Une coresponsabilité nécessaire, mais hypothéquée. De Vatican II à la synodalité
Sabrina Di Matteo[1]
Du haut de mes 43 ans, je me souviens vaguement d’un « âge d’or » de la coresponsabilité, depuis environ les années 1980 et jusqu’aux années 2000. Tout comme le thème du partenariat et sa déclinaison « partenariat hommes-femmes », la notion de coresponsabilité devait encourager et soutenir un véritable changement de culture en Église.
Dans son décret de 1965 sur l’apostolat des laïcs[2], le concile Vatican II a affirmé que « les laïcs ont leur part active dans la vie et l’action de l’Église » (no 10) et qu’ils exercent « leur apostolat dans le monde à la manière d’un ferment » (no 2). Il note aussi qu’il « arrive que la hiérarchie confie aux laïcs certaines charges touchant de plus près aux devoirs des pasteurs : dans l’enseignement de la doctrine chrétienne, par exemple, dans certains actes liturgiques et dans le soin des âmes. Par cette mission, les laïcs sont pleinement soumis à la direction du supérieur ecclésiastique pour l’exercice de ces charges » (no 24).
Vingt ans plus tard, à la suite d’un synode des évêques portant sur la mission des laïcs dans l’Église et dans le monde, Jean-Paul II écrit, dans l’exhortation apostolique post-synodale[3], que « le fidèle laïc est co-responsable, avec tous les ministres ordonnés et avec les religieux et les religieuses, de la mission de l’Église » (no 15). La notion de coresponsabilité apparaît trois fois dans Christifideles laici (1988) et est mise en rapport avec une communion ecclésiale et missionnaire des ministres ordonnés et des laïcs, figurée par l’image de la vigne. Jésus est cette vigne, et tous les baptisés en sont des sarments. Enfin, l’exhortation approfondit la condition séculière des laïcs, leur appel particulier à accomplir leur mission chrétienne dans le monde, à témoigner de l’Évangile dans les « réalités terrestres » du travail, de la justice, de la famille, etc. (nos 15 et 17, notamment). Cependant, cette condition semble source de tensions, lorsque les laïcs tendent à séparer leur vie de foi en Église de leur vie séculière ou à trop s’engager dans la vie pastorale au détriment de leur engagement dans le monde[4]. Je retiens de cette brève exploration que la notion de coresponsabilité telle qu’elle est présentée dans ce document est à comprendre sur un plan large : celui de l’Église et du monde, ce dernier étant le lieu privilégié de la vocation baptismale des laïcs.
Tandis que je repense aux échanges du Synode des femmes, tenu le 7 septembre 2024 à Montréal, je me demande si « l’échelle » de la coresponsabilité s’est déplacée. Plutôt que d’être considérée dans un rapport Église-monde et de focaliser sur la mission des laïcs, la coresponsabilité rime beaucoup plus, depuis un certain temps, avec l’enjeu de la place des femmes en Église et la question des ministères ordonnés. Cela ressort de nombreux propos documentés dans la synthèse québécoise pour le Synode sur la synodalité, produite en 2022[5]. « La coresponsabilité est parfois difficile, parce qu’il y a encore trop d’appropriations du pouvoir », tant du côté des clercs que des personnes laïques (p. 9). Le document souligne aussi que les réflexions sur la coresponsabilité conduisent à remettre de l’avant les enjeux d’égalité entre hommes et femmes, entre clercs et laïcs, dans le partage de la mission pastorale, mais aussi de la gouvernance. De même, la question des ministères ordonnés et de leur accès aux femmes et aux hommes mariés « revient alors constamment comme un aiguillon » (p. 10).
La sécularisation avancée de la société québécoise, la perte de crédibilité de l’Église due aux abus, et la plus grande proportion de femmes engagées en pastorale (à titre de bénévoles ou de salariées) expliquent peut-être ce déplacement. Sur papier, la coresponsabilité demeure une source de préoccupations. La persistance de l’enjeu démontre sa nécessité dans une Église se voulant crédible et à l’écoute des fidèles (réellement synodale, quoi !). En pratique, toutefois, je me demande si la progression de la coresponsabilité n’est pas hypothéquée.
