LECTURE ÉTHIQUE ET SPIRITUELLE DU RAPPORT AU TEMPS SELON KARL RAHNER, SUIVIE D’UNE CRITIQUE FÉMINISTE ET ANTICOLONIALE

LECTURE ÉTHIQUE ET SPIRITUELLE DU RAPPORT AU TEMPS SELON KARL RAHNER, SUIVIE D’UNE CRITIQUE FÉMINISTE ET ANTICOLONIALE

Denise Couture

Le cours d’Éthique théologique a agi pour moi comme le déclencheur d’une recherche sur le rapport au temps. Dans ce cours que je donne au baccalauréat, je pars des questions étudiantes afin de construire la table des matières des enseignements. Cette démarche pédagogique vise à faire apprendre aux étudiantes et aux étudiants de la classe à poser des questions (ce qui est moins aisé qu’on ne le pense) et à assurer qu’à l’université, nous abordons des contenus jugés urgents et pertinents par les membres de la classe. Au trimestre d’automne 2010, une étudiante a demandé : le temps « si précieux », comment « l’utiliser avec discernement et à-propos » ? Elle explicitait ainsi son interrogation : le mode de vie actuel de surconsommation et de performance fait en sorte que nous courrons constamment après notre temps et que nous n’avons plus de temps pour ce qui nous paraît essentiel. Cela arrive dans toutes les sphères de la vie : dans les loisirs, dans l’alimentation, dans la pratique des sacrements en Église et dans tout le reste. « Comment, avec ce mode de vie et ces excès de vitesse, pouvons-nous accorder du temps à Dieu ? » Sous un angle différent, une autre participante demandait : comment vivre chrétiennement un rapport opportun au temps ? La foi est plus qu’une adhésion intellectuelle, elle est un mode d’être. Dans ce mode d’être, comment se joue le rapport au temps ? Sur la base de quels critères, décidons-nous d’accorder du temps à Dieu, aux autres et à soi ? Selon un troisième étudiant du même groupe : « Nous manquons de temps pour l’essentiel » ; nous avons désappris à « écouter en permanence ». Quand avons-nous le temps d’écouter le silence de Dieu qui est la base de la capacité d’écoute des autres ? N’est-ce pas là un point crucial d’une éthique chrétienne ?

Ces questions me sont apparues pertinentes et, depuis, je les ai inscrites dans la table des matières du cours d’Éthique théologique. Plus que cela, elles m’ont atteinte personnellement et je les ai faites miennes, spirituellement et théologiquement, au point d’en faire le sujet d’une recherche approfondie qui a donné lieu à une conférence universitaire et à l’écriture de textes. La « gestion du temps » a trait à la manière dont nous vivons concrètement le rapport au temps dans la vie quotidienne et professionnelle. Elle touche le centre de notre devenir. Elle recèle des dimensions éthiques et spirituelles. Comment penser le rapport au temps ? Comment le vivre ? Comment le penser et le vivre théologiquement ? Voilà quelques questions de départ.

Le choix d’étudier Karl Rahner

J’ai entamé la recherche par l’exploration de publications de théologiennes féministes puisque celles-ci constituent l’univers que je considère comme le plus éclairant et le plus énergisant dans le domaine des études religieuses. Cependant, je n’y ai pas trouvé une étude sur la question spécifique du rapport existentiel au temps. J’ai alors choisi de me tourner vers un théologien, qui a l’avantage de présenter des perspectives à la fois classiques et contemporaines, Karl Rahner.

Considéré comme l’un des théologiens catholiques les plus importants du vingtième siècle, Rahner (1904-1984) a produit une œuvre considérable, complexe et différenciée. Sa théologie consiste à repenser la dogmatique chrétienne traditionnelle de manière originale et pertinente pour la modernité. Les analystes de sa pensée distinguent parfois un premier, un deuxième et même un troisième Rahner. Je n’entrerai pas dans ces distinctions, mais je me limiterai plutôt à faire ressortir les (hypo)thèses principales de ses écrits qui portent sur le rapport au temps, des textes peu connus, magnifiques et passionnants.

