« …sur la terre comme au ciel » Le festin de Babette

« …sur la terre comme au ciel » Le festin de Babette

Comment dire art et spiritualité au féminin ? L’anecdote racontée par Karen Blixen déplace certaines notions entendues pour reprendre, à l’envers, des idées toutes faites et véhiculées comme si elles étaient vraies. L’auteure nous propose de trouver le chemin du divin à travers le beau, le bon et le vrai d’un repas exceptionnel qui pourrait préfigurer le « le festin du Royaume ». L’art est traité par le biais d’une oeuvre littéraire présentée au cinéma. La spiritualité se détache de la dimension religieuse en passant d’un rituel coutumier à un repas symbolique. L’histoire est construite autour de personnages féminins apparemment victimes du destin mais qui dominent sans autorité.

Le Festin de Babette1, tel que réalisé par le cinéaste danois Gabriel Axel, transpose au cinéma une anecdote racontée par sa compatriote Karen Blixen dans : Le Dîner de Babette2. Le film raconte qu’une servante française, réfugiée chez les filles d’un pasteur, offre un repas fastueux aux membres de la communauté luthérienne ascétique qui l’avaient accueillie, en Norvège, après la Commune. Babette utilise le gros lot qu’elle vient de gagner pour leur préparer un vrai repas à la française, même si c’était « contre » leur religion. Elle veut faire partager son bonheur en faisant vivre, à ses hôtes, l’émotion du banquet royal qu’ils évoquent dans leurs prières. Par délicatesse et par gratitude, ces derniers acceptent, à cette occasion, de sacrifier leurs principes. Babette, leur servante humble et discrète, était le plus grand génie culinaire du siècle. Elle était capable de transformer un repas « en une sorte de liaison amoureuse, une affaire d’amour de la catégorie noble et romanesque, qui ne fait pas de distinction entre l’appétit physique et l’appétit spirituel » si bien que ce qui représentait la damnation chez ses hôtes va leur servir à se réconcilier avec la vie.

Les textes bibliques, cités dans l’histoire, sont pleins d’images à portée métaphorique dont le sens ne peut être interprété mot à mot. Ils portent un message qui dépasse l’expérience immédiate pour révéler une autre dimension de la vie. Les membres de la secte suivaient l’enseignement du pasteur qui leur avait ouvert la voie vers une vie meilleure, idéale, libérée des tracasseries humaines, la vie de la Jérusalem céleste. Mais loin de s’être élevés, ils s’étaient embourbés dans leur quotidien au point de ne plus sentir le lien que leurs symboles rappelaient. Babette, qui avait vécu autre chose, a perçu la faim et la soif spirituelles qui se cachaient sous l’austérité des pratiques religieuses de ses maîtresses.

Elle qui ne maîtrisait pas leur langue, elle avait pourtant saisi leur détresse et compati en silence. Pour leur rendre, d’une autre manière, ce qu’elles avaient fait pour elle en l’accueillant, Babette profita d’une occasion inouïe pour les rassasier spirituellement, à sa façon.

J’ai vagabondé dans plusieurs dictionnaires pour trouver une définition qui puisse concilier art et spiritualité dans le sens que ces deux créateurs leur donnent. Pour ce qui est de l’art, l’expression qui s’en approche le plus serait : soit l’expression par les oeuvres de l’homme d’un idéal esthétique ; soit l’ensemble des activités humaines créatrices visant à cette expression ou encore chacun des modes d’expression de la beauté3. L’art culinaire n’entre pas nécessairement en ligne de compte ici, pas plus que les arts ménagers ou domestiques et, dans la situation présente, c’est de ces modes qu’il s’agit. Pour ce qui est de la spiritualité, elle peut être perçue différemment selon la perspective où chacun se situe. Ici, les termes qui rendent le mieux l’impression qui se dégage du film c’est « âme » comme principe d’amour et « esprit » comme souffle de vie, au sens propre et au sens figuré. L’action se passe dans l’âme des personnages qui font un retour à une vie spirituelle digne de ce nom. C’est fascinant de voir comment une même intuition peut être traduite sous des formes différentes et garder toute sa subtilité. Ce qui m’impressionne le plus dans cette création, c’est qu’un artiste masculin ait persisté et réussi, envers et contre tout, à interpréter une oeuvre féminine en la respectant dans ce qu’elle révèle d’essentiel. Le cinéaste avoue avoir dû trahir en apparence pour rester fidèle à la subtilité du langage : « Karen Blixen porte sur ses personnages une tendresse teintée d’ironie… C’est un film sur les hasards du destin, sur la vie, l’amour et l’art qui fait ressortir le meilleur de l’homme4 ». De notre siège, nous avons bouffé le festin des yeux… mais en salivant. Nous restons sur notre faim et sur la question du sens qui n’est pas explicitement posée. La situation provoque en chacun, une réaction personnelle indescriptible. L’expérience humaine de la socialité qu’elle évoque dépasse les paroles et les gestes. La sensualité envahit les spectatrices et les spectateurs ahuris devant les scènes qui rejoignent leur coeur dans le sens métaphorique de « siège des sensations et des émotions ». Le désir d’y prendre part s’amplifie jusqu’à l’euphorie tant les images sont suggestives. Après, il ne restera, hélas ! que le souvenir d’un moment d’extase, d’une expérience esthétique.

