COMBAT POUR L’ESPÉRANCE

COMBAT POUR L’ESPÉRANCE

Marie-Andrée Roy

Dans le cadre des événements entourant le 35e anniversaire de L’autre Parole, on m’a demandé de répondre à deux questions. Quelle est la contribution de la collective L’autre Parole au mouvement des femmes (forces et limites) depuis 35 ans ? Quels sont les dossiers qui devraient être prioritaires pour la collective au cours des prochaines années ? Je vais tâcher de répondre successivement à ces deux questions en tenant compte de, non seulement nos rapports au mouvement des femmes, mais également de ceux que nous avons avec l’Église catholique.

La contribution de L’autre Parole

Nous sommes nées à une période où tous les espoirs et toutes les audaces étaient permis, ou presque. En 1976, le mouvement des femmes prenait forme et se déployait dans plusieurs champs d’activité au Québec et à l’échelle internationale. Quant à l’Église catholique, encore dans la mouvance du concile Vatican II, elle était interpellée par la théologie de la libération et les communautés de base ; de plus, l’Église catholique québécoise avait été scrutée par le rapport de la Commission Dumont sur les laïcs1 et nous innovions en fondant une collective de femmes et chrétiennes et féministes.

Trente-cinq ans plus tard, le mouvement des femmes s’est diversifié et institutionnalisé, mais il constitue toujours une force décisive d’interpellation et de changement. Il a permis des avancées en matière de santé reproductive, de libre expression de notre sexualité, de droit au travail, d’équité salariale, de congés parentaux, de services de garderie, de pensions alimentaires, de droits des femmes collaboratrices de leur conjoint, de lutte à la violence conjugale et patriarcale et au harcèlement sexuel, de lutte contre la pauvreté, d’accès des femmes à toutes les sphères de l’éducation, d’une meilleure représentation des femmes en politique et dans le domaine économique, etc. Au cours de ces 35 ans nous avons milité, marché, revendiqué et obtenu certains gains non négligeables même si l’on considère que la route sera encore longue et les embûches fort nombreuses, notamment à cause du néo-libéralisme ambiant et des conservatismes et fondamentalismes religieux qui exercent des pressions politiques non négligeables.

Trente-cinq ans plus tard, l’Église catholique, au niveau de sa direction romaine, s’applique pour sa part à éradiquer tous les rejetons du concile Vatican II, elle cherche à exercer un contrôle de plus en plus serré sur tous les catholiques, bref, elle vit ce que j’ai appelé La tentation totalitaire2. Et cette tentation est dévastatrice pour les femmes. En effet, dès 1976, le pape Paul VI signifiait, avec la déclaration Inter Insignores, un refus clair de l’ordination des femmes. En 1988, Jean-Paul II, dans la Lettre Apostolique Mulieris Dignitatem, encensait « la femme », mais s’appliquait à enfermer les femmes dans des fonctions de mère et d’épouse qui s’accomplissent dans le don désintéressé d’elles-mêmes ; il récidivait en 1994 avec la Lettre Apostolique Ordinatio Sacerdotalis pour leur fermer catégoriquement la porte à tous les ministères ordonnés. Plus récemment, Benoît XVI a martelé les mêmes perspectives pour les femmes. Pendant ce temps, au Québec, l’institution ecclésiale, tout en demeurant fidèle à Rome, cherchait dans les années 1970 et 1980 à maintenir quelques contacts avec les femmes. C’est au cours de cette période que se sont développés le Réseau Femmes et ministères (1982), l’Association des religieuses pour la promotion des femmes (1986)3 et le Réseau des répondantes diocésaines à la condition féminine. On se rappellera l’essai de dialogue entre les évêques et les femmes lors de la rencontre sur la thématique « le mouvement des femmes et l’Église » qui avait réuni en 1986 une centaine de femmes avec les évêques du Québec. Dans les années qui suivirent, il y a eu fermeture progressive, des silences gênés, des limitations croissantes imposées aux femmes et à l’ensemble des laïcs travaillant dans l’institution. Plus récemment, quelques évêques, à la veille de prendre leur retraite, sont sortis très prudemment de leur silence, pour entrouvrir la porte sur les ministères… très peu, très tard.4

Pendant ces 35 années, qu’a fait L’autre Parole : quelques interpellations institutionnelles, surtout au début puis, nous nous sommes engagées dans des relectures bibliques, des propositions théologiques et des célébrations liturgiques chrétiennes et féministes tout en développant des analyses sur de grands enjeux du mouvement des femmes : avortement, violence, pauvreté, prostitution, etc. Nous avons remis en question notre rapport comme femmes à une Église patriarcale et cléricale et travaillé à la mise en place d’une véritable ecclésia des femmes inclusive et solidaire. Et notre collective est toujours bien vivante, mais de plus en plus grisonnante !