Dans l’immense production théologique de Karl Rahner, j’ai ainsi repéré une dizaine d’articles dédiés spécialement à la question de temps, rédigés entre 1956 et 1980, dont quatre en 1967 et l’article principal Considérations théologiques sur le concept du temps, en 1970. La majorité de ces textes n’ont pas été traduits en français (voir la liste des références à la fin du présent article). Je retiens cinq idées principales de ce corpus : la tyrannie de la vision courante du temps ; la difficulté de penser le rapport au temps ; l’importance radicale du présent ; l’ouverture radicale à l’avenir ; et, en conséquence de ces considérations, quelques propositions concrètes pour vivre le rapport au temps. J’ajoute une lecture féministe et anticoloniale de sa pensée.

La tyrannie de la vision courante du temps

Karl Rahner entame la plupart de ses textes sur le temps par des remarques sur la compréhension moyenne qu’en ont les gens à l’époque contemporaine. Cette vision courante, écrit-il, s’avère inadéquate. Il ne suffit pas de la modifier légèrement, il faut plutôt lutter contre elle, la transformer, la déloger de soi. Il emploie l’expression de la « tyrannie de notre concept du temps » (Eternity, p. 170 ; pour les abréviations, voir la liste des références à la fin du texte ; lorsque le texte original est en anglais, c’est ma traduction). Parmi les aspects de cette tyrannie, Rahner relève principalement la compréhension courante de l’éternité. Dans le contexte contemporain immédiat, nous soulignerions probablement la « tyrannie » de la contrainte à la performance (nous y reviendrons). Suivons pour l’instant le chemin de pensée de Rahner. De façon aussi étriquée que répandue, indique-t-il, on conçoit spontanément l’éternité comme une durée illimitée après la mort. Pour Rahner, cette vision cause un tort dont il est difficile de se départir. Elle nous fait reporter à plus tard l’action de vivre l’essentiel et le moment présent en union à Dieue 1. Pour Rahner, l’éternité n’est pas un événement du futur, elle est plutôt une modalité du temps qui advient dans une décision authentique prise dans le présent, là où Dieue se donne. Il insiste sur le fait qu’il est urgent de le comprendre et de se débarrasser de la vision de l’éternité comme une durée infinie après la mort.

La difficulté de penser le rapport au temps

Rahner souligne la difficulté de penser le rapport au temps. Il indique que le sujet humain ne peut pas sortir du temps pour le considérer en extériorité ou encore pour l’observer en surplomb (Time, p. 302). Les sujets sont pris, écrit-il, « inéluctablement dans ce temps que nous connaissons mais qu’il nous est impossible de dominer » (Temporalité, p. 463). Cela a deux conséquences énoncées dans le langage rahnérien. Premièrement, le temps demeure mystère. Dès lors que nous cherchons à le comprendre, il nous enveloppe. Il conditionne l’exercice de le concevoir. Une pensée du temps est elle-même un acte de la liberté du sujet qui dit quelque chose de ce sujet. Deuxièmement (ou deuxième conséquence), la signification du temps est l’unité de deux dimensions distinctes, mais indissociables, qui adviennent l’une par l’autre, l’une subjective et l’autre objective : « Il n’est en principe jamais possible d’isoler complètement [la qualité objective du temps] des aspects subjectifs » (Time, p. 302). Ces deux dimensions demeurent à la fois en tension et inséparables. Leur unité n’est pas donnée à l’avance, elle a à se produire.

J’opte pour lire le concept du temps chez Rahner à partir de la perspective de l’agir (plutôt que de celle de la connaissance, ce qui constituerait une autre possibilité fructueuse). Sous l’aspect de l’agir, la question est de savoir comment travailler contre « la tyrannie du concept courant du temps ». Comment construire autrement un rapport au temps ? Rahner propose deux orientations, la première concerne le rapport au présent, la deuxième, le rapport à l’avenir.

L’importance radicale du présent

La première orientation consiste à reconnaître « l’importance radicale du présent » (New Earth, p. 270).

Le dogme de l’Église, dit Rahner (il pense à l’enseignement de la scolastique qu’il se donne pour tâche d’actualiser), enseigne que le monde a un commencement et une fin (Time, p. 293). La finitude du temps dit Rahner, voilà ce qu’il nous faut penser si nous voulons développer une théologie du temps. Nous essayons de penser, écrit-il, que « le temps matériel est fini » (Time, p. 295).

