Parler ensemble…

Parler ensemble…

A u commencement, la parole s’est faite Collective. La première articulation fut un « nous ». Ce « nous » a dégagé un espace insoupçonné, encore vastement inexploré, de créativité et de liberté. C’est dans cet espace que la parole des femmes est entendue, encouragée, protégée. C’est dans cet espace que naissent et sont possibles des façons d’être inédites. C’est par leur engagement solidaire que les femmes se construisent, que la Collective peut s’inscrire au plus profond de leur intimité. La Collective donne ainsi à ses membres la possibilité de se changer ellesmêmes afin de changer le monde.

Dès sa naissance, la Collective s’est engagée : sa parole sera autre. C’est peut-être sa plus grande force, le gage de son dynamisme, de sa créativité, de sa longévité. C’est le gage de sa vitalité dans une constante auto-création. La parole n’est jamais dite une fois pour toutes ; elle est en naissance perpétuelle, elle est puissance dans sa liberté de surprendre, de secourir, d’ébranler, de choquer, d’être là où précisément nous ne l’attendions pas. Cet autre pose la parole comme horizon. C’est une parole qui attire et qui met au défi, une parole qui ouvre le chemin difficile de la transformation. Y a-t-il plus grand courage que l’engagement aujourd’hui d’être demain autre que soi-même ?

Les femmes s’engagent donc solidairement dans une construction toujours neuve d’une identité jamais fixée. Il y a tout un concert de paroles dans L’autre Parole ; une harmonique de voix féminines qui tour à tour s’accompagnent et s’assemblent. Des paroles échangées dans l’intimité de l’amitié ou des paroles en quête de libération ; nos propres paroles censurées par peur, conservatisme ou orthodoxie ; des paroles nouvelles qui exigent une graphie neuve ou des anciennes paroles ensevelies redites, comme si c’était la première fois. Trouver les mots qui traduisent l’expérience jusque-là occultée des femmes est le moment premier de l’émancipation. Les lieux de la prise de parole sont aussi les lieux d’émergence de notre identité. La Collective, qui n’a pas la prétention de détenir la vérité, s’éloigne des Vérités absolues, extérieures à sa subjectivité. N’est-ce pas un petit miracle que, pendant plus de vingt ans, cette parole ait cherché à se renouveler, ait refusé de se fixer définitivement ? Pourtant, sa prise de parole l’amène à développer et à enrichir une subjectivité déterminée, qui n’est pas le propre du contenu du discours mais de 1 a dynamique qui le suppose. C’est pourquoi ce n’est pas tant son message, aussi important soit-il, que je suis tentée d’examiner ici mais la dynamique qui le rend possible. Je vais d’abord évoquer brièvement les lieux de prise de parole qui sont particulièrement importants pour la Collective : ils sont pour elle autant de façons complémentaires et nécessaires de se construire une subjectivité unique. Je tenterai ensuite d’indiquer ce qui oriente notre prise de parole.

Le bulletin : La prise de parole est oeuvre politique, donc publique : prises de position dans les journaux, interventions épisodiques de membres à la télévision ou à la radio. C’est une parole somme toute discrète, presque noyée dans le vacarme contradictoire des médias modernes. C’est plutôt dans la quotidienneté que se perfectionne l’adresse stratégique indispensable au déploiement d’une parole féministe et chrétienne. Pourtant, notre prise de parole s’organise, se fait savante. La Collective publie un bulletin trimestriel non subventionné, qui étudie la question femmes et religion. Réunions, procès-verbaux, discussions, liaison, circulation de l’information, souci du détail, vision éditoriale, gestion des abonnements. On ne se rend généralement pas bien compte de ce que signifie ce geste, tous les trois mois répété. Tout cela bénévolement, en prélevant sur le temps personnel, professionnel, familial, amoureux. La façon de faire, autant que le contenu, est une forme positive de subversion. C’est l’endroit où la Collective s’analyse et se définit. Ici s’articulent les opinions, les théories, les recherches. Là se développe une méthode appuyée et se déconstruisent systématiquement les structures patriarcales. Les femmes deviennent critiques, informées, renseignées sur leur dynamique intérieure. La subjectivité toujours en émergence trouve là son support historique, théorique et critique.

Les célébrations : La parole se fait sacrée. L’ekklèsia réunie célèbre Dieue. Dans l’engagement des femmes de toute la force sacrale dont elles disposent, 1a parole est gestuelle, symbolique, chants et prières. La parole ancienne est revisitée, réinterprétée, revitalisée, intégrée à l’inédit. Les paroles nouvelles acquièrent leur sens, leur pertinence. Les réécritures nourrissent le mouvement créatif de l’identité toujours en émergence : le texte biblique entre dans notre subjectivité, y participe, 1a transforme — et en ressort transformé, tout vibrant d’audace. Nous pouvons ainsi observer le « nous » engagé dans un mouvement positif vers le futur, dans une dynamique irrépressible de transmission. Car, il n’y a pas d’inconvenance à recevoir le pain eucharistique de la main d’une femme, juste une très grande joie.

