PROSTITUTION DE LA FEMME / PROSTITUTION DU SENS

PROSTITUTION DE LA FEMME / PROSTITUTION DU SENS

Repoussée en dehors des murs de la cité, enfermée dans les temples ou cantonnée dans les bas-quartiers de la ville, la prostituée a toujours exercé une étrange fascination. L’abondante littérature qui lui est consacrée en témoigne suffisamment. Elle suscite l’horreur, la curiosité, la compassion, elle questionne. Pourquoi ? Peut-être parce qu’elle a toujours été la métaphore des contradictions de la société de son époque.

Prenons la société d’aujourd’hui, celle qui a libéré le sexe, qui a « bouté hors » tous les interdits. Qu’en est-il résulté ? À côté d’une libération réelle, nous assistons à une étrange récupération par le grand capital de cette ouverture du domaine sexuel. Nous croyons être libres, c’est-à-dire déprogrammées, capables de suivre nos élans intérieurs. La réalité, c’est que nous n’avons jamais été aussi conditionnés au niveau sexuel par tout un foisonnement industriel en ce domaine. Il en résulte une surenchère, des fantasmes qui rendent plus dure que jamais la prostitution soumise aujourd’hui à des impératifs économiques implacables. Cette situation commence à  alerter les instances politico-juridiques. On parle beaucoup, à ce propos, de l’exercice des libertés individuelles, mais est-on libre de vendre son œil ou ses doigts ? S’il est important de se prononcer au niveau des lois ou de la  justice, ces dernières ne pourront que pallier  une situation dont les racines sont ailleurs. Il faut aller au niveau du sens, du symbole, c’est là que nous sommes interpellées. Ce qui est perverti, c’est tout ce qui est préfiguré, magnifié, par l’échange des corps. La prostitution révèle l’incohérence, les lézardes dans la représentation que nos sociétés se font de la femme, de la famille, du sexe. C’est là que l’instance spirituelle intervient avec d’autres. Son action s’inscrit évidemment dans le long terme. C’est inévitable parce qu’il faut creuser profond.

La femme, qu’en disent les religions, quelle place lui font-elles ? Le discours du bien et du mal ne tend-il pas à tracer une frontière étanche entre l’épouse, la mère et la putain ? La famille fait à nouveau couler de l’encre. On s’interroge beaucoup devant l’émiettement du social, les dérives « mondialisatrices » de l’économique, à savoir si la crise de la famille  est conséquence ou cause de l’un ou de l’autre. Laissons la réponse aux spécialistes. Aux prises avec une représentation des symboles familiaux comme des invariants, le couple s’inscrit dans l’éternité. L’individu, suffoqué, peut réagir, en gros, de deux manières. Nous avons d’une part les familles qui entrent dans le cycle des multiples recompositions. D’autre part, il y a celles plus traditionnelles où l’homme surtout se permet des « échappées » vers l’aventure et la prostitution. Un petit nombre, les plus chanceux, réussit des recompositions à l’interne avec des accommodements qui, il faut l’espérer, ne vont pas trop à l’encontre de l’épanouissement de l’une ou de l’autre. Pourquoi la révolution/libération du sexe n’a pas débouché sur l’instauration d’une créativité plus grande du lien amoureux, pas seulement à l’intérieur de l’un ou de l’autre couple mais dans les diverses instances de la société : politique, juridique, religieux. Il suffit d’assister à un procès qui met en cause le sexuel pour voir la mentalité archaïque qui prévaut dans les débats et le choix des sanctions. Là encore, il faudrait interroger toute la symbolique à l’œuvre dans ces conceptions de la famille. C’est ici qu’intervient la gestion que le discours moral des religions fait du sexe. Plus la religion est hiérarchique, plus la discipline imposée au sexuel sera contraignante. On peut se demander si c’est seulement à cause de la misère que la prostitution est plus dure et plus répandue dans les pays pauvres. Ne serait-ce pas aussi parce que dans ces pays les groupes religieux ont plus d’emprise et imposent un moralisme étroit, « bétonné » de part en part, surtout sur les questions sexuelles. Les religions, au lieu d’essayer de faire des comptes d’épicier pour savoir où finit le bien et où commence le mal en sexualité, pourraient, au contraire,  ouvrir des chemins pour découvrir les richesses et les frontières du plaisir, comprendre/connaître ce manque inscrit au creux de nous-mêmes, de quoi, de qui, nous parle-t-il ?

Puritain ou libertin, l’occidental a toujours, dans un sens ou dans l’autre, fait une surenchère de la sexualité, d’où l’attrait/répulsion qu’inspire la prostituée. Pourtant nous avons prostitué tant d’autres choses dans cette civilisation : détournement/prostitution du politique, du religieux, de l’économique. Mais il y a dans la prostitution un résidu symbolique qui est à l’origine de cette fascination évoquée plus haut. En effet, comment, à l’époque du sexe-machine : lupanars offrant des orifices percés dans un mur à hauteur de sexe et qui dissimule complètement le partenaire,  chambres pour rencontres sexuelles de groupe dans l’anonymat et l’obscurité, la prostitution arrive-t-elle à concurrencer tout cet arsenal ? Besoin de personnaliser malgré tout la rencontre sexuelle, de donner un visage à ses fantasmes ? Un vis-à-vis pour laisser tomber les masques ? C’est que la prostituée est sans exigences, elle absout tout, marquée par son mode de vie où donner devient une habitude. Défigurée, frelatée, abîmée, avec la prostituée, la relation symbolique est encore sauvegardée comme un lien martyrisé. C’est peut-être ce qui a inspiré ces textes si beaux des évangiles nous montrant le rabbi de Galilée pensif et compatissant devant la prostituée.

Colette Pasquis, Marie-Guyart

Bibliographie

Dossier sur le féminisme in Esprit, mars-avril, 2001

Dossier sur la prostitution in Relations, septembre 2001