En résumé, retenons que :

– la situation des femmes dans nos sociétés a progressé au cours des 35 dernières années dans le sens d’une plus grande égalité même s’il reste un travail considérable à faire pour que l’égalité de droit en soit une de fait ;

– la situation des femmes dans l’Église catholique, quant à elle, a continué de se détériorer malgré le fait qu’il y ait beaucoup plus de femmes avec des compétences en théologie en 2011 qu’en 1976 ; en clair, il y a aujourd’hui moins d’ouverture institutionnelle qu’en 1976 et le contrôle romain s’est significativement accentué sur les femmes, cherchant à s’immiscer jusque dans les replis de leur conscience.

Pendant que la société progressait timidement, l’Église régressait. Ce qui fait que l’écart entre la situation des femmes dans la société et la situation des femmes dans l’Église s’est considérablement accru ; le fossé s’est creusé entre l’Église cléricale et machiste et la société du XXIe siècle qui apprend, pour se développer, à composer avec les femmes.

Cela m’amène à formuler deux constats :

– L’analyse de l’évolution des pratiques ecclésiales récentes m’invite à dire qu’il s’agit d’un système machiste et autoritaire qui « flirte » avec le totalitarisme. C’est la frange réactionnaire, conservatrice et même intégriste qui détient en ce moment le haut du pavé dans l’Église institutionnelle et la frange progressiste et même centriste est reléguée à des postes subalternes quand elle n’est pas carrément bâillonnée. Ce système est en rupture avec ma compréhension de l’Évangile où les personnes sont appelées à advenir comme sujets libres et responsables, solidaires des autres humains et, dans le sillage de la résurrection, pleins d’espérance dans les forces de libération de toute la création.

– L’autre Parole a 35 ans. Quand je regarde la situation actuelle, devons-nous parler d’échec ? D’une certaine façon, oui parce que la situation des femmes dans l’Église catholique du Québec s’est sérieusement dégradée depuis 1976 : accès de plus en plus réduit à des postes de responsabilités, exigence croissante de conformité et de soumission aux directives romaines, non-reconnaissance des compétences, distanciation et privation de ressources des instances comme le Réseau des répondantes à la condition féminine qui assurent des ponts avec l’épiscopat, etc. D’une certaine façon, non. Depuis 1976, des centaines de femmes se sont approprié les réécritures bibliques, ont célébré joyeusement en apprivoisant, comme chrétiennes et comme féministes, le langage et la symbolique liturgiques, ont produit librement, avec la force de leur savoir et de leur créativité, 130 numéros de la revue L’autre Parole.  Oui, il y a eu et il y a bel et bien une Autre Parole qui a surgi de notre collective. Et ses membres sont des femmes articulées, responsables, parfois au mode de fonctionnement un peu anarchique, mais elles sont profondément solidaires des autres femmes en Église et solidaires de l’ensemble du mouvement des femmes.  Nous avons eu une parole autonome, libre, parfois provocante, mais je constate qu’il nous faudrait aujourd’hui être encore plus systématiquement audacieuses et dérangeantes.

Des motifs pour poursuivre l’action de L’autre Parole

J’ai écrit dans mon dernier article dans la revue L’autre Parole (no 131) :  « On résiste ou on part, mais on ne se soumet pas ». Mais qu’est-ce qui me motive aujourd’hui, en 2011, à rester alors que je me sens dévastée par ce raz de marée conservateur qui balaie l’Église catholique ? Quatre grandes raisons m’animent et me poussent à m’inscrire dans la résistance. Pas une résistance plaignarde, mais une résistance critique et créatrice.

Première raison : Le christianisme qui fait sens pour moi c’est le christianisme qui est actuellement défiguré par l’Institution cléricale qui se l’approprie comme sa chose et qui, par conséquent, en dépossède toute la communauté des baptisées. Pour moi, le christianisme, son enseignement, ses valeurs, sa vision du monde sont tellement importants et fondateurs, que je ne peux pas les laisser entre les mains de ces clercs machistes et autoritaires. Je me reconnais héritière de la foi chrétienne qui donne sens à ma vie et je considère que j’ai la responsabilité de contribuer à sa transmission. Rome travestit l’espérance de Jésus de Nazareth, va à l’opposé de ses enseignements, notamment en ce qui a trait aux femmes. Depuis deux mille ans, malgré bien des tergiversations, l’espérance chrétienne s’est rendue jusqu’à nous et a forgé une part importante de ce qu’est le monde occidental. Il ne saurait être question, à ce moment-ci de l’histoire, de lâcher le morceau, d’abandonner ce trésor spirituel entre les mains de ceux qui s’appliquent, avec conviction, à nous en déposséder et à nous soumettre à leur interprétation.

