITE PORÈTE(1250-1310)

Une femme seule devant le pouvoir ecclésiastique

par Pascale Pierre

Avril

On sait si peu de choses à son sujet… Elle naît à Valenciennes, dans l’extrême nord de la France, vraisemblablement vers 1250. Marguerite Porète est une béguine.

On dénombre des milliers de béguines, à compter de la deuxième moitié du XIIIe siècle, dans le nord de l’Europe surtout. Les béguines vivent en groupe, sous la conduite d’une « Grande Demoiselle », ou en solitaires. Toutes suivent une Règle de vie pensée pour elles. En fait, le béguinage constitue une forme de vie religieuse « dans le monde » avant la lettre, puisqu’à cette époque le cloître — et parfois la réclusion — demeure la seule forme de vie consacrée reconnue par l’Église pour des femmes. Nombreuses sont celles donc qui poussées par un idéal profond de vie religieuse, ont opté pour ce nouveau genre de vie, à l’intérieur duquel elles peuvent vaquer avec une belle autonomie tant à la prière et à l’étude qu’à la charité et au travail manuel. Car s’il se trouve des béguinages pour enseigner aux jeunes enfants pauvres ou pour soigner les malades, d’autres deviennent des centres importants de production artisanale. Dans l’ensemble, les béguines prient, étudient, visitent les malades, travaillent de leurs mains, font la toilette des morts et consolent les familles endeuillées (une spécialité béguinale, nous dit-on) et trouvent encore du temps pour la vie domestique collective et personnelle. Elles entretiennent, par exemple, leur petit « appartement » (car les béguinages sont ainsi conçus que chaque béguine y dispose d’un espace bien à elle) ou leur maison. Détail intéressant : ces femmes ne font pas voeu de chasteté et peuvent quitter le béguinage pour se marier ! Le célibat n’y est donc pas une option en soi, mais dure le temps du béguinage.

Mais revenons à Marguerite Porète. Elle apparaît comme une béguine de type solitaire, à l’instar de la grande Hadewijch d’Anvers et d’autres qui ont laissé leur marque d’une façon ou d’une autre dans l’histoire de la spiritualité.

Probablement vers 1290, Marguerite rédige, en français ( !), un traité de vie spirituelle. Dans le Miroir des âmes simples et anéanties, elle se révèle une mystique de haut vol et une femme très cultivée et fort avertie, en matière de philosophie et de théologie notamment. Certains l’ont classée parmi « les plus métaphysiques des béguines », car sa pensée accuse une bien grande densité ontologique. Mais cette passion de l’être reste chez elle profondément liée à l’affectivité. Or ces deux aspects caractérisent la mystique nuptiale, la théologie rhéno-flamande et, plus particulièrement encore, toute la spiritualité béguinale du XIIIe siècle.

Malheureusement, les cent trente-neuf chapitres du Miroir heurtent la sensibilité des responsables de l’institution ecclésiale d’alors. Ces derniers dépendent si intimement de la seule théologie scholastique et de son mode d’expression ! Or, le langage de la mystique se trouve aux antipodes de la rhétorique théologique officielle et ses défenseurs se montrent trop souvent incapables de saisir les formes langagières éclatées et les subtilités propres à l’expérience mystique.

Voilà donc Marguerite devant le tribunal de l’Inquisition. Une première condamnation tombe en 1306, à Valenciennes : le livre est brûlé sur la place publique. Une deuxième condamnation frappe et l’ouvrage et l’auteure, le 31 mai 1310, à Paris. Elle nécessite le jugement de vingt et un théologiens de l’Université de Paris qui envoient Marguerite au bûcher comme héritique.

Car comment reconnaître pour vrai un écrit spirituel non rédigé en latin et non cautionné par des phénomènes extraordinaires tels que visions, stigmates ou miracles ? I est en effet remarquable que Marguerite ne fait pas état d’aucune manifestation de cette sorte, ni dans son livre, ni ailleurs. De plus, la voilà qui donne « congé aux vertus ». Constamment, elle témoigne de l’immédiateté de la grâce, ce qui y fait « relativiser » la nécessité des signes et sacrements d’Église. Du reste, cette Église, elle la voit grande

ou petite selon qu’elle regroupe les chercheurs de Dieu ou les autres. Elle parie abondamment de liberté, d’esprit nouveau. On a ici les principaux motifs de sa condamnation. Et pourtant, trois « clercs » d’importance.dont te grand Godefroy de Fontaines, ont reconnu dans le Miroir une très authentique expérience et « manière d’être divine ». Malgré cette reconnaissance, Marguerite meurt sur le bûcher, à Paris, le 1er juin 1310, après un an et demi d’emprisonnement. À en croire les chroniqueurs de l’époque, sa mort a suscité l’admiration et l’édification de tous.

Le texte qui suit est tiré du chapitre VI du Miroir de Marguerite. Plus que tout autre, on l’a utilisé pour sa condamnation. Et pourtant, combien de fois Marguerite va-t-elle expliquer ce « congé aux Vertus » ! Parce que ces dernières sont acquises en effet, elles ne constituent plus la recherche fondamentale de « l’âme » obsédée par le seul amour de Dieu.

Vertus, je prends congé de vous

pour toujours :

J’en aurai le coeur plus libre

et plus gai

Votre service est trop constant,

je le sais.

J’ai mis un temps mon coeur en vous,

sans rien me réserver ;

Vous savez que j’étais à vous,

tout entière abandonnée :

J’étais alors votre esclave,

j’en suis maintenant délivrée.

J’avais mis en vous mon coeur,

je le sais :

J’en ai vécu un certain temps,

en grand émoi.

J’en ai souffert maints graves tourments,

maintes peines endurées ;

Merveille est que, absolument,

j’en sois vive échappée.

Mais s’il en est ainsi, peu m’en chaut :

de vous, je suis sevrée,

Ce dont je remercie le Dieu d’en haut ;

voilà une bonne journée !

J’ai quitté votre prison,

où j’étais en maint ennui.

Jamais je ne fus libre,

que séparée de Vous ;

Votre prison ai-je quitté :

en paix suis-je demeurée.

(Marguerite Porète, Le Miroir des âmes simples et anéanties, Introduction, traduction et notes de Max Hot de Longchamp, Paris, Albin Michel, 1984)

Prière pour notre temps

Seigneur, considère la vie de Marguerite que tu as nourrie d’une si belle expérience de Toi, et donne aux femmes de ce temps de trouver des façons de vivre à travers lesquelles tu puisses les mener à de semblables sommets spirituels.

Pour continuer la recherche : G. Epiney-Burgard et E. Zum-Brunn, Femmes Troubadours de Dieu, Turnhout, Brepols, 1988.