NOTES EPARSES DE LECTURE ET POINTES EPISTEMOLOGIQUES SUR LES RÉCITS DE CREATION

NOTES ÉPARSES DE LECTURE ET POINTES ÉPISTEMOLOGIQUES SUR LES RÉCITS DE CRÉATION

Marie-Andrée Roy (Vasthi)

Toute civilisation propose une histoire primordiale et cette histoire a un commencement, le mythe cosmogonique proprement dit ou mythe qui présente le premier état, larvaire ou germinal, du monde. Mircéa Eliade, dans son article « Création »de l’Encyclopédia Universalis, fait des distinctions éclairantes sur les mythes de la création. Je voudrais vous donner sommairement les fruits de cette lecture, en demeurant assez proche du texte de l’auteur. Par la suite, je vous ferai part de quelques réflexions épistémologiques sur le statut de l’écriture de L’Autre Création.

On peut regrouper les mythes cosmogoniques en quatre grandes catégories :

– les mythes de la création par la pensée ou la parole

-les mythes qui font le récit d’un plongeon cosmogonique

– les mythes qui expliquent la création par la division d’une matière

– les mythes de la création par l’immolation consentie d’un être primordial.

Reprenons chacune de ces catégories.

1- Les mythes qui racontent la création du monde par la pensée la parole ou l’échauffement d’un Dieu.

Ainsi, pour les Indiens Winnebago,  » le Père créa le monde par la pensée. Il pensa et désira la lumière et la Terre – et la lumière et la Terre apparurent ». Les Omaha, quant à eux, estiment que « au commencement, toutes les choses étaient dans la pensée de Wakonda ; toutes les créatures, l’homme inclus, étaient des esprits ». Finalement Wakonda créa la terre, et alors « les esprits descendirent et devinrent chair et sang ».

Ce qui caractérise cette première catégorie de cosmogonies, c’est « l’idée que le monde dérive directement du Créateur : de ses rêves, de sa pensée (ou de son coeur), de son verbe, de sa transpiration, (…) de sa substance ».

2- Les mythes qui font te récit d’un plongeon cosmogonique « Dieu, un animal ou un personnage mythique, plonge au fond de l’océan primordial et rapporte un peu de glaise à partir de laquelle est formée la terre ». Le scénario comporte les éléments suivants : au commencement n’existaient que les eaux ; Dieu descend au fond de l’océan ou ordonne à un animal de plonger et de lui ramener une poignée de terre ; avec cette infime particule Dieu forme la terre. Les péripéties du plongeon réalisé par un animal ou un serviteur et de l’oeuvre qui lui fait suite sont invoquées pour expliquer les imperfections de la Création. L’interprétation dualiste de la Création est rendue possible par la transformation progressive de « l’auxiliaire » (animal ou serviteur) en compagnon, puis finalement en adversaire (pensons à Lucifer, l’ange révolté).

3- Les mythes qui expliquent la création par la division d’une matière primordiale non différenciée.

Cette matière, selon les mythes, prend la forme du couple Gel-terre, du chaos ou encore de l’oeuf englobant la totalité cosmique.

Ainsi, selon la tradition transmise par Hésiode dans sa théogonie, la terre Caïa enfanta d’abord un être égal à elle-même, Ciel étoile ou Ouranos. Ce couple primordial donna naissance à la famille innombrable des êtres mythiques. Mais Ouranos haïssait toute cette progéniture ; il la cacha dans le corps de la terre Gaïa qui souffrait. Encouragé par Gaïa, le dernier des enfants, Kronos, attendit que son Père s’approche de la terre comme il faisait à chaque tombée de la nuit lui coupa l’organe générateur et le jeta à la mer. Cette mutilation mit fin à la souveraineté d’Ouranos.

Le mythe des parents du monde se retrouve aussi bien en Afrique, en Asie qu’en Amérique. Selon les traditions phéniciennes, Chaos était le principe primordial. En s’unissant à l’Esprit il produisit le Désir. A son tour le Désir se combina avec le Chaos et l’Esprit et engendra Mot (terme rattaché à eau). Celui-ci donna naissance à un œuf qui contenait en germe l’Univers tout entier. L’Oeuf se brisa en deux ; une moitié devint le Ciel, l’autre moitié la terre. Dans les mythologies sibériennes et indonésiennes, c’est l’Être suprême qui, sous forme d’un oiseau, dépose sur les Eaux primordiales l’oeuf dont naîtra plus tard le monde.