Deuxième raison  : Le discours et les pratiques de l’Institution ecclésiale en ce qui a trait aux femmes a un impact négatif sur l’ensemble des femmes catholiques qui se voient dénier leur pleine humanité et leur dignité pourtant reconnues par Jésus de Nazareth. C’est une instance reproductive de l’aliénation des femmes : contrôle de leur corps, de leur sexualité, de leur conscience ; confinement dans des rôles stéréotypés, imposition de l’obéissance, exigence de renoncement à la pensée libre et responsable. Je ne peux pas m’en laver les mains parce que je suis une de ces femmes et que je me sens solidaire de toutes les femmes en Église.

Troisième raison  : Les discours et les pratiques ecclésiales ont un impact négatif non seulement sur les catholiques, mais aussi sur l’ensemble des femmes de la planète compte tenu du rôle que joue l’Église catholique dans la définition des politiques mondiales concernant les droits des femmes et les pressions qu’elle exerce sur une foule de gouvernements pour qu’ils se conforment à la morale sexiste et patriarcale catholique.  Comme catholique et comme féministe, je me sens responsable de contribuer à contrer les discours de l’Institution à laquelle j’appartiens qui participent de l’aliénation de l’ensemble des femmes et qui ralentissent leur accès à l’égalité.

Quatrième raison  : Comme catholique et comme citoyenne, je ne puis me taire devant cette organisation autoritaire qui va à l’encontre des mouvements démocratiques.  L’autoritarisme dans l’Église cautionne les régimes autoritaires qui sévissent partout sur la planète et sert les velléités d’un gouvernement ultra-conservateur comme celui de Harper qui bafoue les règles élémentaires du droit et de la démocratie.

Il importe maintenant que je revienne sur les motifs de mon attachement à la tradition chrétienne. Qu’est-ce qui fait que je crois que cela vaut la peine de persister à part le fait que je sois née dans cette tradition, y ai grandi et qu’elle a forgé les principaux paramètres de mon rapport au monde ?

Pour moi, la référence au Nouveau Testament, aux Évangiles est centrale parce qu’elle me donne accès à Jésus-Christ et structure la foi et l’espérance qui sont miennes et piste ma compréhension de l’amour/charité. C’est dans les Évangiles que j’ai appris que les petits sont importants et qu’ils sont appelés à être les premiers dans l’ecclésia que nous bâtissons. Je crois fermement qu’il ne faut pas désespérer face à l’ensemble des injustices commises par les Caïphes de ce monde et que celles et ceux qui ont faim et soif de justice seront entendus. Je suis particulièrement sensible au fait que, dans le paradigme évangélique, les femmes, toutes les femmes, y compris celles que nos sociétés désignent comme des « pécheresses », sont accueillies dans le giron du Christ et ne sont pas jugées. Je me reconnais dans le récit de la femme courbée, blessée dans son corps, qui peut se redresser, marcher et se déployer comme une personne à part entière à la suite de sa rencontre avec le porteur de la Bonne Nouvelle. Irrémédiablement gourmande, j’aime la multiplication des pains et la pêche miraculeuse qui nous invitent à ouvrir notre table, à partager notre pain, à célébrer, à faire communauté pour annoncer ici et maintenant l’Évangile. Je ne cesse d’être questionnée, dans le quotidien de mon existence, dans l’exercice de mes fonctions, par la radicalité du plus grand commandement : tu aimeras Dieue de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et ton prochain comme toi-même. Je suis profondément bouleversée par le récit de l’onction de Béthanie où Jésus dit, à propos de Marie qui a versé un parfum précieux sur sa tête : « partout où cette bonne nouvelle sera prêchée, dans le monde entier, on racontera aussi en mémoire de cette femme, ce qu’elle a fait » (Matthieu 26,6-13). Je vois dans cette péricope un authentique moment sacramentel où Jésus reconnaît l’amour incommensurable de Marie à son endroit ; les femmes sont ainsi placées, par la force de leur amour et leur capacité de discernement, au cœur du kérygme. J’entends la souffrance de Jésus au jardin de Gethsémani, souffrance qui fait écho à la souffrance de l’humanité. Je me réjouis de la présence des femmes au tombeau, au matin de Pâques ; ces amies fidèles sont venues, malgré l’opprobre qui couvre le crucifié, lui apporter les soins que requiert sa sépulture ; elles seront les premières porteuses de l’espérance. Je crois à la résurrection qui dit que les forces de vie l’emportent sur les forces de la mort. J’aime la fête de Noël qui célèbre l’enfant par qui advient l’espérance ; elle bouleverse tous nos paradigmes sur le pouvoir. Je me sens profondément rejointe par le cycle pascal qui reconnaît la souffrance, l’abandon et la mort qui transigent au cœur de nos existences et qui nous associent, dans le même souffle, à la célébration de la vie à travers la résurrection du Christ.

