L’éthique en temps de pandémie : une perspective théologique féministe

Texte d’Ivone Gebara
Théologienne féministe, Sao Paulo

Article d’abord paru en portugais sous le titre : Ética e peste : uma perspectiva teológica feminista dans CULT, revue de culture brésilienne, édition 257, 6 mai 2020.
Tout le numéro 257 a pour thème « Une éthique en temps de peste ».
https://revistacult.uol.com.br/home/etica-e-peste-teologia-feminista/
Traduction : Albert Beaudry

Au temps du coronavirus, nous nous demandons comment une « force aussi fragile qu’invisible », en expansion constante à travers le monde, peut changer notre comportement, nous menacer de mort au milieu d’une souffrance physique et psychique grandissante. Comment un virus peut-il mettre sens dessus dessous l’économie, la recherche scientifique, l’art, la littérature, les religions, les habitudes, les rapports entre les gouvernements et les relations entre les personnes, jusqu’au sein de la famille ? Comment un virus peut-il nous faire craindre autant le contact avec les personnes et les choses que nous connaissons et nous faire sentir encore plus menacés que nous ne le sommes déjà par la violence habituelle de notre monde ?

Nous sommes impressionnés par cet « inconnu » dont nous ressentons collectivement les effets néfastes, de voir sa forme « conçue scientifiquement » grossie des milliers de fois et diffusée sur nos écrans de télé comme s’il s’agissait d’un ver de terre en forme de couronne. Et de fait, il vient bien de la terre, comme nous qu’il a « choisis » pour refuge sans que nous sachions pourquoi.

De nombreux experts s’échinent aujourd’hui à comprendre quelque chose à ce phénomène qui invite à la réflexion et à l’action. C’est dans cette perspective que j’ose rédiger quelques intuitions à partir de la théologie chrétienne puisque c’est le domaine que je connais le mieux et parce que je peux expliciter quelques idées, quelques convictions et quelques expressions religieuses actuelles. Celles-ci se multiplient aujourd’hui pratiquement à la vitesse du virus. Il suffit de chercher sur Internet et sur WhatsApp pour voir les croyances religieuses se dresser en armes contre le « virus » qui provoque tant de troubles. Il a vidé les temples, stoppé les réunions spirituelles officielles, les cours et autres activités. Mais les fidèles inventent des dévotions, des courants magiques, des prières de toutes sortes, des chants religieux inspirés par le virus, des neuvaines, des bénédictions qu’ils envoient partout, dans l’espoir sans doute d’émouvoir le cœur de Dieu. Et voici qu’Internet devient un véhicule dont Dieu « se sert » pour poursuivre son action parmi son troupeau. Tout cela nous invite à réfléchir !

Je réfléchis en dehors de l’axe officiel, je me permets donc diverses élucubrations. Assurément, ma perspective n’est pas soutenue par la théologie institutionnelle, c’est-à-dire par les autorités des Églises chrétiennes qui se réservent la prérogative d’être les interprètes autorisés de la tradition biblique et, à travers elle, de la volonté de Dieu.

Je constate que les Églises chrétiennes se soucient avant tout, « en ce temps de pandémie » d’offrir à leurs fidèles des services de consolation et d’assistance. Elles s’efforcent de rester en contact avec eux par le biais des médias, en diffusant des liturgies, des prières et d’autres formes de présence virtuelle. Elles ont aussi apporté une aide aux personnes qui vivent dans la rue et à nombre de gens qui ne sont pas en mesure de subvenir à leurs besoins alimentaires et hygiéniques de base. Je ne m’arrête pas à ces gestes humanitaires et j’emprunte plutôt une autre direction pour soulever certains points qui me paraissent importants dans le contexte actuel.