4- Les mythes qui racontent la création du monde comme l’immolation « consentie » d’un Être primordial ou le combat victorieux d’un Dieu contre un monstre marin, suivi de son morcellement.

Tirons un exemple de la mythologie Scandinave. Les dieux Ases sacrifient et dépècent le géant Ymir. De son crâne ils font la voûte céleste, de sa chair la terre, de sa sueur la mer, de ses os les montagnes, de ses cheveux les arbres.

Comme nous pouvons le constater, il existe une grande variété de récits de la création ; ces récits, on le sait aujourd’hui, ne constituent pas des « reportages en direct » qui nous divulguent la pure vérité sur le moment de la création. Alors pourquoi s’y référer ? Plusieurs raisons nous y poussent En plus de leur indéniable valeur poétique, ces récits nous renseignent sur la compréhension du monde de différents peuples. Dire le mythe des origines, c’est se dire pour aujourd’hui comment on comprend le monde, quel sens a notre vie, où est-ce qu’on se situe dans l’histoire.

Les hébreux ont raconté leurs origines parce qu’ils étaient un peuple vivant ; leur tradition est tellement pleine de vitalité qu’ils ont même deux récits de la création du genre humain ! Aujourd’hui encore, à l’intérieur de leurs rituels, ils se redisent collectivement leur origine. Pour être dans le trafic de la vie, pour être acteur de l’histoire, on a besoin de racines, d’une mémoire.

Les femmes ont-elles une mémoire ? Ne sommes-nous pas souvent à l’étroit à l’intérieur de ces récits où le féminin apparaît peu ou pas, quand ce n’est pas qu’on lui impute la cause de la chute de l’humanité ? Les récits actuels ne sont pas appelés à disparaître ; ils forment la trace patriarcale du patrimoine judéo-chrétien. Les balayer ou les « corriger » ce serait du même coup risquer de perdre une lecture du monde plusieurs fois millénaire.

Mais pourquoi n’écririons-nous pas aujourd’hui notre compréhension des origines, notre lecture du commencement ? Pourquoi n’essaierions-nous pas de nous dire collectivement quel sens nous voyons à notre action dans l’histoire, quelle place avons-nous le goût de prendre sur cette terre, quel rôle avons-nous la volonté de jouer sur cette planète ? Pourquoi n’oserions-nous pas nous donner des racines ? Bien des millénaires après le commencement du monde, nos « pères » ont écrit nos origines ; le temps n’est-il pas venu que les femmes redonnent à leurs « mères » la place qui leur revient et qu’elles laissent des traces écrites sur la promesse qu’elles sont appelées à réaliser ?

A L’autre Parole nous avons fait une tentative en ce sens. Le texte n’est pas définitif, mais nous avons commencé à nous dire nos origines. Après avoir lu, réfléchi, médité individuellement et collectivement les premiers chapitres de la Genèse, nous avons essayé de trouver les mots pour dire notre Genèse en tenant compte de la tradition déjà écrite et en tenant compte également de nos expériences, de nos pratiques de femmes inscrites dans l’histoire. Tout comme les hébreux l’ont fait d’ailleurs.

Quel est le statut de cette écriture ? Chose certaine, nous ne prétendons pas avec notre écriture détenir la vérité, toute la vérité ; loin de nous cette prétention… toute patriarcale ! En revanche, et cela nous y tenons, cette écriture traduit notre quête de sens et est, croyons-nous, porteuse d’une vérité, celle de femmes chrétiennes et féministes engagées dans l’histoire. Nous situons ce travail comme un effort de discernement pour mieux comprendre notre vocation de chrétiennes.

La Tradition n’est pas lettre morte ; c’est dans la mesure où nous saurons dire pour aujourd’hui l’Espérance chrétienne et que nous aurons la détermination d’en laisser des traces écrites, que nous participerons nous aussi à l’édification d’un christianisme vivant Nous avons le goût de laisser des traces, d’être parties prenantes de la Tradition pour que nos filles et nos arrière-petites- filles puissent dire :

« Au commencement était l’amour ».