On reconnaît le caractère matériel et fini du temps objectif en ce qu’il « est mesurable, que les unités de temps peuvent être calculées. […] Le temps matériel […] est constitué par un intervalle temporel entre deux entités » (Time, p. 295, 296). Il s’agit du temps de l’horloge. Le sujet humain a tendance à considérer ce temps calculable comme un continuel présent qui défile. Il paraît non pas fini, mais infini. Comment conserver au temps son caractère fini tel que l’énonce le dogme chrétien ? Comment penser le temps matériel autrement que comme une suite sans fin d’intervalles temporels ?

Pour répondre à ces questions, on revient à la compréhension rahnérienne du temps comme une unité des deux dimensions objective et subjective. Le temps de l’horloge possède un caractère objectif, la décision prise dans chaque présent possède un caractère subjectif. Comment les deux s’accordent-ils ? Une tension subsiste entre les deux. Alors que la suite des intervalles de temps apparait infinie, la décision acquiert une forme de permanence. Dans la décision, le sujet fait l’expérience de « ce temps comme irréversible […] au sein de l’histoire de sa propre liberté » (Time, p. 300). Le temps fini signifie pour le sujet l’irréversibilité et l’irrévocabilité de la décision qui le touche dans ce qu’il est comme tout. D’où l’importance ultime du présent parce qu’il est le lieu de cette décision. Une tension s’instaure entre les deux dimensions du temps, celui calculable et celui existentiel 2.

Dans la perspective rahnérienne, la modalité du temps propre à la décision du sujet comme tout devant Dieu a pour nom l’éternité. Tout comme on a tendance à comprendre le présent comme une suite infinie de « maintenant » alors qu’il faut affirmer sa finitude, on a tendance à comprendre l’éternité comme une durée infinie après la mort alors qu’elle constitue une modalité du temps existentiel. Les deux tendances ont le même effet d’occulter la finitude du temps et de reporter la décision existentielle.

Ainsi, la première orientation consiste à donner une « radicale importance au présent ». Elle ne signifie pas d’échouer sur un présent enfermé sur lui-même dans une suite de « maintenant », mais de plonger dans la texture d’un présent ouvert à l’avenir, d’un présent qui constitue le seul lieu de la décision qui construit le sujet en devenir. Pour Rahner : « Le temps est d’abord et avant tout la forme du devenir propre à la liberté finie » (TFF, p. 463).

L’ouverture radicale à l’avenir

La deuxième orientation consiste à cultiver « une ouverture radicale à l’avenir » (New Earth, p. 270).

On conçoit couramment l’avenir, dit Rahner, comme ce qui arrivera demain en tant que produit de la planification d’aujourd’hui. Mais ainsi réduit, il correspond à un faux avenir, car la planification et la prévision constituent des actes accomplis aujourd’hui. Elles appartiennent au présent. On confond alors l’avenir, qui est mystère, avec le présent planificateur. Cette confusion a pour effet que l’avenir devient ce que l’on a déjà prévu et, pour cela, il demeure fermé.

À cette vision spontanée, Rahner oppose un avenir ouvert qui interpelle l’humain. L’avenir, c’est « ce que nous ne pouvons nous-mêmes atteindre, mais ce qui plutôt vient vers nous de lui-même – quand il le décide – et avec quoi nous devons faire affaire » (Future, p. 237) ; l’avenir, écrit encore Rahner, c’est « ce qui repose silencieusement en attente, et quand il vient brusquement vers nous, il brise les filets de tous nos plans, du faux avenir que nous nous sommes construits » (Future, p. 237) ; l’avenir, c’est « ce qui ne peut être contrôlé et calculé » (Future, p. 237), ce dernier énoncé, Rahner le répète de nombreuses fois. Il est là, silencieux. L’avenir « ne dépend […] d’aucun pouvoir qui nous appartiendrait, il a plutôt son pouvoir en lui-même » (Future, p. 237).

N’oublions pas que Rahner définit le temps comme l’unité dans la distinction des deux aspects objectif et subjectif (dit dans des mots théologiques savants : catégorial et transcendantal). Les descriptions de l’avenir que je viens de citer appartiennent au pôle subjectif (transcendantal). On connaît certes aussi l’aspect objectif de l’avenir, celui planifié. En fait, c’est celui que nous connaissons déjà trop bien. Rahner insiste sur le pôle subjectif, car il est celui oublié, occulté. La « tyrannie de notre concept du temps », dans notre contexte, correspond à une obligation démesurée à la performance en toutes choses. Celle-ci donne à la planification une place centrale dans tous les aspects de la vie, professionnels, personnels et même spirituels 3. Nous vivons dans une époque de contrôle. Ce trait nous atteint subjectivement. Il déséquilibre notre rapport au temps au point de créer une dépendance au contrôle de l’avenir, de manière démesurée.

