35 ANS DE PAROLES LIBRES, LIBÉRATRICES ET CRÉATIVES

35 ANS DE PAROLES LIBRES, LIBÉRATRICES ET CRÉATIVES

Élisabeth Garant

Avant de témoigner de l’apport de 35 ans de présence d’un discours féministe et chrétien et de réfléchir à son avenir, il me semble important d’exprimer ma reconnaissance à celles qui ont permis que se réalise cette expérience novatrice de notre histoire de croyantes au Québec et qu’elle se poursuive dans le temps. Je tiens à vous rendre hommage parce que votre discours a toujours d’abord été un engagement.

Je veux remercier spécialement les cofondatrices de L’autre Parole encore présentes : Monique, Louise, Marie-Andrée1. Vous avez cru à ce rêve un peu fou d’offrir un espace de liberté de parole aux théologiennes, dans un premier temps, mais qui a rapidement été élargi aux chrétiennes féministes. Vous avez voulu que ce lieu nous permette de puiser à nos expériences de femmes et qu’elles nous rendent solidaires avec d’autres pour nourrir notre foi. Vous avez voulu que nous fassions nous aussi de la théologie, une théologie autre.

Vous avez mis temps, convictions et passions pour assurer la naissance de la collective. Mais vous avez aussi continué à y être actives jusqu’à aujourd’hui en contribuant à la nourriture intellectuelle et affective de la communauté et, même, à la bonne « bouffe », montrant l’importance que L’autre Parole accorde à la fête et à la célébration.

Je veux remercier aussi toutes les membres de L’autre Parole qui ont fait en sorte que le projet porte ses fruits au-delà de votre collective. À toutes celles qui, par différents engagements bénévoles, ont permis la pérennité du feuillet devenu la revue de la collective. Nous avons reçu de vous 130 numéros papier et un 131e maintenant en ligne ! On ne peut d’ailleurs que se réjouir de ce passage à l’Internet. Comme de nombreuses chrétiennes et féministes qui sont des alliées sans être membres de L’autre Parole, j’ai été enrichie, soutenue, mais aussi provoquée par cette réflexion libre, créative et souvent radicale proposée pendant toutes ces années.

Vous avez de plus accepté régulièrement de mettre la main à la pâte avec d’autres, dont l’Intergroupe des chrétiennes féministes, la Fédération des femmes du Québec, etc. Le Centre justice et foi a lui aussi bénéficié de nombreuses fois de votre collaboration pour des séminaires, des textes et des conférences. Ensemble, nous avons repris la parole sur l’avortement, sur la prostitution et sur l’ordination des femmes. Nous avons ouvert un dialogue avec de plus jeunes chrétiennes et amorcé une recherche avec nos consœurs féministes juives et musulmanes. Autant de pistes difficiles dans lesquelles nous nous sommes engagées et qui nous ont souvent apporté plus de questions que de réponses. Autant d’engagements qui ont témoigné de notre désir de continuer à penser l’avenir à partir de l’expérience des femmes croyantes dans leur diversité, même lorsque ce qu’elles nous disent nous bouscule, nous interroge, nous inquiète parfois.

Influence d’un discours
et des pratiques chrétiennes féministes

Beaucoup serait à dire si nous voulions mettre en lumière toutes les traces que ce discours et ces pratiques féministes et chrétiennes ont laissées. Car je tiens à souligner que L’autre Parole a produit bien sûr un discours, mais aussi des pratiques chrétiennes et féministes audacieuses. Je me contenterai de souligner trois apports de la collective que les autres intervenantes ainsi que nos échanges compléteront, élargiront, enrichiront.

Au sein de l’Église

L’autre Parole a rendu possible, audible et visible, une autre manière de faire communauté de foi chrétienne, de faire « Église ». Même parmi les nombreux groupes chrétiens de gauche, progressistes et critiques, c’est vous qui nous rappelez avec ténacité les changements profonds que nous devons opérer pour que ce peuple de Dieu devienne riche d’une véritable égalité homme-femme. C’est L’autre Parole qui nous a offert une symbolique féministe, une réécriture des textes, une articulation de la foi et de l’engagement qui intègre l’expérience des femmes.

