Salut, Marie de tous les jours !

Salut, Marie de tous les jours !

Marie Gratton-Boucher

NDLR : Article publié initialement dans Ensemble, Revue d’information de l’archidiocèse de Sherbrooke, octobre1987, p.5-6.

À peine ai-je su mettre cinq mots bout à bout que déjà maman m’apprenaità répéter après elle, verset par verset, le Je vous salue Marie. Puis vint le jour où je réclamai de le dire « toute seule ». Je me souviens très distinctement d’avoir buté sur « le fruit de vos entrailles » : il me fallait des explications ! Ensuite je pus me rendre jusqu’à la fin sans encombre, mais non sans émoi.

Priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort.

Ces derniers mots, prononcés « toute seule », me restèrent dans la gorge. L’angoisse me saisit. Brusquement j’apprenais, sans pouvoir l’exprimer clairement, que j’étais un être en péril : le mal me guettait, j’allais mourir.

C’est ainsi, Marie, que tu es entrée dans ma vie de tous les jours, comme une révélation de ma double fragilité… On croira que ma mémoire me trompe, que je projette trop loin en arrière la naissance d’une anxiété qui n’aurait dû m’envahir que plus tard. Et pourtant, je dis vrai. La peur devant le mal et la mort, je l’ai connue très tôt. La confiance et l’espérance sont arrivées bien après.

L’enfance a passé, l’adolescence est venue et je me suis laissée bercerpar la poésie aux consonances parfois mélodieuses, parfois rugueuses de litanies récitées en latin.

Turriseburnea                                        Consolatrixafflictorum

Domusaurea                                         Regina angelorum

« Tour d’ivoire », quel étrange titre ai-je fini par penser pour une mère qu’on nous dit accessible. « Maison d’or », quelle curieuse image pour représenter une paysanne aux traits burinés par le soleil et par les vents du désert, aux mains rendues rêches par la corde du puits, l’eau de la lessive, la rugosité de la laine qu’on carde et qu’on file et les brûlures qu’on s’inflige en faisant cuire le pain. « Consolatrice des affligés ». Oui à certaines heures, sous ces traits, Marie, tu m’as été d’un grand secours !

M’est enfin venue, avec la maturité, l’envie de briser ta statue. Je ne veux plus te regarder comme une reine dont on loue la puissance pour mieux lui quémander des faveurs. Je renonce à te parler comme à une mère sur l’épaule de qui on vient porter ses fardeaux, à l’oreille de qui on vient crier ses détresses et qui doit toujours tendre une main secourable, en gardant le secret sur ses propres chagrins. Quelque part dans ma tête et dans mon cœur, je te sais, je te sens, je te veux comme une sœur, comme une amie.

Tu as connu l’amitié et l’amour, sinon tu ne serais pas femme.

Tu as connu l’exaltation d’être habitée par une autre vie. Tu as vécu la joie du premier sourire de ton enfant, tu as été troublée par sa première fugue, bouleversée par ses audaces, et sa mort t’a transpercé le cœur. Tout cela tu l’as connu, sinon tu ne serais pas mère.

Tu as vibré de foi et d’espérance, sinon tu ne serais pas fille d’Israël.

Si tu es reine, tu m’es lointaine et étrangère. Si tu es femme, si tu es mère, si tu crois, si tu aimes, si tu espères, tu m’es proche, tu es ma sœur. C’est à ce titre que je viens à toi.

As-tu trouvé au temps de ta vie terrestre une oreille pour t’écouter à tes heures de trouble, de doute et d’extrême douleur ? Sur quelle épaule t’appuyais-tu, Marie, quand tu te tenais debout au pied de la Croix ? Sur celle d’une voisine, d’une amie, souffrant elle aussi de ton malheur ? Et tes joies et ta fierté avec qui les partageais-tu ? J’aurais aimé être pour toi l’amie, la sœur, la confidente…