VARIATIONS SUR LA MORT

VARIATIONS SUR LA MORT

Extraits de « Les eaux de mon puits » Réflexions sur des expériences de liberté (p 278-290)

Ivone Gebara

La mort c’est l’inévitable. Et inévitable est aussi cette espèce de combat quotidien et intime pour épier la mort dans ses multiples manifestations, la faire fuir, l’éloigner, mais elle est toujours là, comme une continuelle compagne dans la danse de la vie.

La mort c’est d’abord un frisson, une idée, une peur, une certitude qui se confirmera. Ensuite, elle se fait plus proche de nous, devient chair, expérience de la mort des autres, souffrance, vécu de douleur, perte réelle, tristesse. Le défunt, mère, père, ami, amie ne répond plus à nos appels. La mort installe le silence dans le dialogue, dans la « vie ensemble », elle boucle un chemin, arrête une contribution, empêche un début ou une continuation.

J’ai peur de voir mourir mes proches, j’en ai toujours eu peur. J’ai aussi des frissons à l’idée de ma propre mort et surtout à l’idée de la souffrance ou des maladies possibles qui pourraient la précéder. J’ai déjà suffisamment éprouvé la mort d’êtres aimés pour parler de cette peur : c’est comme si on m’arrachait des parties de mon corps, des morceaux du tissu de mon histoire. Je sens « mes morts » dans ma mémoire, dans mes souvenirs, dans mes frissons d’angoisse, dans la nostalgie de leur présence ; mon dialogue avec eux devient monologue de souvenirs, tourbillon de questions sans réponse, sourire et joie d’avoir vécu avec eux. Ce dialogue est aussi action de grâce, sans cesse répétée, puisque je suis ce que je suis grâce à eux et à elles. Au-delà de la souffrance, du désarroi, d’un sentiment de perte irremplaçable, d’un abîme en soi, peut aussi se passer une rencontre avec soi-même, une créativité nouvelle.

La prise de conscience première de la mort, celle des autres, est ressentie assez différemment selon l’intensité de notre relation avec ceux ou celles qui disparaissent de notre histoire quotidienne. Dans un sens, nous mourons un peu, ou un peu plus, avec la mort des autres. L’extermination causée par les guerres ou les famines, la mort d’enfants, de jeunes, de vieillards à cause de l’injustice sociale me prend aux entrailles comme une espèce de révolte, comme une question poignante devant la démence humaine, comme un cri de douleur qui exige une guérison sociale. Je refuse cette mort anticipée ! Je refuse ces structures d’exclusion qui nous détruisent ! Et en même temps, je suis là-dedans, entièrement dedans.

Dans un premier temps, c’est donc la mort de l’autre qui me préoccupe et c’est à partir d’elle que je réfléchis à ma propre fin. Je ne peux rien dire de celle-ci comme expérience personnelle, puisque cette expérience n’existe pas dans sa totalité et, quand elle sera réelle, je ne pourrai plus bien sûr la décrire. Le discours sur la mort est en un sens en deçà et au-delà de la mort elle-même comme événement final. Je parle de la mort des autres par ce que j’en ai vécu ; je parle de la mienne par analogie et par imagination… J’essaye de décrire des sentiments et des pensées à propos de cette inexorable condition, mais il ne s’agit pas de ma mort, fin de mon existence historique, il s’agit de sentiments anticipés que j’essaye de décrire dans le clair-obscur de mes possibilités. C’est la vie qui souffre de la mort en sachant qu’elle ne peut évacuer cette limite. C’est la vie qui pense la mort et imagine des systèmes pour vivre avec elle. Penser la mort n’est possible que parce que la vie se sait menacée ou accompagnée par elle, tissée avec elle, mêlée à elle, finie et continuée par elle. La mort, dans ce sens, semble être la plus forte. Même si on meurt chaque jour un peu, à chaque instant on veut vivre et éloigner la mort ; cette quête semble inscrite dans toute existence.

Tout être vivant cherche à rester en vie, comme si c’était inné ; tous et toutes le veulent, sauf parfois quand elle pèse lourd et qu’on veut s’en débarrasser. (…)

La mort est pour tout le monde mais elle est vécue différemment aux  niveaux culturel, social et économique ; les rites autour de la mort suivent la même logique marchande et l’importance des célébrations religieuses, dépend de la classe sociale ou du degré d’honorabilité du défunt. La mort comme événement biologique rend égaux, mais la société continue de différencier les morts comme elle a différencié les vivants. (…)

La vie, la mort, la liberté font partie du même processus de notre existence et nous ne pouvons pas les vivre et les penser comme des expériences autonomes. Je ne suis pas libre où je n’éprouve pas ce « quelque chose » que j’appelle liberté sans que ma vie et ma mort ne soient habitées par un sens humain commun. Il s’agit d’un sens provisoire, à construire chaque jour, comme si, chaque matin, nous prenions avec notre pain quotidien, notre sens quotidien. Le sens n’est pas donné d’avance comme la nourriture n’est pas donnée d’avance. Le pain et le sens sont donnés et pétris en même temps presque chaque jour par nous-mêmes et par les autres. (…)

