Symboles, rites et expérience d’une femme biblique

Symboles, rites et expérience d’une femme biblique

Micheline Gagnon, Myriam

Lorsque Le Petit Prince de Saint-Exupéry  rencontre le Renard, ce dernier lui explique que, pour devenir amis, ils doivent s’apprivoiser. Et, pour cela, ajoute-t-il, des rituels sont nécessaires : arriver à la même heure chaque jour, par exemple. Car si « tu viens n’importe quand, poursuit le Renard, je ne saurai jamais à quelle heure m’habiller le cœur… Il faut des rites ». Mais, « qu’est-ce qu’un rite ? », demanda le Petit Prince. Et le Renard de répondre : « C’est aussi quelque chose de trop oublié. C’est ce qui fait qu’un jour est différent des autres jours, une heure des autres heures… »

Ce bref échange de sagesse entre le Petit Prince et le Renard invite à nous interroger sur la pertinence des rites et leur enracinement dans l’expérience humaine. Mon intervention s’inscrit  dans une tentative bien modeste de comprendre le fait que nous sommes des êtres de rituel tant dans notre façon d’être que sur le plan spirituel et religieux. Les pages qui suivent proposent un parcours où nous commencerons à réfléchir en direction des rites, et particulièrement des rites de passage, accompagnant des événements de la vie depuis la naissance jusqu’à la mort. Ensuite, nous essaierons de montrer en quoi l’expérience rituelle d’Anne est d’une pertinence critique fort éclairante dans une culture religieuse dominée par les hommes.

Rites et symboles dans l’expérience humaine

 Dans les rituels liés aux célébrations de l’existence et de ses passages, il y a une part importante accordée aux rites. Aborder la question complexe des rites, religieux ou purement profanes, n’est pas sans soulever quelques questions. Existe-t-il encore aujourd’hui des rites de passage capables de nous faire accéder à une réalité « plus vraie et plus profonde » que celle de la grisaille du quotidien ? Se les approprier, dans les grandes périodes de crise, ne revient-il pas à humaniser l’existence, en ce sens qu’ils lui donnent un support à une rencontre avec soi, avec les autres, avec le monde et avec Dieu ?

 Tout naturellement, les rites font partie du mystère de l’être humain. Règles de conduite à caractère collectif, répétitif et efficace, ils ont « pour but d’introduire l’individu ou la collectivité dans une zone où ils puissent entrer en communication avec le divin. »1 Il n’y a pas que les chrétiens qui utilisent les rites. Pensons aux rites de politesse chez les Japonais ou aux rituels funéraires dans  toutes les religions. D’un point de vue anthropologique, les rites sont nécessaires à l’homme comme à la femme pour exprimer des effets de sens  à travers le corps. On pourrait presque dire que l’être humain est un animal pensant et ritualisant. Ses actions sont symboliques ; son être est symbolique. Ce pouvoir de symbolisation qui distingue homme et femme de l’animal, leur permet de s’approprier le monde et de se relier aux autres et à Dieu d’une façon consciente, libre et  créatrice.

 En tant qu’acte symbolique, le rite n’existe pas pour lui-même mais pour la relation qu’il établit avec l’autre/Autre. Il s’avère d’autant plus nécessaire qu’il met en jeu l’être humain intégral. Non seulement la parole, mais le corps et l’affectivité du cœur sont sollicités par une gestuelle symbolique dans laquelle la vie nous arrive et nous touche. Le langage symbolique ritualisé, dans cette dynamique, plonge ses racines dans l’histoire de la personne qui ne peut s’interpréter correctement qu’à la lumière de cette histoire et de la tradition religieuse auxquelles elle adhère en s’y intégrant. Placé dans un contexte d’alliance, le symbole est donc ce qui relie et unit. Comme le souligne Claude Mailloux, « le symbole est un pont qui rend compte de manière figurée du lien que la personne entretient avec la Vie et sa vie »2.

 Dans cette perspective, les rites expriment en symboles ce qu’on ne saurait dire avec les mots les mieux choisis. Lorsqu’ils touchent vraiment la vie, ils nous font voir, sous un jour nouveau, une réalité ancienne dont on avait perdu la trace, c’est-à-dire qu’on ne pouvait plus percevoir. C’est cela le rôle principal des rites : ils permettent aux  personnes et aux groupes d’exprimer ce qui se passe en eux, dans le corps autant que dans l’intellect, avec tout ce que cette expérience comporte d’ambiguïtés.