L’autre référence incontournable, c’est la tradition chrétienne qui a pris forme sur deux mille ans d’histoire. Je serai ici trop brève. Je suis bien sûr consciente de la fibre profondément patriarcale qui a tissé cette tradition ; en même temps, je me réjouis que des figures féminines inédites soient parvenues à se tailler une place dans cette arène mâle. Elles m’interpellent. Je pense notamment à une Claire d’Assise, amoureuse et enflammée pour son Dieu, à une Marie de l’Incarnation, brillante et audacieuse éducatrice en terre québécoise, à une Thérèse d’Avila dont la vie est une succession ininterrompue d’actions et d’illuminations. Cette référence « critique » à la tradition devrait faire l’objet d’un approfondissement.

On aura compris que la foi chrétienne à laquelle je me réfère ne parle pas de condom, d’interdit des relations sexuelles hors du mariage ou de refus de la communion pour les personnes divorcées remariées. Elle fait fi de la névrose obsessionnelle de contrôle de la sexualité qui affecte la cléricature romaine. La foi chrétienne à laquelle je m’identifie parle de l’exigence radicale de la justice et de l’amour.

En conclusion, quelles devraient être nos priorités ?

J’ose énoncer quelques pistes qui devraient, je pense, faire l’objet de discussion et de débat au sein de la collective.

– Il me semble que nous devons plus que jamais nous approprier notre tradition par une fréquentation assidue des Évangiles, du Nouveau Testament et de l’ensemble de la Bible. Cette connaissance intime se développe par la lecture individuelle et collective, l’analyse, le commentaire, l’intériorisation et éventuellement la réécriture pour assurer une meilleure actualisation. Cela passe aussi par une connaissance renouvelée et critique de l’histoire de la tradition et par la capacité d’élaborer nous-mêmes une véritable théalogie.  Par exemple, après une remise en question du caractère patriarcal de la foi chrétienne, ne serait-il pas le temps de nous pencher sur la relation essentiellement fraternelle et sororale qui nous unit à Jésus le Christ ? La figure du Dieu Père a été instrumentalisée pour justifier une église de Pères. Pourtant, dans le sillage du Christ notre frère, ne sommes-nous pas en mesure de penser et de mettre de l’avant une ecclésiologie qui s’articule autour de rapports égaux de fraternité et de sororité ?

– Je pense qu’une des forces de la collective, est sa capacité de célébrer, de déployer une symbolique qui puise simultanément au cœur de la tradition et de nos expériences de femmes. Cela nous permet d’exercer un discernement critique sur la tradition, de reconnaître la valeur et la fécondité de nos agirs féministes et de mobiliser notre créativité pour faire communauté et impulser le changement. On ne dira jamais assez que le langage symbolique, le rituel ont un fort potentiel contestataire et mobilisateur. Nous pourrions approfondir davantage nos célébrations, nous donner plus systématiquement un langage liturgique féministe et chrétien qui ne craint pas de puiser dans le vaste fonds symbolique universel. La quête spirituelle des femmes est immense et il y a place pour un redéploiement créatif et rassembleur dans ce domaine.

– Il est important de maintenir le cap sur notre agenda de femmes chrétiennes et féministes, solidaires de toutes les femmes en quête de justice. En ce sens, on doit veiller à renforcer nos solidarités avec les femmes féministes et chrétiennes d’ici et d’ailleurs, avec les femmes féministes de diverses traditions religieuses et avec l’ensemble des femmes qui, dans notre société et à travers le monde, militent pour la transformation des rapports de sexe et l’affirmation de sujets libres et égaux.

1. COMMISSION D’ÉTUDE SUR LES LAÏCS ET L’ÉGLISE. L’Église du Québec : un héritage, un projet, Montréal, Éditions Fides, 1971, 324 pages.
2. Voir le premier numéro électronique de la revue L’autre Parole qui a pour thème « Autoritarisme et machisme du SaintSiège » ( no 131, août 2011), où je signe un texte intitulé « La tentation totalitaire ».
3. Maintenant appelée : Association des religieuses pour les droits des femmes.
4. – Il s’agit de Mgr Martin Veillette qui, le 8 mars 2011, sur les ondes de Radio-Canada s’est dit ouvert à l’ordination des femmes et de Mgr Raymond St-Gelais qui a fait une affirmation dans le même sens sur les ondes de Radio-Canada le 14 juillet 2011. Tous les deux pensent cependant que ce changement n’adviendra pas rapidement dans l’Église.