L’orientation fondamentale de ma vie fut d’essayer de me mettre avec celles et ceux qui sont menacés de mort sociale, de mort juridique, de mort « économique », de morts causées par des rapports de genre injustes. (…)

Parler de la mort, c’est dans un certain sens continuer à parler de la vie. Je vis dans un pays, une région, un quartier, un monde où la vie de la majorité des personnes ne vaut rien. Alors, c’est la mort qui domine, même si la propagande le cache. C’est la mort qui a le dernier mot, la mort injuste, anticipée, parfois préméditée. (…)

En pensant  le monde – ce que j’aime et veux faire -, je constate que les dirigeants et avec eux le grand public ont évacué de leur existence l’idée de finitude : on vit comme si l’histoire – aujourd’hui marquée par les lois de la consommation et du profit – était sans limite, comme si la vie personnelle ne devait pas s’achever bientôt. La finitude,  comme la réalité présente à tous les niveaux de notre vie, devrait être réintroduite dans notre éducation et nos relations comme valeur qui permet la liberté et l’égalité pour tous et toutes. Néanmoins, on constate que cette finitude existentielle, qui devrait nous rendre semblables les uns aux autres, est vécue différemment par les riches et par les pauvres. Pour les pauvres, les marginalisés, la finitude est quotidienne, la vie peut se terminer à chaque instant, à la suite d’un acte de violence attendu ou non… Alors, elle ne vaut pas grand chose, on agit comme si la vie s’achevait demain ou dans une heure ; rien ne peut protéger la vie et donc tout est permis pour jouir de l’instant. Aucune moralité ne s’interpose pour interdire un comportement violent, l’aveuglement est total. La rationalité succombe devant la réduction de l’humain à sa pure animalité… La jouissance, pour plusieurs, a un  goût de mort car elle peut être marquée par le sentiment terrible que c’est la dernière fois. De toute façon la finitude est en jeu, soit comme oubli, soit comme présence presque névrotique qui mène à une mort souvent prématurée et injuste.

Une réflexion sur la finitude s’impose. Non pas celle qui nous renvoie à l’infinitude individuelle ou à une exigence d’immortalité à n’importe quel prix, mais une finitude qui devient la base de notre humanité et la base de tout le processus vital. La finitude réside dans l’acceptation non de l’inéxorabilité de la mort comme quelque chose de négatif qui nous arrive et qu’il faut fuir ou vaincre, mais dans l’acceptation du fait qu’individuellement  nous finissons, tous et toutes. Notre mortalité individuelle n’est pas reliée à l’immortalité individuelle et c’est bon. Il faut réintroduire dans notre culture la finitude comme condition et sens de nos vies. Leur sens est dans la finitude, leur beauté est dans la finitude. L’amour est dans la finitude. La liberté aussi. Ce qui est éternel, dans cette perspective, semble contredire la dynamique de la vie.

Dire cela n’est pas un artifice poétique même si je considère la poésie et la beauté essentielles à la vie. C’est la constatation qu’en chaque être vivant certaines étapes, expériences, attentes ont un début et une fin. Les choses nous arrivent et doivent se terminer. Une musique, un coucher de soleil, une lessive doivent finir. Nous finissons aussi.

La tradition chrétienne nous enseigne que nous avons reçu la vie. La finitude est l’acceptation de ce fait, mais ce don ne devient pas propriété privée ou individualité monolithique. Nous existons par un ensemble de cadeaux, notre corps, la nourriture, l’air, l’eau, la tendresse, et nous les rendons à notre façon. Un être fini est un être dépendant et interdépendant. Et nous sommes ces êtres finis !

Cette finitude vue à partir de notre réalité concrète nous permet d’analyser l’ensemble des processus sociaux et leurs conséquences éthiques car accepter la finitude a des conséquences éthiques bien réelles sur nos comportements à différents niveaux de notre vie.

Tout s’épuise un jour, tout se transforme, tout se termine. Il ne faut donc pas croire que les ressources de notre Terre sont inépuisables, que les humains seront éternellement présents sur Terre, que demain cette génération vivra des relations plus justes. La finitude fait appel à l’urgence de la justice et de la liberté pour aujourd’hui, mais c’est un aujourd’hui qui continue demain et après demain et pas nécessairement avec moi. La finitude est un processus renouvelable..

