Trahie par l’Église : dévoiler, dénoncer, reconstruire

Trahie par l’Église :
dévoiler, dénoncer, reconstruire

Shannon Lise Johnson

 

L’Évangile et la justice : voilà un faux conflit.

Qu’est-ce que cela évoque en moi lorsqu’on parle de lien entre la fidélité à l’Évangile et l’enga­gement pour la justice ? Pour paraphraser une de mes théologiennes préférées, Rosemary Radford Ruether, l’Évangile continue d’être un modèle pour les personnes engagées pour la justice parce qu’il illustre le paradigme rédempteur de la libération féministe, qui consiste en :

1) la dissidence à l’égard des structures religieuses et politiques oppressives ;

2) des relations égalitaires entre sexes, races et classes ;

3) l’espoir d’une nouvelle époque où ces hiérarchies seront surmontées ;

4) l’anticipation de relations rédemptrices dans une communauté de célébration ici et maintenant.

Bref, l’Évangile est fondé sur l’engagement pour la justice et la liberté pour les personnes marginalisées et opprimées. Cependant, en tant que personne profondément religieuse qui a passé une grande partie de sa vie dans des milieux religieux traditionnels, à la fois protestants, islamiques et catholiques, je sais que dans de nombreuses communautés chrétiennes l’Évangile est souvent utilisé comme un outil de défense du patriarcat. Tout un système complexe de pensée a été développé autour de l’Évangile, prétendant y prendre sa source ; mais ce système trahit l’amour radical et inclusif du Christ au profit de la quête du pouvoir et de la domination. Dans ces milieux, je sentais ma personne comme femme diminuée, subjuguée et humiliée. Je savais que ma voix avait moins de poids, qu’elle ne comptait pas vraiment. Puis la Bible et l’Évangile étaient utilisés pour me faire taire, pour me soumettre aux hommes abusifs présents dans ma vie.

Ainsi, j’ai vu les livres saints utilisés pour imposer les règles du patriarcat, la culture de pureté, l’objectivation et la sexualisation des femmes, pour justifier le manque de représentation des femmes, leur exclusion des postes d’influence et d’autorité, le silence des femmes par la peur et la honte. Le message était clair : se soumettre, se conformer, se taire. En fin de compte, cela permettait toute sorte d’abus.

Alors j’ai beaucoup de sympathie pour les femmes – et j’en connais un bon nombre – qui se sentent aliénées par l’Évangile, qui ont l’impression de ne pas avoir la même valeur ni les mêmes droits que les hommes à cause d’un texte quelconque de l’apôtre Paul qui a été mal traduit et mal interprété par des hommes patriarcaux. Moi-même, j’ai dû m’éloigner des textes bibliques pendant un certain temps pour cette raison. Cependant, une fois sortie de ces milieux et mise en contact avec une lecture éduquée et appropriée de l’Évangile, j’ai vite compris que ce qui m’avait blessé n’était pas l’Évangile, mais plutôt l’appropriation malhonnête de l’Évangile par un système patriarcal. Avec l’aide de divers théologien·nes, chercheur·euses et spécialistes[1], j’ai compris que le conflit entre la fidélité à l’Évangile et l’engagement pour la justice est un faux conflit. Puis le processus de redécouverte de l’Évangile à travers le prisme du Christ plutôt que celui du patriarcat a été une véritable joie. L’engagement pour la justice est au cœur de l’Évangile. Il se retrouve dans les paroles prophétiques de Marie dans le Magnificat, dans la façon dont Jésus proclame la liberté et la délivrance aux pauvres, aux opprimé·es, aux prisonnier·ères, message au cœur de son ministère.

La justice et l’Église : obstacles et nouvelles voies

Comment se passe, pour moi personnellement, la conciliation entre l’engagement pour la justice et l’engagement dans l’Église ? Cela ne se passe pas très bien, franchement. Malheureu­sement, dans ce cas, il ne s’agit pas d’un faux conflit, mais d’un conflit bien réel. Je ne peux pas assister à une messe ou me confesser sans être confrontée à la misogynie qui a infiltré cette institution et son clergé. Si j’y vais, c’est dans un état d’esprit défensif, un état d’hyperactivation du système nerveux sympathique, de « lutte ou fuite » ; c’est épuisant. Je sais que je ne peux pas élever ma fille dans l’Église catholique telle qu’elle existe actuellement. Selon mes expériences personnelles et celles d’innombrables autres femmes, l’Église n’est pas un endroit sécuritaire pour les femmes ni un milieu qui favorise un développement sain pour une fille.