 L’expérience des passages

 Les actes symboliques ne font pas qu’exprimer la vie, ils aident à mieux célébrer les « passages » de l’existence. Arrêtons-nous un instant sur le premier de tous les rites de passage qu’accomplit l’être humain. L’utilisation d’un « objet transitionnel » auquel l’enfant s’attache, pendant qu’il effectue sa traversée du monde de l’enfance à celui de l’adulte, lui sert à atténuer l’angoisse de la séparation avec sa mère.  Cette traversée souvent douloureuse constitue un rite humain qui sert de « tremplin au développement de la représentation intérieure des soins parentaux désirés 3 ». Toute sa vie, l’individu devra accepter de rompre avec quelque chose de son monde intérieur pour accéder à celui des autres. C’est sa vie rituelle qui le lui permettra grâce à des objets et des moments rituels à portée symbolique.

 Sans aucun doute, nos rituels de passage sont à se réinventer. Il existe des difficultés propres aux situations de passage qui jalonnent l’expérience des femmes. C’est, qu’en effet, les rites ne disent souvent plus rien des grands tournants biologiques de la vie féminine, au moment de la puberté, de la grossesse, de l’accouchement et de la ménopause. C’est tout le problème de la possibilité d’exprimer des manifestations particulières au genre féminin dans une société de type patriarcal.

 Pratiquement toutes les cultures et sociétés connaissent des rites de passage d’une situation ou d’un état à un autre. Le concept clé de « rite de passage » est apparu dans un ouvrage d’Arnold Van Gennep (1873-1957), publié en 1909, sous le titre Les rites de passage. Étude systématique des rites. « C’est le fait même de vivre, écrivait-il, qui nécessite les passages successifs d’une société spéciale à une autre et d’une situation sociale à une autre. » L’auteur insiste à plusieurs reprises sur les rites qui célèbrent les premières fois ou les événements uniques. Ces rites de passages les plus intenses de la vie « permettent (non seulement) à l’individu de surmonter l’appréhension de la nouveauté, la peur de l’inconnu », mais sont aussi « sources de métamorphose psychique, de transformation, parfois profonde, de la personnalité. » Chaque transformation intime porte en elle une mort. Car « naître dans ce monde est souvent présenté (dans les croyances religieuses) comme mourir dans un autre. Et mourir ici c’est naître ailleurs. La mort est immanente à la vie et la vie à la mort. 6 »

Parmi les six groupes de rites de passage cités par Van Gennep, une place toute particulière est attribuée au rite de la  naissance qui se dédouble en un rite de passage pour la femme, qui devient mère, et en un rite de passage pour l’enfant, qui vient au monde. La cérémonie de passage obéit à un schéma constitué de trois étapes : rite de séparation, rite de marge et rite d’agrégation. La nécessité anthropologique de ritualiser ce moment fort de la naissance, où l’être quitte un état pour intégrer le suivant, s’exprime de manière privilégiée dans l’existence d’Anne, la mère de Samuel (1S1-2). On reconnaîtra dans ce récit de maternité merveilleuse, un rite de passage au fait qu’il marque publiquement la transition, le passage du statut d’épouse stérile à celui de mère féconde.

 Le rite de passage d’Anne la stérile

 Quand s’ouvre l’épisode d’Anne, à l’époque des Juges, le peuple d’Israël connaît l’un des moments les plus dramatiques de son histoire : la corruption religieuse est installée au temple et la nation menacée d’un assaut par les Philistins. Anne nous est présentée comme faisant partie de ces femmes que la société patriarcale s’efforçait de tenir en marge. Elle est dite « stérile » et pourtant préférée de son mari Elqana. Dans le cas de Péninna, la seconde épouse, il en va autrement : elle est féconde. Comme toute femme en Israël, Anne estime comme un grand malheur, voire une malédiction divine, le fait de rester sans enfants et elle en souffre terriblement, d’autant plus que la fécondité de sa rivale accentue son humiliation qui s’extériorise en une scène de jalousie, insupportable dévalorisation d’identité qui conduit à la négation de ce qu’elle est véritablement. N’est-il pas surprenant qu’entre l’humiliation d’Anne la stérile et la dégradation du culte à Silo se tisse un lien symbolique ?