Je retourne à la tradition biblique comme à un ensemble de textes historiques et littéraires importants, à une tradition qui a marqué plusieurs peuples de l’Antiquité à aujourd’hui. J’en extrais quelque chose que j’estime proche du « bien commun », de la bonne coexistence, du respect possible, de la sollicitude les uns pour les autres et pour l’ensemble de la vie de la planète à l’heure qu’il est. Ce serait plus un texte de sagesse qu’un grimoire qui contiendrait une « révélation divine » venue du ciel. C’est que je vois dans l’étymologie latine du mot religion, religare, comme un pari sur la nécessité de nous tenir la main les un∙e∙s aux autres pour vivre autrement. Ainsi Dieu cesse-t-il d’exister comme un « être en soi » qui imposerait sa puissante volonté pour devenir le nom de la force, en nous et sur la planète, qui peut nous arracher à notre individualisme, à notre désir de nous dominer les uns les autres, à notre insensibilité à la douleur des autres, à notre façon d’ignorer ces marcheurs qui forment aujourd’hui des foules en quête d’un espace où vivre.

Et voilà que celui qui nous éveille à la « bonté » de notre humanité commune, à la terre que nous sommes et à la Terre que nous habitons, c’est un virus insignifiant. Insignifiant, mais avec une force de contagion impressionnante, insignifiant, mais partout présent, et, qui se répand et provoque la terreur, la peur et les larmes. Insignifiant, mais capable d’interrompre le cours ordinaire de la vie auquel nous nous étions habitués, nous qui nous pensions bons et même meilleurs que les autres.

Cette situation tragique me rappelle l’histoire de Job. Un roman biblique qui fait partie de la littérature sapientielle. Il raconte la vie d’un homme riche et honnête frappé tout à coup par d’innombrables maladies, par la perte de ses biens, de ses fils, de ses filles et de son épouse. Dans sa douleur, il essaie de différentes manières de prouver à Dieu et à ses amis qu’il est un juste, un fidèle serviteur du Très-Haut, et par conséquent que Dieu est injuste envers lui. Dans un crescendo d’épreuves qui frappent Job et de plaidoiries qu’expose Job à quelques amis, le roman montre que ce n’est pas parce que quelqu’un est juste que la souffrance l’épargnera et qu’il échappera aux tragédies provoquées par la mort. L’explication de ce drame nous est donnée dans un dialogue avec Dieu qui, interpellé par le diable, tente de prouver que les souffrances infligées à Job manifestent la fidélité de Job à son Dieu. Dieu et le Diable apparaissent alors comme les deux faces d’une même pièce de monnaie, et c’est ce qui nous impressionne parce que nous en faisons toujours, nous autres, deux principes opposés. Or il semble que nous soyons en train de réaffirmer leur proximité et la nécessité qu’ils existent l’un et l’autre en nous et dans le monde. Survenu à l’improviste, le coronavirus cause la douleur et la mort, mais il nous fait aussi prendre conscience de la nécessité de cultiver d’autres relations entre nous et avec la planète.

Il était une fois, au pays de Ouç, un homme appelé Job. Cet homme, intègre et droit, craignait Dieu et s’écartait du mal. Sept fils et trois filles lui étaient nés. Il avait un troupeau de sept mille brebis, trois mille chameaux… (Job 1,1-3)

L’histoire continue : Job est dépouillé subitement de tous ses biens, avant de perdre coup sur coup ses filles, ses fils et son épouse. Lui-même est atteint de la lèpre qui lui ronge le corps… Tout paraissait « normal » et, du jour au lendemain, tout n’est plus que confusion et désordre !

Alors Job se leva, il déchira son manteau et se rasa la tête, il se jeta à terre et se prosterna. Puis il dit : « Nu je suis sorti du ventre de ma mère, nu j’y retournerai. » (Job 1,20).

C’est comme s’il se résignait à avoir tout perdu, mais sans cesser de clamer qu’il est une victime innocente et que la souffrance est la condition des êtres vivants. Le roman nous laisse cependant perplexes, car il finit bien : tout est récupéré. Cette finale provient certainement d’une autre époque et d’autres rédacteurs. Mais l’idée fondamentale, c’est que Dieu lui-même ne peut éviter la souffrance parce que la vie l’exige, plus ou moins, selon la direction qu’elle prend.