L’avenir, selon Rahner, demeure mystère : « […] c’est ce qui ne se développe pas, ce qui ne se planifie pas, ce qui n’est pas sous notre contrôle. C’est tout cela et cela précisément dans son incompréhensibilité et son infinitude » (Future, p. 237). Ultimement, ce mystère de l’avenir est Dieu auquel Rahner donne le nom « d’avenir absolu » de l’humain. Sous l’aspect du rapport à l’avenir, le temps est l’unité dans la distinction de deux éléments : la planification et l’ouverture radicale. « Une interaction dialectique [se produit], écrit-il, dans laquelle l’élément de planification et le facteur non planifié et non prévisible se développent côte à côte » (New Earth, p. 271). Les deux aspects, dit Rahner, « ne peuvent être séparés l’un de l’autre par aucun pouvoir qui serait nôtre » (New Earth, p. 272). Ils se tiennent dans une tension insurmontable, mais nécessairement résolue dans chaque présent.

Comment cette interaction advient-elle ? Comment le sujet réalise-t-il, chaque fois, la synthèse entre une relation planificatrice (objective, catégoriale) à l’avenir, qui prépare et anticipe ce que sera demain, et une relation existentielle (subjective, transcendantale), qui inscrit une radicale ouverture au mystère qui vient vers soi ? Pour Rahner, cette question demeure irrémédiablement ouverte. C’est précisément cette unité qu’il faut penser et mettre en œuvre créativement. L’orientation de cultiver une ouverture radicale à l’avenir signifie plus qu’un accueil de principe ou de passivité de ce qui ne peut être contrôlé et calculé. Il signifie la capacité d’opérer une synthèse entre les deux dimensions du rapport à l’avenir, une unité qui a à arriver et qui n’est pas donnée à l’avance.

Conséquences existentielles : comment vivre le rapport au temps ?

Les deux orientations demeurent liées, celle de l’importance radicale du présent et celle de l’ouverture radicale à l’avenir. D’un côté, la condition de possibilité pour l’irrévocabilité de la décision dans le présent est qu’un avenir se donne. De l’autre, la condition de possibilité de l’ouverture radicale à l’avenir est le présent fini.

Le dogme chrétien de la modalité temporelle du monde, explique Rahner, signifie théologiquement l’unité de l’esprit et de la matière (Time, p. 298), car le temps matériel est intrinsèque à l’esprit humain (Time, p. 300). Selon cette logique, Rahner conçoit l’humain comme l’unité existentielle et indissoluble de deux aspects, une dualité nommée de diverses manières : esprit et matière, sujet et objet, expérience transcendantale et expérience catégoriale, « autopossession originaire et réflexion » (TFF, p. 28), liberté de se choisir comme tout et liberté de choisir ceci ou cela.

Cette unité est accomplie par le sujet qui a à être et à devenir de manière singulière. Chez Rahner, la matière signifie le domaine de l’individuel et du singulier (TFF, p. 210). Pour le sujet, la concrétisation de l’unité de l’esprit et de la matière passe par l’advenir d’une individualité créative dont émerge quelque chose de neuf.

En ce qui concerne le rapport éthique et spirituel au temps, dans la perspective chrétienne développée par Rahner, le sujet réalise ce qu’il a à être et à devenir selon les deux aspects de l’importance radicale du présent et de l’ouverture radicale à l’avenir. (1) Le rapport au présent : par l’advenir d’une unité entre (a) le temps matériel de l’horloge et (b) la décision existentielle à la dimension d’éternité ; et (2) le rapport à l’avenir : par l’advenir d’une unité de (c) l’action planificatrice et de (d) l’ouverture radicale à ce qui vient vers nous hors de notre contrôle. Ces quatre éléments concomitants et en tension définissent notre rapport éthique et spirituel au temps. Il se produit une synthèse de tout cela qui a à arriver, à chaque moment, qui n’est pas donnée à l’avance et qui est le lieu de la rencontre avec Dieue dans l’histoire.