Les réunions  : La parole est amitié : les réunions de chacun des groupes donnent lieu à des échanges souvent affectueux. C’est d’abord ici que notre manière de parler change en fonction de notre but identitaire. Chez nous, toutes les réunions commencent par les mêmes questions : comment vas-tu ? Que fais-tu ? La parole qui émerge ne répond au fond qu’à une seule question : qui deviens-tu ? C’est le début d’un nourrissement entre femmes, d’une entre/prise de parole. Les mots partagés sont guérissement et fête. Parfois, la prise de parole est difficile, tendue. La parole neuve a de la difficulté à émerger, elle se teinte de colère. Parfois, les différends sont trop importants. La parole ne passe pas. C’est qu’à l’envers des forces, il y a toujours des faiblesses. L’ambiguïté, l’enchevêtrement des vices et des vertus, est le propre des destins passionnés.

Dans une perspective plus large, une fois tous les ans, les femmes de 1a Collective se réunissent en colloque. La parole autre est en quête d’elle-même. Elle cherche l’adhésion, le ralliement. Accueils, travaux, célébrations, administration, la parole est en action. Les problématiques sont étudiées, les orientations annuelles sont déterminées. C’est là avant tout que la parole se fait femme : la Dieue, 1a Collective. N’est-il pas passionnant le parcours qui nous a menées jusqu’à 1a Christa ? Par le dire autrement, le penser autrement, nos constructions inédites s’engagent dans leur entreprise de libération. La richesse insondable de ces concepts nous tourne vers un avenir ouvert, plein de la promesse d’une richesse future. Comme une encre invisible qui soudain apparaît, une femme, mille femmes sortent de l’anonymat. Il ne sera désormais plus possible des les ignorer.

Ces maigres exemples suffiront à indiquer que le « nous » qui se construit dans la prise de parole est engagé dans une transformation qui l’amène toujours vers ce qui le dépasse ; il est formé de plusieurs « je » individuels qui sont nourris, transformés, créés par lui. Le « nous » est en quelque sorte l’environnement qui permet 1a construction des « je ». La subjectivité née de la collectivité renforce cette dernière, lui permettant à nouveau de faire émerger la subjectivité. C’est dans ce mouvement d’aller retour entre la collectivité et l’individualité (qui en fait est une tension) que se donne à connaître notre vocabulaire de chrétiennes et féministes. Ce vocabulaire, dont les paliers de signification sont toujours à approfondir, est spécialement habileté à transmettre la richesse de notre expérience.

La prise de parole1 : La prise de parole nous fait entrer en relation avec l’autre, celle en face de soi, qui écoute. C’est une parole qui agit sur l’autre. Une prise de parole est aussi une prise sur l’autre, une façon de s’inclure dans son intériorité, dans sa subjectivité, et si possible mais pas exclusivement, d’y exercer une influence bénéfique. À défaut de cela, la prise de parole sera considérée comme futile, s’exerçant dans le vide. Celle qui parle à besoin d’une auditrice, elle a besoin de surcroît de convaincre un minimum. La dynamique de 1’entre/prise de parole ainsi définie est considérée partiellement, son mouvement est unilatéral : je parle/tu écoutes. C’est cette définition partielle qui détermine généralement la leader : celle qui prend la parole, celle dont la parole a du poids, celle qui par sa parole détermine des orientations. C’est celle qui convainc, endoctrine, catéchise, éduque, décide, révèle, conscientise. Elle façonne l’autre à son image. La dynamique est unidirectionnelle, celle qui parle n’est pas immédiatement influencée. Celle qui écoute n’est finalement qu’un objet utilisé par celle qui parle et son objectif peut être bon ou mauvais, libérateur ou opprimant. Pour celle qui écoute, la relation est interne, elle est transformée par la relation. Pour celle qui prend la parole, 1a relation est externe ; elle reste inchangée. En fin de compte, le but premier est de produire l’effet le plus important, tout en subissant une influence minimale. Cette définition de la prise de la parole est basée sur une conception non relationnelle de la personne ; la femme vit dans la Collective, mais la Collective ne vit pas dans 1a femme. La femme entretient des relations avec les autres, mais elle n’est pas constituée par ces relations. Les autres n’existent que comme réceptacles, compagnes ou obstacles. Dans ce contexte, la simple prise de parole ne peut pas être oeuvre de libération. Elle ne suffit pas à éliminer les inégalités naturelles d’articulation, d’éducation, d’habitude de parler et de penser, de créativité et de capacité émotionnelle et intellectuelle. Au contraire, cette définition fragmentaire entraîne qu’il est inévitable que la prise de parole de l’une soit perçue comme la perte de parole de l’autre. La parole est « prise » à l’autre. Une parole reçue est alors perçue comme un signe de faiblesse, une parole donnée comme un signe de supériorité. Le « parler ensemble » est alors une impossibilité, un leurre ou bien un mensonge. Dans leur refus de fonctionner avec cette représentation tronquée de la pratique discursive, certaines femmes choisissent le silence, d’autres l’absence. C’est alors que les inégalités dont je viens de faire mention deviennent des injustices.