Ce que le discours féministe et chrétien de L’autre Parole permet aussi, c’est une parole libre de toutes contraintes institutionnelles. Je suis de celles qui croient qu’il faut aussi des paroles et des pratiques institutionnelles capables de composer avec un certain nombre d’impératifs. En effet, ceux-ci peuvent être plus légers et faciles à vivre comme le contexte institutionnel du Centre justice et foi qui dispose jusqu’à maintenant d’une importante marge de manœuvre de la part de la Compagnie de Jésus. Des contraintes peuvent être plus importantes pour celles qui œuvrent, par exemple, dans les structures diocésaines et qui doivent nécessairement avancer plus lentement. Mais ces paroles institutionnelles vont beaucoup plus loin lorsqu’elles sont précédées, complétées, aiguillonnées par une parole plus libre et souvent plus incisive telle que peut l’être la vôtre.

Au sein du mouvement des femmes

Lors du récent colloque qui a lancé les États généraux du féminisme (mai 2011), je participais à l’atelier Fondamentalismes, laïcité, religions et féminisme avec certaines d’entre vous. J’ai été très touchée quand une participante, militante féministe de longue date et dont la parole a du poids au sein du mouvement, a insisté sur l’importance de travailler avec les croyantes féministes en rappelant la force de la lutte menée dans le passé sur l’enjeu de l’avortement avec les femmes de L’autre Parole.

L’autre Parole a joué un rôle crucial (bien qu’elle n’ait pas été la seule actrice issue des milieux religieux) au sein du mouvement des femmes, et particulièrement au sein de la FFQ, pour que les expériences et les combats des féministes croyantes cessent d’être ignorés, banalisés et même ridiculisés. La collective a ainsi aidé le mouvement des femmes à mettre en œuvre une véritable ouverture au pluralisme des femmes. D’ailleurs, le mouvement des femmes est, selon moi, le seul mouvement social au Québec qui a pris vraiment au sérieux le défi de la diversité. Cette diversité n’est évidemment pas que religieuse ; sa prise en compte doit aussi pouvoir inclure la dimension croyante. Une réalité qui est encore importante pour un nombre significatif de femmes, non seulement sur le plan de leur vie intérieure, mais aussi dans leur façon de participer à la vie publique.

Dans l’engagement pour la justice sociale

Ce discours féministe et chrétien a su faire siens, au fil des années, des enjeux de justice sociale plus larges que celui de la lutte pour l’égalité et la libération des femmes, toujours avec le souci d’y apporter un regard, une analyse et une recherche d’informations et d’actions qui tiennent compte de nos réalités de femmes. Pensons aux thèmes de l’environnement, la consommation, la guerre, etc., qui ont été des réflexions de la revue ou de vos colloques. Vous vous aidez mutuellement, et, par la même occasion, vous nous aidez, à jouer notre rôle de citoyennes à part entière. Nous saisissons un peu mieux l’apport que nous pouvons avoir en tant que femmes dans la recherche de solutions.

Un discours et des pratiques féministes qui œuvrent aussi à la justice en intégrant la dimension transcendante qui nous habite et qui habite le monde. L’autre Parole a le souci de nourrir la perspective morale, éthique ou spirituelle des enjeux dans une société qui se limite trop souvent à l’approche technique de résolution des problèmes. Cette vision gestionnaire des problèmes sociaux infiltre même le milieu communautaire. Le néolibéralisme, comme idéologie et comme pratique économique, a modifié notre rapport à l’être humain, au bien commun et plus largement au politique. Nous sommes de plus en plus des consommatrices et nous recourrons aux experts pour affronter les défis qui sont les nôtres. Il ne reste plus beaucoup de lieux pour penser avec d’autres les enjeux de sens, pour croire que tout ne s’épuise pas dans la compréhension limitée que nous avons de la réalité. La collective nous a offert un de ces lieux privilégiés.

Pertinence encore aujourd’hui

La pertinence du discours et des pratiques de L’autre Parole ne s’épuise certainement pas au terme de ces 35 ans. Plusieurs raisons pourraient être évoquées pour appuyer cette affirmation, mais j’aimerais souligner plus particulièrement les obstacles croissants au féminisme et aux luttes des femmes dans la société et dans l’Église. La montée des courants de droite au Canada, autant sur le plan sociopolitique qu’ecclésial, a des conséquences importantes sur la cause des femmes, sur les avancées en termes d’égalité ainsi que sur la réception du discours féministe au sein de la population.