Le film n’est pas un film religieux quoiqu’il présente une expérience vécue par des membres d’une secte chrétienne fervente et qu’il soit centré sur leur pratique et leur discours. La caméra, qui va chercher discrètement, subtilement, les contradictions entre le dire et le faire, nous permet de saisir, tout en nous muselant, ce qui se passe dans l’esprit des personnages. Aucun jugement n’est porté ; mais le regard de la caméra reste ironique. Le récit est construit comme une sorte de mosaïque, ou peut-être comme un plat cuisiné très compliqué à exécuter. Chaque partie est préparée séparément puis l’ensemble est monté en un tournemain, de sorte que la pièce apparaît tout à coup comme un chef d’oeuvre qui sera consommé sans histoire. Alors que la préparation et le festin se sont partagé le tiers du temps, la conclusion, qui n’a exigé que trois minutes, nous laisse littéralement « soufflés ». La révélation que fait Babette et la bougie qui s’éteint d’elle-même nous laissent dans le noir. Nous passons sans rupture des sensations a l’intuition et nous en restons bouche bée. Babette révèle qu’elle est une grande artiste et que son bonheur consiste à se dépasser pour rendre les autres parfaitement heureux. L’occasion qui lui a été donnée de réaliser un chef d’oeuvre, alors qu’elle était condamnée à n’effectuer que des oeuvres de second ordre, lui a permis de sortir de l’ordinaire et de se surpasser. Le coup de grâce qu’elle a porté à la communauté a permis de mettre en évidence le lien invisible qui la rassemblait depuis ses débuts et qui semblait s’être rompu. La décision qu’elle a prise d’investir sa fortune pour réaliser un fantasme, l’insistance qu’elle a mise pour faire accepter cette idée déraisonnable et la controverse que la réalisation de son projet a suscitée ont conduit à sa ruine financière. Pourtant, c’est en souriant qu’elle en parle à la fin du repas et je me surprends à penser que sa prière a été exaucée : celle de donner, à ces gens pauvres qui l’avaient accueillie, un avant-goût du festin du Royaume auquel ils aspirent.

Un autre élément qui se dégage du film concerne l’approche féminine. « Au féminin » renvoie habituellement à la dimension maternelle, domestique et privée de la vie. Un comportement fantaisiste, déraisonnable et inconséquent est généralement considéré comme féminin. Les contradictions flagrantes, les changements subits et les décisions insensées sont présentés comme typiques « des femmes ». Ces éléments se retrouvent dans cette histoire mais ils sont présentés d’une autre manière. Il n’est pas question de maternité, pas même spirituelle. ÏÏ s’agit d’un père, pasteur d’une communauté et fondateur d’une secte et de ses deux filles qui prennent la relève en demeurant « sa main droite et sa main gauche ». C’est le père qui a éconduit les prétendants mais les filles elles-mêmes n’avaient pas laissé d’espoir aux deux amoureux très distingués qui les auraient volontiers emmenées faire carrière dans le vaste monde. Elles avaient préféré l’idéal spirituel de leur père aux honneurs liés à la carrière militaire ou à la gloire d’un artiste célèbre.

Mais par un étrange retour des choses, ces deux hommes reviennent, à travers Babette, leur rendre ce qu’elles avaient refusé : l’amour terrestre. Le bel officier devenu Général confiera à l’aînée qu’il est demeuré près d’elle toute sa vie et qu’il continuera de demeurer à ses côtés, avec son esprit. L’artiste lyrique, qui avait rêvé de faire de la cadette une diva, lui confie Babette, une âme soeur, qui saura transformer leur vie en les libérant des corvées ménagères pour qu’elles se consacrent au service des pauvres. Quant à Babette, la communarde, qui avait perdu son mari et son fils dont elle chargeait les fusils, elle a repris « un service social, autrement, en devenant artisane de paix.

MICHELLE LABELLE, Étudiante au doctorat,

Faculté de théologie, Université de Montréal

1 Le Festin de Babette, Titre original : Babettes gaestebud, Production : Just Betzer, Panorama Film International en coopération avec Nordisk Film A/S TheDanish Film Institute (Claes Kastholm Hansen), Producteur exécutif : Just Betzer, Producteur : Bo Christensen, Réalisateur : Gabriel Axel, Assistant : Tom Hedegaard, Scénario : Gabriel Axel, tiré d’une nouvelle de Karen Blixen (Isak Dinesen), Date d’émission : Septembre 1987, Durée : 1 :40 heure.
2 Karen BLIXEN, Le Dîner de Babette, (Folio 2007), La Flèche, Gallimard, 1988 (1958), pp. 25-75.
3 Le petit Robert 1 (1991), article « art », II, 1-2, p. 107.
4 La revue du cinéma, no 437, avril 1998, pp. 21-22, « Entretien avec Gabriel Axel », propos recueillis par Danielle Parra