À partir de là, les questions existentielles demeurent ouvertes.

Comment vivre la relation à Dieue en tout et à tout instant ? Comment ne pas se distraire de la vie spirituelle ? Comment vivre intensément le moment présent ? Comment suivre le mouvement de l’énergie vitale qui nous traverse ? Comment accueillir la beauté et créer de nouveaux mondes ? Comment organiser les journées pour garder le lien avec le silence intérieur ?

Comment échapper à la tyrannie de la planification tout en continuant de planifier efficacement ? Comment s’ouvrir à l’inattendu ? Comment consentir aux imprévus qui dérangent ? Comment accepter que les limites, la maladie, les départs, la mort fassent partie de la vie ? Comment accepter les moments où je suis à côté de moi-même ?

Réponses provisoires : nous aurions besoin de petits trucs pour nous ramener à notre subjectivité, lieu de la décision existentielle. Une accompagnatrice spirituelle personnelle m’avait un jour suggéré d’offrir une fleur dans mon cœur quelques fois pendant la journée, un geste tout simple que j’ai beaucoup pratiqué et aimé. Les petits trucs de ce type fonctionnent habituellement un certain temps, puis il faut exercer une créativité et en trouver de nouveaux pour atteindre les mêmes effets.

Afin de restreindre la pression de performance (l’atteinte d’objectifs précis), j’applique personnellement la technique de la limiter à des plages horaires fixes dans la journée, dans la semaine, dans l’année. Que ce rapport au temps ne s’étende pas à toute la vie et à toutes les dimensions de la vie. J’ai appris cela, entre autres, des travaux de Christine Lemaire sur la gestion du temps 4.

Lecture féministe et anticoloniale de Karl Rahner

Cette analyse demeurerait incomplète sans une lecture qui conduit à critiquer la prétention d’universalité, d’une part, et de l’androcentrisme, d’autre part, de la pensée de Rahner.

Rahner présente son propre travail comme une élucidation des structures universelles de l’humain. Il suppose que tous les humains font l’expérience du rapport au temps sous la forme d’une tension insurmontable entre les dimensions de l’horloge et de la décision, de la planification et de l’ouverture au non contrôlé. Une telle universalisation de sa propre pensée ne surprend pas, car elle correspond à la posture de la pensée européenne coloniale que cette pensée ait été philosophique, théologique, politique, anthropologique, ethnographique, sociologique ou autre.

La romancière camerounaise Léonora Miano, lauréate de nombreux prix littéraires, peut nous aider à envisager les choses sous un angle distinct, car elle parle dans ses romans d’un rapport au temps qui diffère de l’expérience européenne/américaine, tant celle de l’expérience ancestrale que celle actuelle marquée par le « choc » ou le « basculement » de la rencontre avec l’Occident colonial (Miano 2009, p. 131). Dans le feu de l’action d’un épisode dramatique de violence qui se déroule dans les années 2000, la romancière décrit ainsi les mouvements d’une aînée d’un village d’Afrique subsaharienne : « La vieille Ié contourna à son rythme l’attroupement. Sa conception du temps disqualifiait la notion d’urgence. Cette lenteur ne devait rien à son âge. Elle était en rapport avec l’idée qu’elle se faisait d’elle-même, et cette idée refusait d’avoir à se dépêcher » (Miano 2005, p. 170).

Au fil de ses romans, Léonora Miano déploie une conception complexe et anticoloniale du temps. Elle articule la mémoire éprouvante d’une souffrance ainsi qu’un retour positif à ce qui appartient au peuple (Sankofa) à la construction d’un avenir dans la liberté (Miano 2006, p. 77-78).

Les analyses de Rahner appartiennent à un monde étranger au peuple d’Eku qui reconstruit sa vie après la colonisation européenne. Elles ne s’y appliquent pas, tout simplement pas.

