LA BATAILLE DE L’AVORTEMENT (2016), UN OUVRAGE PHARE DE LOUISE DESMARAIS

LA BATAILLE DE L’AVORTEMENT (2016), UN OUVRAGE PHARE DE LOUISE DESMARAIS

Denise Couture

Les militantes féministes prennent rarement le temps de rédiger l’histoire de leurs luttes. Elles demeurent plutôt accaparées par leurs engagements menés sur plusieurs fronts. La connaissance de cette histoire s’avère pourtant primordiale, non seulement pour en conserver une mémoire avertie, mais aussi pour orienter et pour inspirer les revendications à poursuivre dans le présent et dans l’avenir. Louise Desmarais comble un manque et nous rend le service immense de relater la lutte du mouvement féministe québécois pour l’accès libre et gratuit à l’avortement, dans son livre substantiel et détaillé, intitulé La bataille de l’avortement : chronique québécoise (Montréal, les Éditions du remue-ménage, 2016, 547 p.) L’auteure choisit de qualifier son travail de « chronique », car il brosse rigoureusement le tableau des faits dans un ordre chronologique, le tout à partir de consultations d’archives de groupes féministes, de la couverture médiatique, d’entrevues réalisées auprès de femmes sur le terrain et de sa propre expérience de militante féministe.

Le livre a paru en 2016, l’année de l’élection de Donald Trump et d’un gouvernement étatsunien résolument anti-choix. Présentement, le mouvement transnational anti-avortement occupe une position politique de force alors qu’il récolte les fruits d’efforts de trois décennies d’interventions bien financées par ses bailleurs de fonds. Le Guttmacher Institute (www.guttmacher.org) n’a eu de cesse, ces dernières années, de sonner l’alarme devant le recul du droit à l’avortement sur le plan international et, en particulier, aux États-Unis, fournissant notamment des données au sujet des 338 lois votées entre 2010 et 2016, par les différents états des États-Unis, restreignant de diverses façons l’accès à l’avortement. L’arrivée de Trump et de son groupe de dirigeants s’inscrit dans une conjoncture historique qui lui était favorable et dans un temps où les luttes féministes transnationales pour les droits des femmes en santé génésique et pour le droit à l’avortement s’avèrent des plus urgentes. Au Canada, l’opinion publique demeure largement pro-choix, plus encore au Québec que dans le reste du Canada.

C’est dans ce contexte que l’ouvrage La bataille de l’avortement fournit un savoir utile et inspirant, à travers une chronique fouillée des événements de la lutte menée au Québec, entre 1970 à 2010, ainsi que par un examen des principaux enjeux féministes fondamentaux posés par la question de l’avortement.

Nous apprenons que le point tournant de l’histoire canadienne de l’avortement est l’adoption de la Loi canadienne du 14 mai 1969 qui accorde le droit à l’avortement pour des raisons thérapeutiques. Cependant, la Loi ne contente personne. Les anti-choix voudraient voir accorder des droits au fœtus tandis que les pro-choix demandent un accès libre et gratuit à l’avortement. Depuis cette date charnière, L. Desmarais distingue deux périodes relativement distinctes de la « bataille de l’avortement » : de 1970 à 1990, une lutte pour y avoir accès et un parcours qui se solde par des victoires importantes et, de 1990 à 2010, l’organisation d’une réponse à une offensive anti-choix.

Un point majeur à souligner est que, depuis le début, au Québec, la question de l’accès à l’avortement s’est inscrite à la base du discours féministe politique :

« Dès le début de cette lutte, les militantes des groupes féministes autonomes non mixtes, soit le Front de libération des femmes du Québec (FLFQ), le Centre des femmes puis le Comité de lutte pour la contraception et l’avortement libres et gratuits (Comité de lutte), tout en appuyant le Dr Morgentaler dans ses démêlés judiciaires, prennent leurs distances avec lui car elles refusent de réduire cette lutte à sa seule dimension juridique. Leur analyse à la fois antipatriarcale et anticapitaliste selon laquelle la maternité et le travail ménager constituent la base de l’exploitation des femmes fait en sorte qu’elles ne veulent pas se battre pour le droit des médecins de pratiquer des avortements mais bien pour le droit des femmes d’avorter » (p. 473- 474).