 La nature du désaccord entre les deux femmes apparaît en toute clarté quand la famille se rend au temple de Silo, en pèlerinage, pour offrir un sacrifice. Fondamentalement, les deux épouses souffrent d’un même sentiment d’exclusion : d’une part, Anne se heurte, dans sa plus grande souffrance, à l’obstacle de la stérilité dont Dieu est le responsable. Or, son sentiment d’être exclue, de la Vie et du peuple vivant sous la Promesse, est si intense qu’elle s’imagine ne plus avoir part à l’existence. S’il n’y a pas l’ombre d’une révolte face à cette impuissance, Elqana ne parvient toutefois pas à la consoler elle qui, désespérée, pleure et ne mange pas. Tout son amour pour elle ne réduit en rien la souffrance que lui causent les sarcasmes de sa rivale. D’autre part, Péninna souffre, à l’évidence d’un sentiment d’exclusion. Bien que reconnue par la société à cause de sa fécondité, elle est jalouse du lien affectif qui unit son mari à Anne, comme si ce lien l’excluait ou la menaçait dans sa valeur et son existence. C’est sa carence du sentiment d’être assez existante qui fait naître et nourrit en elle la jalousie.

 Le sentiment déchirant de frustration  d’Anne la stérile est porté à son paroxysme quand son mari se penche vers elle pour lui dire : « Est-ce que je ne vaux pas mieux pour toi que dix fils ? » (1S1,8). « C’en était trop »7 nous dit le texte (v.9). Pour toute réponse, Anne se lève et va pleurer ailleurs, car l’amour conjugal ne peut remplacer le désir de vivre plus pleinement. À travers sa souffrance, commence à s’ouvrir chez cette femme, frappée par cette mort vivante qu’est la stérilité, un passage vers une nouvelle condition que met en évidence le rite de séparation.

 C’est donc avec un corps blessé qu’Anne pénètre dans le sanctuaire pour s’épancher devant l’arche de Dieu. Pleine d’amertume, elle implore l’auteur de sa stérilité en pleurant à chaudes larmes. Reconnaître sa propre souffrance a supposé un long chemin pour Anne. Ses larmes sont brûlantes tellement elle les a contenues dans le feu de sa colère et de son chagrin (cf. v.16). Le marché qu’elle conclut avec Yahvé tout-puissant s’ouvre sur un manque initial que lui seul peut combler : « Donne-moi un garçon et je te le donnerai pour tous les jours de sa vie » (1S1,11b ). Toutefois, le désir de maternité n’épuise pas le sens de son vœu qui est profondément lié à la souffrance, au sentiment de vide relationnel. En effet, d’abord et avant tout, Anne supplie Dieu de se « pencher sur la détresse de sa servante, de se souvenir d’elle et de ne pas l’oublier » (cf. v.11a) en lui donnant d’exister comme un être à part entière. « Il faut avoir touché ce fond, affirme Lytta Basset,  pour savoir que ce fonds-là est enfin solide. (…) N’est-ce pas précisément sur ce fond solide en nous-mêmes et nulle part ailleurs que Dieu lui-même a déjà bâti la maison où il nous accueille  ».

 Dans le silence du sanctuaire, Anne multiplie ses prières à Yahvé pour entrer enfin dans une relation plus profonde avec la Vie et la Parole. Et voilà que le prêtre Éli lui reproche son état d’ivresse avancée et lui dit d’aller cuver son vin. Ces propos sont assez violents pour casser quelque chose du discours intérieur d’Anne – ce qui va lui permettre pour la première fois une prise de parole. « Non, mon maître, lui dit-elle, je n’ai bu ni vin ni boisson forte. Je ne suis qu’une femme éprouvée qui se confie à Yahvé, ne me traite pas comme une fille de rien (vv. 15-16) ». La « contestation » d’Anne s’élève en plein cœur de l’accusation, comme pour faire exploser et disparaître la colère et le chagrin trop longtemps contenus.

 Tout se passe comme si la libération intérieure d’Anne ne pouvait surgir qu’au cœur d’une parole pleinement assumée, parole assortie de la conviction que l’on n’existe vraiment qu’en relation avec l’autre. C’est grâce à ce mouvement de lâcher prise que cette femme affligée peut retourner dans son village, toute transformée. Et pour que ce processus puisse s’accomplir pleinement, le meilleur moyen sera de se mettre à manger, la tristesse étant bannie de son visage. S’il en est ainsi, ne faut-il pas conclure que guérir le corps atteint l’âme et que guérir l’âme atteint le corps9. Empruntant le chemin qu’Anne lui ouvre par sa prière silencieuse, Dieu se souvient d’elle, en lui donnant un fils qu’elle nomme Samuel, c’est-à-dire l’enfant de la prière, reconnaissant du même coup que la condition du vœu est bien réalisée. Dès que l’enfant est sevré, la mère le porte à l’intérieur du Temple et le cède à Yahvé pour toujours, comme elle l’avait promis.