Notre culture patriarcale et capitaliste soutient, au contraire, l’infinitude comme notre réalité constitutive, comme valeur suprême inscrite en nous, comme si l’infinitude que certaines croyances religieuses et certaines philosophies ont attribué à Dieu – considéré comme être indépendant et suprême – était aussi notre héritage. Nous serions individuellement infinis à l’image de Dieu, infinis à l’image de l’être que nous avons créé selon notre désir. Je pense que l’idée d’infinitude rend un mauvais service quand elle est appliquée aux individus et surtout lorsqu’elle obscurcit notre condition de finitude. L’infinitude qui nous a façonnés est marquée par l’inégalité historique car l’immortalité, autre mot pour l’infinitude, n’est pas vécue comme un événement auquel tous et toutes participent dans un processus continuel de transformation et de création. On nous livre l’idée que les immortels sont d’abord les riches, les grands hommes d’état, ceux qui ont eu de grands pouvoirs. Ils jouissent du premier rang de l’immortalité, de cette espèce d’infinitude qui s’accroche à eux grâce à des titres de noblesse, par la gloire ou selon un modèle hiérarchique. Ils ne seront jamais oubliés parce que le système patriarcal a besoin d’immortels. Le même schéma se trouve dans le christianisme et en particulier dans le catholicisme romain.

Je m’invite à être apprentie de la sagesse de la finitude. Et cette sagesse est au-delà de ma peur personnelle de mourir ou de perdre ceux que j’aime, elle est l’accueil profond de notre condition d’êtres vivants qui ne veulent pas prolonger cette vie au-delà d’elle-même. Cette sagesse est la condition d’une société juste qui remettrait chacun et chacune à sa place limitée mais fondamentale dans le processus historique. Et, à cette place précise, il s’agit de vivre intensément et avec dignité.

La mort dépend de la façon dont nous vivons, de notre place sociale, de notre regard sur les autres et sur nous. Si on ne croit pas à la valeur de la vie de chacun et de chacune on ne croit pas à la dimension égalitaire de la mort, liée au fait que tous et toutes nous sommes mortels.

J’ai souvent l’impression que les gens riches et puissants estiment que mourir est un événement normal pour les autres et surtout pour les plus pauvres : la mort des pauvres et des marginalisés devient un événement banal, comme leur vie, qui ne trouble pas la marche de la société, pas plus que leur vie ne troublait les détenteurs du pouvoir. Leur vie sert aux bonnes actions qui remplissent de bonne conscience quelques personnes. Les pauvres sont l’objet de charité ou d’assistance publique et la charité peut devenir un moyen de maintenir une bonne conscience. L’aide aux pauvres peut ainsi aider à maintenir un système qui génère la mort sociale et la mort de la dignité personnelle.

Je crois au pouvoir de la connaissance, de la conscience pour changer nos comportements mais souvent, je vois que pour la plupart d’entre nous cette connaissance est fondée sur des mythes pré-construits, sur des héritages culturels et religieux ancrés en nous et répétés de génération en génération. Ceux qui arrivent à casser la chaîne et à sortir de la caverne, comme dans le mythe de Platon, ne sont plus reconnus par les autres. Ces  personnes deviennent marginalisées par la découverte d’une nouvelle sagesse et quand elles arrivent à s’éveiller de la torpeur dans laquelle leur vie se déroulait, elles sont mises à l’écart comme des infidèles ou des hérétiques.

Pour boucler ces lignes, je voudrais revenir à mon expérience personnelle de la mort, au niveau des sentiments. Dans un sens, je me sens mourir tout en restant encore en vie. Je meurs en vivant la mort de celles et de ceux que j’aime. La mort de mes proches est, d’une certaine façon, ma mort.

Quelque chose est mort en moi quand ma mère, mon père, Rica, un grand ami, sont morts. Une partie de ma vie est partie avec eux et avec elles. Leur mort a marqué ma vie de mort, de tristesse, de nostalgie comme leur vie avait marqué la mienne de joie et de plaisir. Ma vie n’est plus la même depuis leur départ comme elle n’aurait pas été ce qu’elle est sans leur présence.

Il y a un vide physique de présence, même si les souvenirs sont intenses. Juste après la mort de ma mère, je me consolais en lui écrivant des poèmes.  Après celle d’un ami, je lui écrivais aussi des poèmes. C’est pour moi un moyen de faire sortir la douleur de l’absence, de la matérialiser, de la rendre belle et, mystérieusement, de la posséder. Écrire pour défier la tristesse, pour rendre hommage, pour remercier la vie, c’est une façon de communier avec la mort. Je me mets devant une feuille de papier ou l’ordinateur et je leur parle en me parlant à moi-même. Ma tristesse devient poème, dépassement de l’espace vide laissé par l’absence physique. Je pense aux rencontres d’antan, je combine les mots, je crée une rime au rythme de mon présent. Ma tristesse s’ouvre en poésie…une façon de faire le deuil, mon adieu au milieu de tant d’adieux ; elle révèle l’éphémère de toute existence, la nostalgie collée à mon âme, les souvenirs heureux d’avoir vécu quelque chose de beau ensemble, la complexité de la vie, le désir de continuer mon combat. Et je me sens habitée…