Cette position féministe et politique, critique de l’obligation à la maternité et aux rôles qui lui sont associés, marque ainsi l’orientation de la lutte pro-choix au Québec, alors que, dans le reste du Canada, elle a pris davantage une tournure juridique autour de l’appui au droit des médecins de pratiquer des avortements. Les militantes s’organisent pour exiger l’accès libre et gratuit à l’avortement. Plusieurs organisations se succéderont : à partir de 1978, la Coordination nationale pour le droit à l’avortement libre et gratuit (CNALG), puis, en 1982, le Comité de vigilance, et en 1986, la Coalition québécoise pour le droit à l’avortement libre et gratuit (CQDALG). L’accès à des services d’avortement est gagné de haute lutte : « ces coalitions réussissent à établir un rapport de force avec l’État québécois. La radicalité de leur discours politique, loin ‘de faire peur au monde’, rejoint les femmes et rallie l’opinion publique à leurs revendications » (p. 476).

La première étape de la bataille de l’avortement (1970-1990) se termine par trois victoires significatives : la cour suprême décriminalise l’avortement (affaire Morgentaler, 1988), elle rejette la reconnaissance de droits du fœtus (affaire Chantal Daigle, 1989) et le Sénat refuse de criminaliser à nouveau l’avortement (1991).

S’ensuit une démobilisation, du moins, un militantisme poursuit la revendication de l’accès aux services, et leur gratuité, ce qui est loin de correspondre à la réalité. On se trouve alors dans un contexte de montée du conservatisme politique et social et le mouvement anti-choix intervient avec force. Il connaitra plus de succès aux États-Unis qu’au Canada, ce qui marque une différence entre les deux pays.

Pendant ce temps, nous apprend L. Desmarais, du côté de la lutte féministe, la « dissolution en 1997 de la CQDALG marque la fin des coalitions permanentes larges, mais aussi celle des grands débats féministes autour de l’avortement » (p. 477).

Dans les années 2000, c’est la Fédération du Québec pour le planning des naissances (FQPN) et la Fédération des femmes du Québec (FFQ) qui portent la revendication de l’avortement. Une stratégie politique du mouvement anti-choix au Canada consiste à faire élire des députés anti-choix qui amènent la cause à la Chambre des communes. Il est notable que, de 2001 à 2010, 17 projets de loi y ont été présentées dans le but de restreindre le droit à l’avortement, cependant sans succès. L’opinion publique canadienne défavorable à ces restrictions détermine l’attitude du premier ministre Stephen Harper qui accepte le dépôt des projets de loi privés, mais sans les appuyer plus avant.

C’est en 2006 qu’un jugement de la Cour supérieure du Québec stipule que « désormais les avortements pratiqués dans les cliniques privées et les centres de santé des femmes seront gratuits, mettant ainsi fin à 30 ans d’injustice envers les femmes » (p. 477). L’accès aux services demeure un enjeu majeur. Présentement au Canada, plus de la moitié des points de service se trouve au Québec. Cet accès y demeure fragile et il importe de continuer de lutter pour conserver ce droit.

Sur le plan des enjeux féministes fondamentaux, L. Desmarais insiste sur le fait que la revendication du droit à l’avortement dépasse celle d’une liberté de choix individuel. Il s’agit d’un droit collectif des femmes à la santé sexuelle et reproductive dans un contexte d’inégalité. Une idée forte de ce livre est le rappel du lien entre la lutte féministe pro-choix et celle pour le choix de la non-maternité. La chronique de La bataille de l’avortement montre toutefois que la critique de la maternité obligatoire a été mis en veilleuse avec le temps, un thème qui serait à reprendre par des groupes féministes. Les derniers mots du livre sont des plus suggestifs :

Pour une femme, l’avortement est et sera toujours une manière de dire NON à la contrainte sociale à la maternité. Décider d’interrompre une grossesse, c’est rompre avec l’ordre établi, c’est contester la loi des pères. Ce sont des gestes politiques, des actes d’insoumission au caractère éminemment subversif. Nous savons qu’il n’est pas innocent, socialement et collectivement, de mettre des enfants au monde, qu’il n’est jamais banal de reproduire l’humanité. Il est grand temps d’admettre que le choix de la non-maternité se situe au cœur même des enjeux actuels du féminisme et que ce choix a quelque chose à voir avec notre libération à toutes (p. 491).