Bien que marginale, on ne peut ignorer la visibilité médiatique donnée au mouvement masculiniste, qui tente de discréditer le féminisme et les avancées obtenues par les femmes sur un mode de contestation qu’il n’est pas exagéré de qualifier de violent. L’arrivée au pouvoir des conservateurs a par ailleurs entraîné depuis cinq ans des coupes majeures dans le financement des organisations de femmes, particulièrement celles engagées dans la défense des droits des femmes. Les groupes de femmes doivent aussi composer de plus en plus avec un climat politique et ecclésial qui autorise les prises de parole et de position remettant en cause les quelques acquis des femmes en termes de contrôle sur leur corps ou de participation égalitaire.

Au niveau de l’Église catholique, les allégations perfides et mensongères du site Lifesitenews envers toutes les organisations et les personnalités chrétiennes progressistes sont la partie visible de l’activisme croissant des courants de droite auprès de l’institution, particulièrement au Canada anglais. Le silence de l’épiscopat envers ce réseau d’influence et l’intimidation qui en découle, quand ce n’est pas une sympathie publiquement affirmée par certains évêques, sont de plus en plus inquiétants. Ce conservatisme de droite, de même qu’un certain fondamentalisme, se retrouve évidemment aussi au sein des autres Églises chrétiennes et des autres traditions religieuses.

Ce nouveau contexte rend encore plus difficile, particulièrement en Église, l’engagement des femmes et complique leur capacité à s’organiser et à prendre la parole. Pour réussir à vivre cette traversée du désert, qui s’annonce difficile et longue, nous avons de plus en plus besoin de cet espace de prise de parole libre que peut offrir la collective. Nous avons aussi besoin de cette capacité d’indignation, de cette force de contestation et de cette audace dans les revendications, ce dont votre parcours témoigne depuis 35 ans.

De qui se faire proches

Pour réfléchir l’avenir, il serait peut-être important de se demander de qui L’autre Parole devrait-elle se faire proche pour ne pas se refermer sur elle-même. Celles qui me connaissent ne seront pas surprises des deux pistes que je vous suggère.

La solidarité avec des femmes d’autres horizons croyants

La pratique de la collective, qui a su allier quête spirituelle et libération des femmes dans une société en rapide sécularisation, peut appuyer des femmes qui cherchent à concilier, dans leur vie ici au Québec, leur démarche de foi et leur engagement féministe. L’autre Parole peut confirmer dans leur recherche de nombreuses femmes qui sont aux prises avec cette tension d’être portées par une expérience de transcendance et les traditions religieuses marquées par le patriarcat.  Elle peut témoigner qu’autre chose est possible.

Dans cette perspective, il serait important d’accorder du temps au dialogue, à des temps de célébration avec des croyantes féministes des autres traditions religieuses, particulièrement des autres traditions monothéistes. Il est aussi possible de porter plus d’attention aux femmes immigrantes, pour une bonne partie de tradition chrétienne, qui doivent apprendre à vivre leur foi dans la société québécoise d’aujourd’hui et découvrent la possibilité d’une émancipation que leurs églises d’origine ne permettaient pas. Cette diversité spirituelle ou culturelle qu’apporteront ces rapprochements permettra certainement à la collective de se questionner et d’enrichir ses pratiques.

De même, la collective me semble avoir beaucoup à apporter à des femmes d’ici qui, souvent alors que file la quarantaine, veulent renouer avec une recherche spirituelle à laquelle elles avaient renoncé en rejetant le patriarcat de l’Église catholique. La collective peut être un espace pour se réapproprier de façon critique un héritage qui reste leur référence religieuse principale et qui correspond aussi à un ancrage culturel important pour elles.