Pour référer à une autre expérience, traversons l’Atlantique : sur le continent américain, lorsque le contact est survenu entre les Anglais conquérants et la nation des Béothuks, sur les terres actuelles de Terre-Neuve, les deux éléments qui ont le plus étonné les premiers habitants de la Grande Île, selon l’histoire rapportée, ont été le temps découpé en intervalles (les montres, les horloges) et l’usage du mensonge dans les relations. Existait-il un lien entre ces deux éléments ? Les Béothuks se posaient la question et gardons-la ouverte. Comme on le sait, les conquérants ont exterminé les Béothuks, les derniers de la lignée ayant vécu au début du 19e siècle (Assiniwi 1996). L’horloge était inconnue de ce peuple disparu. L’expérience d’un rapport au temps calculé au moyen d’intervalles fixes leur était étrangère. Les Européens colonisateurs ont universalisé leur mode d’être au monde. Ils l’ont identifié à la seule norme humaine valable. Ils l’ont situé hiérarchiquement supérieur à tous les autres. Et ce mécanisme colonial participe à l’architecture de la pensée de Rahner.

Un premier résultat d’une lecture féministe de Rahner consiste à désuniversaliser et à décoloniser sa pensée ; à montrer que l’expérience du rapport au temps présentée par ce théologien correspond à l’une parmi plusieurs possibles ; à déconstruire l’idée qu’elle correspond aux structures universelles de l’humain et, surtout, qu’elle correspondrait à une humanité supérieure, située au haut d’une hiérarchie de groupes humains.

Un deuxième pas d’une lecture féministe, lié au premier, consiste à dévoiler l’androcentrisme de la théologie rahnérienne. Sa pensée exprime le point de mire de l’homme, elle parle de l’homme et elle vise l’expérience de l’homme, la femme n’étant pas considérée, étant justement hiérarchiquement inférieure à la position masculine.

Les théologies féministes chrétiennes ont élaboré différentes stratégies pour contrer un androcentrisme profondément ancré dans la pensée théologique chrétienne, y compris celle de Rahner. À mon avis, il est pertinent d’utiliser ces diverses stratégies sans trop les opposer les unes aux autres, car elles s’avèrent toutes utiles. Elles répondent à différents besoins ou à différentes situations. Une première revendique l’inclusion des femmes, une deuxième développe une vision du monde différente sur la base de l’expérience des femmes, une troisième montre les limites des visions androcentriques et leur font subir des modifications. Reprenons chacune d’elle.

L’inclusion. En réponse aux critiques féministes, Rahner a reconnu lui-même le pli androcentrique de sa pensée, qui marque la tradition de pensée à laquelle il appartient, et il a déclaré que, pour lui, certes, les femmes devaient être considérées comme incluses dans sa notion d’humanité. Elles vivent également l’union à Dieue 5 dans l’instant de la décision, et elles font l’expérience du salut chrétien et de l’ouverture à « ce dont-on-ne-peut-absolument-pas-disposer » (un des noms que Rahner donne à Dieu). En ce qui concerne la vision rahnérienne du temps, cela veut dire évidemment que les femmes relèvent les mêmes défis que les hommes de réaliser dans chaque présent une synthèse entre les aspects objectifs et subjectifs : l’horloge et la décision, la planification et l’ouverture à l’inconnu. À titre informatif, soulignons que Rahner s’est prononcé en faveur de l’accession des femmes à la prêtrise.

Comme on le sait, la stratégie de l’inclusion, quoique nécessaire, s’avère insuffisante.

L’expérience spécifique des femmes. Une deuxième stratégie féministe consiste à déployer une vision différente du rapport au temps sur la base de l’expérience spécifique des femmes. Le temps des femmes serait circulaire plutôt que linéaire, ce qui modifie l’ensemble de la perspective, autant le rapport au présent que celui à l’avenir. Cette perspective a l’intérêt d’ouvrir à d’autres relations au temps, elle peut avoir comme limite d’universaliser l’expérience des femmes.

La critique des hiérarchies. La troisième stratégie démasque l’universalisme et l’androcentrisme. Je pense qu’il demeure tout à fait pertinent de lire un théologien comme Rahner à propos du rapport éthique et spirituel au temps, un théologien chrétien du 20e siècle tout à la fois classique et ouvert aux questions contemporaines. Mais il faut ajouter certains éléments à son discours : souligner sa perspective située (européenne/américaine) ; et opérer une décolonisation de sa pensée par une critique des hiérarchies qu’elle instaure structurellement entre les hommes et les femmes, entre les peuples, entre les humains et la Terre, entre l’esprit et la matière (Couture 2009, Tremblay 2009).