Je disais que l’âge d’or de la coresponsabilité est derrière nous. C’était l’apanage d’une fin de chrétienté, où l’Église et ses structures étaient encore riches de ressources humaines. La quantité de personnes laïques (surtout des femmes) formées et engagées en pastorale dans les années 1980-2000 (avec ou sans mandat, bénévoles ou salariées) rendait possible un rapport plus égalitaire avec le clergé, grâce à la composition d’équipes pastorales en paroisse, par exemple. Le souci de la coresponsabilité (et du partenariat hommes-femmes) était ainsi plus largement partagé et même structuré, grâce aux répondantes à la condition féminine dans les diocèses du Québec. Depuis plusieurs années, l’attrition des ressources humaines et financières, le départ à la retraite de nombreuses agentes de pastorale laïques et la montée d’un renouveau du cléricalisme contribuent sans doute à créer un déséquilibre.
Parler de coresponsabilité en milieu paroissial est de plus en plus difficile s’il n’y a pas, à la base, un curé (ou un prêtre coordonnateur) ouvert et apte au travail en équipe, et des bénévoles qui souhaitent se former minimalement en théologie pour effectuer plus que des tâches techniques. C’est dire que la coresponsabilité est principalement soumise à un homme, à sa psychologie, à sa vision de l’Église et à ses compétences relationnelles.
J’ose donc croire que nous avons une chance devant nous : celle de la décroissance de l’Église. Le faible recrutement tant pour les ministres ordonnés que pour les laïcs engagés nous obligera à repenser l’animation des communautés de foi. Le modèle paroissial est une manière parmi d’autres de faire Église. À vouloir maintenir à tout prix un culte dominical sur le pilote automatique et des processus de catéchisation qui entraînent rarement un engagement, de quoi nous privons-nous ? Peut-être de l’expérimentation et du risque nécessaires pour créer et promouvoir d’autres approches : des rituels et des liens plus authentiques, des cheminements au rythme de la vie et des besoins des personnes, des expériences de « gradualité » pour (ré)apprivoiser la liturgie et la prière en dehors de l’eucharistie dominicale… De tels espaces existent déjà, mais ne pourrions-nous pas mieux les investir et les rendre visibles ? De plus, n’est-ce pas en ces lieux que les femmes et les hommes laïques pourraient jouer un rôle novateur ?
Ultimement, la coresponsabilité nous interroge. Voulons-nous la mettre en œuvre sur fond de chrétienté révolue ? La survie de l’Église ou les manques à combler sur le plan des ressources humaines ne sont pas un sain point de départ pour penser l’accès aux ministères pour les femmes et les hommes mariés. Ne serait-il pas plus fécond de nous demander, dans une perspective d’innovation, de quels ministères nous avons besoin (ordonnés et institués), afin de renouveler notre vision et notre projet d’Église ? Dans ces nouveaux espaces, j’ose croire que nous pourrons mieux accompagner les croyant·es et les personnes en quête de sens. Et la coresponsabilité y fera son chemin.
[1] Doctorante en sciences des religions, laïque, catholique engagée, autrice, conférencière et animatrice de ressourcements.
[2] PAUL VI, Décret sur l’apostolat des laïcs Apostolicam actuositatem, 1965. En ligne : https://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_decree_19651118_apostolicam-actuositatem_fr.html
[3] JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique post-synodale Christifideles laici, 1988. En ligne :
[4] L’exhortation souligne à cet effet deux tentations dès le début du texte : « […] la tentation de se consacrer avec un si vif intérêt aux services et aux tâches d’Église, qu’ils en arrivent parfois à se désengager pratiquement de leurs responsabilités spécifiques au plan professionnel, social, économique, culturel et politique ; et, en sens inverse, la tentation de légitimer l’injustifiable séparation entre la foi et la vie, entre l’accueil de l’Évangile et l’action concrète dans les domaines temporels et terrestres les plus divers » (Christifideles laici, no 2).
[5] ASSEMBLÉE DES ÉVÊQUES CATHOLIQUES DU QUÉBEC, Pour que l’Église se renouvelle et continue, voici le temps favorable ! Synthèse synodale québécoise, 2022. En ligne : https://evequescatholiques.quebec/sn_uploads/fck/2022-08-17_SyntheseSynode2021-22_PUBLIEE.pdf