Les liens à créer avec les jeunes femmes

Les jeunes femmes, comme leurs alliés masculins, baignent dans un contexte inédit au Québec où le christianisme n’est plus seulement rejeté, mais souvent inconnu et non considéré d’emblée comme option dans une recherche de sens. La question fondamentale avec laquelle les plus jeunes se débattent touche moins à la crédibilité du christianisme qu’à sa pertinence même dans un monde pour lequel cela ne va pas plus de soi.

De plus, comme le dit bien Marco Veilleux en parlant des jeunes chrétiens préoccupés par la justice sociale, dans un texte de Jeunes voix engagées (Relations, septembre 2011) : « Face à la complexité du monde, leurs espérances sont beaucoup plus modestes et fragiles. Ils cherchent à établir des solidarités à échelle humaine. » Il me semble que dans cette quête d’une nouvelle forme de communauté pour porter l’Espérance, l’expérience de L’autre Parole a quelque chose à apporter et à mettre en dialogue.

Ces jeunes femmes deviendront-elles membres de la collective ? Peut-être pas. Nous avons à cet égard à apprendre de l’expérience du mouvement des femmes avec les jeunes féministes qui, au lieu de s’investir dans la Fédération des femmes du Québec, ont choisi de se doter de leur propre mouvement, RebELLES, tout en demeurant solidaires et complices pour des luttes communes.

Les forces de la collective

Il y a des mots qui me semblent particulièrement importants dans la vie de L’autre Parole et qui expriment bien ses pratiques. Ces mots, et les réalités qu’ils représentent me semblent les forces sur lesquelles la collective peut s’appuyer pour continuer à habiter le présent et réfléchir son avenir.

La liberté. Celle qui doit continuer à être mise en lumière est une liberté qui appelle à une plongée en profondeur pour rencontrer l’autre, les autres, sur l’essentiel. Une liberté qui est libération, car elle ne se limite pas à une éthique de vie personnelle, mais à une transformation profonde de nos pratiques collectives. Ceci n’a rien à voir, vous l’aurez compris, avec la liberté dont font l’éloge les chantres actuels du libéralisme économique ou ceux du Réseau Liberté-Québec, pour qui la conception de la liberté se nourrit de la destruction de l’autre et de la nature.

La Parole. Celle que met en valeur la collective est celle des femmes qui doivent se donner de nouveaux mots et un tout nouveau langage pour rendre compte de leurs expériences et du cheminement spirituel né de celles-ci. Elle témoigne d’un dialogue qui devient possible avec la parole du Texte, de la Bible, de Dieu-e et qui prend parfois des chemins étonnants pour se dire et rejoindre notre aventure humaine. La prise de parole est en elle-même une démarche de libération. Cette parole libérée est aussi celle qui se prend collectivement pour dénoncer les injustices, pour dévoiler des systèmes qui se maintiennent en place par l’exploitation et qui imposent le silence.

La communauté. Elle est l’espace des indispensables liens avec d’autres qui jalonnent la quête spirituelle et le lieu pour apprendre à composer avec la diversité. Elle s’exprime par des gestes de soutien au fil des événements qui surviennent sur la route des membres, mais aussi dans les gestes qui disent une solidarité avec celles dont on veut se faire proche. Elle permet à la parole de libération de se dire publiquement. De la communauté, une réponse au désir de liens avec des plus jeunes peut aussi émerger.

 La célébration. Elle permet de réinventer les rites qui nous inscrivent dans une histoire humaine et une tradition de foi. Elle permet de trouver un sens dans la souffrance, de vivre des deuils, mais surtout de rendre grâce pour la vie qui s’annonce, qui trouve son chemin ou qui a été pleinement vécue. À la Collective, elle rime avec les mots créativité et fête qui disent l’audace qui la caractérise et le plaisir de se retrouver.

La collective L’autre Parole continuera-t-elle encore 35 ans ? Je le souhaite de tout cœur et je crois qu’il faut y travailler avec ardeur. Mais ce qui me semble un impératif encore plus important, c’est que nous fassions tout en notre pouvoir pour que l’histoire et les valeurs profondes qui animent ce mouvement de femmes féministes et chrétiennes trouvent des héritières pour les prochaines trente-cinq années, et bien plus longtemps encore. Et celles-ci sauront bien trouver le type d’espace de parole qui correspondra alors à leurs besoins de femmes croyantes.