Le fléau actuel du coronavirus, abstraction faite des raisons pour lesquelles il frappe à ce moment de notre histoire commune, nous invite sans doute à une solidarité inouïe, par exemple, entre riches et pauvres. La richesse matérielle favorise la vie d’une minorité au détriment de la vie de la majorité. Et le mépris du « pauvre, de la veuve et de l’orphelin  » ne produit pas une « contagion mortelle », mais une véritable séparation des classes. Or ce virus, bien qu’il mette au jour certains privilèges dans la prise en charge des plus riches qui semblent avoir été les premiers touchés, dépasse les classes, les sexes, les ethnies, les orientations sexuelles, les religions, encore qu’on craigne qu’il se propage davantage dans les groupes les plus vulnérables. Ce que je veux souligner, c’est la force de ce virus qui peut bouleverser les cadres hiérarchiques et les habitudes d’exclusion, susciter des initiatives d’entraide, provoquer des changements politiques et économiques, redéfinir la géopolitique mondiale.

Cependant, la contagion du virus ne suscite pas nécessairement la solidarité avec les pauvres parce qu’ils auraient les mêmes droits que les riches ; non, il s’agit d’une solidarité impulsive, motivée par la crainte que le grand nombre de pauvres contaminés ne constitue bientôt une menace pour les « pauvres » riches. Bien qu’on voie de nombreux gestes d’entraide dans les HLM et dans les quartiers populaires, il y a comme une sorte de pellicule protectrice qui nous rend en quelque sorte invulnérables au plus profond de notre être. Comme si l’aide des gouvernements ne répondait pas à la justice et au droit, mais servait avant tout à prévenir un plus grand mal, qui rendrait le pays invivable.

La télévision, l’Internet et les journaux nous montrent les horreurs quotidiennes causées par le virus partout dans le monde. Les médias nous envahissent en donnant la priorité absolue au nombre de victimes du virus, en faisant le décompte des victimes actuelles et la projection des victimes à venir dans les différentes régions du monde. Cet excès d’information engendre beaucoup moins de solidarité qu’un climat de « sauve-qui-peut » et la peur de la maladie. Pour contrer notre égoïsme immédiat, les scènes de distribution de nourriture aux sans-abri et aux habitants des bidonvilles semblent avoir pour fonction de nous rappeler que nous ne sommes pas aussi mauvais que nous semblons l’être… Je suis peut-être injuste envers certaines personnes, mais c’est ce qui me vient à l’esprit. Faire voir l’enfer et annoncer que ses flammes seront bientôt encore plus destructrices, ça ne veut pas dire, on le voit bien, aider à s’en sortir des gens plongés déjà dans plusieurs autres enfers. Ce « spectacle » devient même parfois indécent parce qu’il n’a pas conscience des effets négatifs qu’il produit. Il sert néanmoins à révéler l’ampleur de la souffrance présente dans notre pays et fait entrevoir la souffrance cachée dont nous ignorons l’existence. On peut même juger acceptable de présenter ces images pour sonner une alerte nécessaire. Mais cela ne constitue pas nécessairement un geste éthique efficace, car le plus important serait d’inclure les personnes dans les instances de droit et de justice en tant que citoyennes de la nation et du monde. Je me demande si le « spectacle » des affamés, des malades, des morts, des villes contaminées à l’excès n’a pas pour seule fonction d’alerter la puissante industrie de l’information qui se fait désormais solidaire des victimes ? Je soupçonne ici des motifs cachés et me revient à l’esprit un texte biblique tiré de l’Évangile de Luc (Lc 10, 29-37) : la parabole du « bon Samaritain ». On nous présente un homme blessé, abandonné au bord de la route. Passe un juriste : il voit l’homme et s’éloigne ; puis un prêtre qui presse le pas sans s’arrêter parce qu’il a des obligations au temple ; vient finalement un étranger, le Samaritain, un colporteur ; c’est lui qui aide le blessé, l’emmène à l’hôpital et demande qu’on prenne soin de lui. Il me semble que le message éthique de l’Évangile va au-delà du « spectacle », d’un voyeurisme qui peut être inefficace. Car ce que vous voyez n’a pas nécessairement pour conséquence la suite logique de ce que vous avez vu. Le message éthique, en fait, lorsqu’il touche mon/notre intérieur, me fait me reconnaître dans l’homme tombé sur le chemin et me fait dire « voilà ce que je voudrais qu’on fasse pour moi ». Et conclure spontanément que l’aide que je voudrais recevoir, c’est aussi celle que je dois offrir comme à l’autre, à court et à long terme.