Dans les dernières années, j’ai consacré beaucoup d’énergie à cette question : comment puis-je m’engager dans l’Église, malgré tous ses défauts ? Mais les obstacles sont très nombreux. Il me faudrait beaucoup plus d’espace pour les décrire tous, mais en voici quelques-uns, provenant majoritairement de mon expérience dans le diocèse de Québec.

Ce qui m’empêche de m’engager dans l’Église, c’est le prêtre qui, dans son homélie à l’église Saint-Thomas d’Aquin, a publiquement défendu le cardinal Marc Ouellet, demandant à sa congrégation de ne pas croire les accusations portées contre lui. C’est la femme qui a été exhortée par sa communauté catholique à « faire confiance à Dieu » et à poursuivre une grossesse mortelle qui l’aurait tuée. C’est la pression exercée sur les femmes catholiques pour qu’elles se marient jeunes, qu’elles n’utilisent pas de contraception et aient de nombreux enfants. C’est le diocèse de Québec qui soutient les publications antiféministes (et avec de fortes tendances d’extrême droite), comme Le Verbe. C’est le prêtre qui a dit à une survivante d’abus souffrant de dépression chronique et d’un TSPT que sa souffrance était due à son manque de gratitude. C’est le prêtre qui a dit à une femme qu’elle ne devait pas porter plainte contre son agresseur sexuel mais plutôt lui pardonner. C’est la manière dont les femmes sont objectivées et amenées à se sentir comme des objets sexuels, comme des « tentations ». C’est la façon dont elles sont jugées pour ce qu’elles portent et amenées à se sentir responsables du « péché sexuel » des hommes. Ce sont les jeunes hommes catholiques qui, lors d’une dispute à l’église, ont dit à une jeune femme qu’elle ne devrait pas les contredire parce qu’elle était juste une femme. C’est la manière dont les communautés punissent et ostracisent les personnes qui les critiquent. C’est le tokénisme pratiqué par le Vatican et par certaines voix catholiques relativement progressistes qui tentent d’atténuer la toxicité de l’institution, mais refusent de remettre en question les doctrines responsables. Qui appellent à l’ordination des femmes au diaconat mais pas au sacerdoce, qui disent qu’on doit accueillir les personnes LGBTQ+ mais refusent de remettre en question les doctrines qui les qualifient de désordonnées. Finalement, il est permis de croire que c’est peut-être la peur du changement qui pousse les gens à adopter une fausse unité.

Avec tous ces obstacles, qu’est-ce qui ouvre des voies vers une conciliation entre engagement pour la justice et engagement dans l’Église ? Cela m’a pris du temps pour arriver à cette conclu­sion, mais maintenant, je crois que ce sont les communautés alternatives qui sont prêtes à vivre la justice maintenant. Ce sont les communautés comme L’autre Parole et Femmes prêtres catholiques romaines, ou encore les organisations comme le Centre Justice et Foi au Québec et le Center for Action and Contemplation aux États-Unis, qui promeuvent une orthodoxie alternative, autant d’exemples de voix prophétiques situées en marge de l’Église, des rassemblements de gens qui cherchent le Christ et qui ne le trouvent plus dans l’institution.

On peut espérer que l’institution de l’Église évolue de façon radicale, qu’elle se repente de ses crimes contre les femmes et contre les personnes marginalisées, qu’elle choisisse d’écouter l’Esprit Saint et de retourner à l’Évangile du Christ, et on peut agir pour contribuer à la transformation espérée. Mais on ne peut pas attendre que cela se produise. Nous sommes appelé·es à être l’Église ici et maintenant. Et l’institution qui, à ce jour, s’accroche violemment à un système patriarcal d’oppression avide de pouvoir qui nie à la fois l’humanité et la divinité de la moitié de la race humaine et, ce faisant, fait violence à toutes les femmes du monde, ce n’est pas l’Église. Ce n’est pas l’Église que Jésus-Christ a fondée. Jésus qui a défendu, libéré et élevé les femmes. Jésus qui a choisi une femme, Marie-Madeleine, pour être la première à prêcher la Bonne Nouvelle. Jésus, dont la mère, Marie – et pas Marie la Vierge perpétuelle… on s’en fout de sa virginité, cette construction patriarcale dégueulasse –, était la première prêtre, la première qui puisse vraiment dire « ceci est mon corps, ceci est mon sang ». Le temps est venu de devenir l’Église du Christ.

 

LA CHRONIQUE DE MARTINE

[1] Je me réfère à Cynthia Westfall, Mimi Haddad, Marg Mowczko, Kristine Kobes du Mez, Katharine Bushnell, Rachel Held Evans, Tina Beattie, Beth Alison Barr, Rosemary Radford Ruether, Scot McKnight et Carroll Osburn.