L’ouverture radicale à l’avenir, chez Rahner, correspond à une ouverture à l’altérité. L’approche féministe ajoute à son discours une perspective explicite et délibérée de déconstruction de sa conception hiérarchique implicite de l’altérité et de construction de relations nouvelles d’interdépendance. La notion d’éternité, comme décision dans le moment présent, représente précisément une modalité du temps de créativité de ces nouvelles relations justes.

1. Évidemment Rahner ne met pas un e à Dieu, ce qui n’interdit pas à sa lectrice de le faire, du moins quand le contexte le permet.
2. Rahner l’exprime dans des mots théologiques spécialisés. Pour lui, la décision du sujet « est incommensurable à l’expérience seulement extérieure [objective] du temps […] [et à] la représentation d’une durée continuée. […] [L’humain] s’éprouve immédiatement comme arraché à son indifférence et au temps qui simplement s’écoule » (TFF, p. 486).
 3. Une idée forte que développe Christine Lemaire dans ses essais sur le temps. Voir ses articles dans le présent numéro de L’autre Parole.
4. Voir la note précédente.
5. Voir la note 1.

Références

Textes de Karl Rahner sur le temps

Les textes sont présentés en ordre chronologique décroissant de production originale par Rahner.
(1) « Eternity from Time. Scepticism in Regard to Eternity », dans Theological Investigations, vol. 19, chapitre 13, Londres, Darton, Longman and Todd, 1983 (allemand 1980), p. 169-177. Abréviation : Eternity.
(2) « Neuvième étape. L’eschatologie », dans Traité fondamental de la foi. Introduction au concept du christianisme, Paris, Centurion, 1983 (allemand 1976), p. 477-494. Abréviation : TFF.
(3) « Theological Observations on the Concept of Time », dans Theological Investigations, vol. 11, chapitre 13, Londres, Darton, Longman and Todd, 1974 (allemand 1970), p. 288-308. Abréviation : Time.
(4) « A Fragmentary Aspect of a Theological Evaluation of the Concept of the Future », dans Theological Investigations, vol. 10, chapitre 12, Londres, Darton, Longman and Todd, 1973 (allemand 1967), p. 235-241. Abréviation : Future.
(5) « Immanent and Transcendent Consummation of the World », dans Theological Investigations, vol. 10, chapitre 15, Londres, Darton, Longman and Todd, 1973 (allemand 1967), p. 273-289.
(6) « On the Theology of Hope », dans Theological Investigations, vol. 10, chapitre 13, Londres, Darton, Longman and Todd, 1973 (allemand 1967), p. 242-259.
(7) « The Theological Problems Entailed in the Idea of the ‘New Earth’ », dans Theological Investigations, vol. 10, chapitre 14, Londres, Darton, Longman and Todd, 1973 (allemand 1967), p. 260-272. Abréviation : New Earth.
(8) « L’avenir chrétien de l’homme », dans Est-il possible aujourd’hui de croire ? Dialogue avec les hommes de notre temps, Tours, Mame, 1966 (allemand 1965), p. 145-171.
(9) Karl Rahner et Herbert Vorgrimler, « Temps, temporalité », dans Petit dictionnaire de théologie catholique, Paris, Seuil (Livre de vie), 1970 (allemand 1961), p. 462-463. Abréviation : Temporalité.
(10) « Rédemption du temps », dans Écrits Théologiques, Bruges, Desclée de Brouwer (Textes et études théologiques), 1966 (allemand 1956), p. 179-201.
Études sur Rahner
La présente lecture adopte la perspective du « deuxième Rahner » ; pour une étude qui situe les enjeux théoriques et théologiques de cette position, voir Denise Couture, « La corporéité chez Karl Rahner », dans Maxime Allard, Denise Couture et Jean-Guy Nadeau (dir.), Pratique et construction du corps en christianisme, Montréal, Fides (Héritage et projet, 75), 2009, p. 225-246.
Pour une analyse critique du rapport à l’avenir chez Rahner, voir Jacynthe Tremblay, « Présent absolu et avenir absolu : Nishida et Rahner (2) », dans Théologiques, vol. 17, no 2, 2009, p. 245-263.
Autres références
Bernard Assiniwi, La saga des Béothuks, Montréal, Léméac, 1996.
Léonora Miano, L’intérieur de la nuit, Paris, Plon, 2005.
Léonora Miano, Contours du jour qui vient, Paris, Plon, 2006.
Léonora Miano, Les aubes écarlates. « Sankofa cry », Paris, Plon, 2009.