Mais je sais que l’éthique n’est pas aussi simple que les phrases que j’écris. La peur de l’autre me menace, ses blessures et son odeur me repoussent… Nous nous sentons souvent impuissants et même frustrés parce que nous ne pouvons pas changer grand-chose de manière efficace. Il y a comme une carence qui nous empêche de changer cette situation immédiatement et fait poindre en nous un sentiment de culpabilité qui s’établit à demeure. En même temps, il y a la distance du confinement, le manque de circulation, l’obéissance nécessaire aux consignes médicales et gouvernementales comme si tout cela dressait un obstacle éthique à l’action. Mais dans l’éthique de l’Évangile, la distance entre les gens semble supprimée. On touche les yeux aveugles, on s’approche des lépreux, on donne la main aux boiteux, on partage la nourriture, on divise les tuniques. Vous me direz : dans la situation actuelle, nous essayons de faire tout cela en nous protégeant de la contagion ! Peut-être. Mais, qui a causé tout cela maintenant ? Un virus… Juste un virus. Qu’a-t-il à nous dire, outre le fait qu’il faut nous protéger pour ne pas le contracter ?

Au début de cette réflexion, j’ai essayé de comparer l’image de Dieu en toute chose, au-delà du bien et du mal, et dans le bien le mal, au symbole du coronavirus qui nous vient de la Terre. J’ai donc évoqué Job, la compétition entre Dieu et le diable dans la vie de Job, et l’affrontement du bien et du mal dans notre propre vie. Puis je me suis rappelé le texte du « Samaritain » qui nous invite à dépasser les hiérarchies et les titres dans les rapports que nous avons entre nous…

Dans la même veine, je voudrais vous signaler une autre chose qui me dérange dans ce que j’appelle le « spectacle » des médias. Parfois, il s’agit de « spectacles » exagérés, à la limite de l’indécence : les morts, les malades dans les hôpitaux, dans les agglomérations des favelas et dans les prisons domiciliaires où nous sommes enfermés. Malgré leur caractère brutal, c’est comme si ces images nous disaient aussi : « Faites quelque chose, car ce que vous voyez, c’est aussi vous ». Le virus nous renvoie tout à coup l’image et la ressemblance de ce que nous sommes et de ce que sont les autres : nés de la Terre, terriens mortels. Le fait est que nous ne sommes plus seulement spectateurs de calamités qui concernent des peuples lointains ; nous sommes les victimes ou les victimes possibles du virus dont nous suivons l’histoire de si près. Personne n’est sûr de ne pas être la prochaine victime du virus. Et cette situation particulière nous invite à quelque chose de plus ou moins inédit, surtout en cette époque de communication directe et instantanée. Le virus nous invite à repenser l’organisation de notre vie personnelle, économique, politique, sociale, culturelle, religieuse, et à nous dire que dans le progrès sans limites et sélectif que nous avons construit, se trouvent déjà les germes de notre propre destruction. Et là, je ne peux m’empêcher de penser au mythe de la Tour de Babel (Genèse, 11) construite pour toucher le ciel et dont tous les habitants ne pouvaient parler qu’une seule langue. Quelque chose est arrivé soudain, le virus « Dieu — Vie » a pensé que cela n’était pas bon pour la Terre, et la tour s’est écroulée.

Il n’y a pas de grande leçon « religieuse » ou théologique à tirer, il n’y a pas une seule et grande action à entreprendre en temps de pandémie. Chaque humain « mortel » entend avec ses oreilles et ressent avec son cœur, discute avec les autres, et nous prenons des décisions ensemble afin que la vie rééquilibre ses forces en nous. Cela deviendra possible si nous pouvons inventer une culture durable, une culture immergée dans les besoins de la communauté de la Terre dont nous ne sommes qu’un élément nouveau venu. Nous ne sommes pas seuls… Nous sommes venus de loin en nous frayant un chemin, mélangés à la poussière de la Terre et à la poussière des étoiles. Y a-t-il moyen de corriger la mauvaise orientation que nous avons prise ? Y arriverons-nous ? Je parie que oui, avec « crainte et tremblement », car « voyageur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant [1] ».

[1] Vers tiré d’un poème d’Antonio Machado. http://www.poesie.net/macha4.htm