Pour être pleinement libératrice, la prise de parole doit être considérée dans son entièreté : elle comporte une réception et un don. Elle est pensée comme entre/prise quand elle est comprise au sens biblique de création. C’est dans les entre/prises de parole que les femmes de la Collective se créent. C’est le devoir de

la Collective de leur fournir les outils pour qu’elles se constituent à partir de leurs entre/prises de parole. Elles émergent de ces prises de parole et se déterminent. Leur identité naît du processus de décision d’intégrer de telle ou telle façon le « parler ensemble ». Elles sont ces décisions. Elles sont paroles données et paroles reçues. La faculté de recevoir une parole est aussi fondamentale que l’acte de transmission. La réception d’une parole n’est pas passivité léthargique mais ouverture active. Parfois, le discours le plus fertile qu’il est possible de faire consiste à véritablement recevoir la parole de l’autre. La réception, l’absorption en soi d’une parole reçue entraîne l’enrichissement de l’identité dans une complexité et une souplesse toujours plus grandes. Je reçois la parole d’une femme à qui j’ai transmis la mienne : je suis entièrement impliquée dans une dynamique de mutualité. Je suis cause et effet, solitaire et communautaire, dépendante et autonome. L’enjeu n’est alors pas tant de prendre ou de transmettre la parole, mais d’entretenir pleinement des relations de mutualité. Dans ces relations de mutualité, l’égalité signifie que toutes les femmes sont dépendantes des relations qui les constituent, en dépit des inégalités relatives de chacune. Les paroles prises ou données adviennent « à l’intérieur » de la mutualité. Les paroles données et reçues s’enchevêtrent dans l’identité émergente, de façon telle qu’il est impossible de les considérer séparément.

Une direction libératrice est donnée à la production identitaire quand l’emphase n’est pas mise sur le don ou la réception de la parole, sur qui parle et qui écoute, mais sur les relations que l’on entretient et à partir desquelles nous nous construisons. Pour qu’une parole soit autre, elle doit créer des relations dans lesquelles les membres adviennent toujours plus intensément comme sujet. Son but n’est donc pas d’influencer, de contrôler ou de conscientiser, mais de fournir un contexte de don et de réception tel qu’il en résulte une plus grande liberté de donner et de recevoir. Le but de la mutualité est d’aller toujours s’approfondissant. L’engagement de cette parole n’est pas à l’égard d’une cause ou des membres individuels de la Collective, mais bien à l’égard des relations qu’entretiennent les membres. C’est une parole qui s’engage pour le « nous ».

Chaque moment de la construction identitaire est une expérience de réception, de créativité et de transmission. Cela a pour conséquence que le bien personnel ne peut être atteint aux dépens du bien d’autrui parce que la qualité d’expérience de toutes contribue à la qualité d’expérience de l’une. Nous sommes véritablement « toutes membres les unes des autres ». La libération personnelle n’est accomplie que dans la libération de toutes. L’importance d’une personne ne sera plus alors mesurée par la fréquence de sa prise de parole, par la portée de ses paroles ou par l’influence qu’elle exerce mais par l’intensité et la variété des relations qu’elle peut soutenir. L’importance d’une personne sera mesurée par le degré de liberté de l’autre qu’elle peut favoriser tout en maintenant la relation mutuellement créatrice. L’influence qu’elle exerce dépendra de la possibilité qu’elle donne à l’autre d’être aussi grande que possible, lui permettant ainsi de contribuer maximalement à la relation.

La nuance que je tente de faire entre une prise de parole et une entre/prise de parole ne cherche pas uniquement à identifier dans quelle dynamique nous nous situons. En fait, nous passons constamment de l’une à l’autre. Mais, de la même manière qu’il ne suffit pas de se demander si nous sommes sexistes, racistes, âgistes, etc., l’important est plutôt de se demander « qu’est-il possible de faire aujourd’hui pour actualiser, améliorer, produire une relation de mutualité ? »

CHANTAL VILLENEUVE, BONNE Nouv’AILES

1 Pour ce qui suit : B. LOOMER, « Two Conceptions of Power », Process Studies, 6, 1976, pp. 5-32. Ma définition de la prise de parole peut prendre appui sur la définition du pouvoir de Loomer parce que 1 un comme l’autre amène à choisir d’être dans une forme de relation plutôt qu’une autre. La dynamique est essentiellement la même.