 Paradoxalement, le souvenir de l’expérience douloureuse d’Anne est constitutive de la reconnaissance et de la joie de vivre. En revoyant le prêtre Éli, elle lui dit fermement : « C’est moi qui me tenais debout près de toi pour implorer Yahvé et c’est maintenant moi qui le lui offre gracieusement (cf. vv. 26-27 ».  D’un point de vue théologique, nous dirons qu’Anne accède à la réciprocité à laquelle Dieu la conviait paradoxalement en la mettant à l’épreuve. Une réciprocité où elle peut se placer debout comme une personne à part entière, ce qui suppose courage et humilité. Cette fois, son âme loue Dieu et jubile en lui parce qu’il a relevé le pauvre et fait de la femme stérile une mère comblée (1S 2). Seule la présence d’une expérience réelle de la foi peut expliquer le passage d’un état à l’autre. Dans ce contexte de don suprême, Anne devient en quelque sorte la vis-à-vis de Dieu et de l’homme dans une communion vivante où elle se rend disponible à la quête d’identité qui l’habite.

 En guise de conclusion

 Peut-être la situation de passage dans la vie d’Anne, chez qui la quête de sens s’exprime clairement, raconte-t-elle symboliquement votre histoire et ce que vous êtes en train de devenir. Sorte de prototype ou de paradigme du cheminement de foi, ce long parcours pour accoucher de soi-même offre un point d’ancrage à toute femme, tout homme dans sa mise au monde d’un « je » authentique et la maturation de son expérience spirituelle. Nous sommes des êtres sans cesse en  passage ; et naître à la vie de Dieu, souvent, nous fait peur. Marquant un passage de fécondité exceptionnelle, les rites jouent un rôle d’accompagnement et de sécurisation quand l’existence tout entière semble « glisser » dans l’angoisse du non-être. Le rite de passage qu’Anne accomplit au Temple est une façon de mettre en scène le fait que ce passage-là est comme un concentré de ce que nous sommes appelées à devenir, c’est-à-dire « sujet d’une relation à l’autre qui, naissant en Dieu et finissant en Dieu, embrasse dans une unique étreinte tous les êtres croisés sur son chemin10 ».

1. Michel Meslin, « Les rites » dans : Frédéric Lenoir et Ysé Tardan-Masquelier (dir.), Encyclopédie des religions, t. 2 : thèmes, Paris, Bayard Éditions, 2000, p.1977.

2. Claude Mailloux, « Le symbole et les notions connexes. Comment les situer à partir d’une compréhension de l’être humain ? », note du cours Le symbole, un compagnon de vie ?, été 2001, p. 9.

3. Marie-Line Morin, « Entre le Dieu « doudou » et le Dieu Tout-Autre » dans : Léandre Boisvert (dir.), Spiritualités en crise. De l’éclatement à l’intégration, Montréal, Médiaspaul, 2002, p. 84.

4. Arnold Van Gennep, Les Rites de passage, Paris 1909, Nourry (rééd. Paris, 1981) cité par Jean-Bruno Renard, « Les rites de passage : une constante anthropologique », Études théologiques et religieuses, 1986, n°2, p. 228.

5. Jean-Bruno Renard, idem, p. 235.

6. Pierre Erny, « La notion de rite de passage » dans : Thierry Goguel d’Allondans (dir.), Rites de passage : d’ailleurs, ici, pour ailleurs, coll. « Pratiques sociales transversales », Éd. Erès, 1994, p.258.

7. Nous utilisons, la plupart du temps  La nouvelle traduction Bible, Paris/Montréal, Bayard/Médiaspaul, 2001.

8. Lytta Basset, La joie imprenable. Pour une théologie de la prodigalité, coll. « Lieux théologiques », n°30, Genève, Labor et Fides, 1998, p. 224.

9. À cet effet, consulter l’excellent volume de Yvon Saint-Arnaud, La guérison par le plaisir, Ottawa, Novalis, 2002, pp. 34-44.

10. Philippe-Emmanuel Rausis, « J’existe, Dieu m’a rencontré », Rites de passages…. op.cit., p. 46.