AUBE PAIX

AUBE PAIX

Marie Gratton, Myriam

Requiescat in pace. “ Qu’il repose en paix.” “Qu’elle repose en paix.” C’est ainsi que l’Église invoque le Ciel depuis des temps immémoriaux au moment des funérailles ou lors des messes célébrées à la mémoire d’une personne décédée. J’aime cette prière pour l’infinie sérénité qu’elle évoque pour celles et ceux qui restent, et qu’elle implore et espère pour celles et ceux que nous ne reverrons jamais plus.

On peut se demander toutefois si cette perspective rassurante a suffi, pour plusieurs, et pendant longtemps, à leur faire surmonter la frayeur et les tremblements engendrés par le chant du Dies irae, dies illa, « Jour de colère que ce jour-là ». Mais ne nous attardons pas sur ce pénible souvenir qui s’est beaucoup estompé depuis un demi-siècle. Laissez-moi quand même vous faire un aveu : dans le Requiem de Mozart, son Dies irae est une pièce de bravoure qui, loin de me faire peur, me procure un vif plaisir esthétique. Je fais la sourde oreille aux mots, je n’entends que la musique.

La paix définitive que nous réclamons pour les personnes défuntes est, nous le savons, le couronnement d’un ultime combat perdu contre la mort. Mais cette lutte finale peut-elle être menée dans un climat de paix ? Ses témoins peuvent-ils y puiser de l’apaisement ? Si oui, elle sera nécessairement le fruit d’une victoire sur l’angoisse et sur la peur qui nous saisissent devant l’inconnu, devant cet au-delà dont personne n’est jamais revenu pour nous le décrire et nous le rendre familier.

De janvier 1999 à avril 2006, j’ai travaillé à La Maison Aube-Lumière de Sherbrooke aux “soins et à l’accompagnement” des personnes souffrant d’un cancer en phase terminale. J’ai dû, à regret, suspendre cette activité bénévole depuis lors pour des raisons de santé, mais je n’ai qu’une ambition, revenir à ce travail le plus tôt possible. En attendant, je suis à l “accueil” : téléphoniste, réceptionniste, perceptrice de dons et distributrice de sourires à tout plaire… Pourquoi cet attachement au service des malades ? Pour plusieurs raisons qu’on pourra juger égoïstes. D’abord, parce que je m’y sens utile, ensuite parce que j’y côtoie des personnes qui m’inspirent de l’admiration et de l’estime, et puis, parce que j’y ai appris à mieux vivre. Pas à mourir, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, mais à vivre, mieux. Mourir, cela ne s’apprend pas, cela s’improvise, parce que c’est toujours une première, voyez-vous. Mais il y a des personnes qui écrivent ce dernier chapitre avec un talent admirable. Certaines, cependant, ne manifestent que des signes de colère et de révolte. Quand la famille leur emboîte le pas sur cette voie, comment pourrais-je connaître la paix, “cet état d’une personne que rien ne vient troubler” ?

Intellectuellement, je suis, depuis longtemps, réconciliée avec la perspective de la mortalité, la mienne et celle des autres. Mais émotivement, quand je vois la mort saisir un être sous mes yeux, son mystère me frappe de plein fouet. Elle ne m’inspire aucune révolte, mais faut-il déjà parler de paix ? J’hésite. Pourtant, j’ai connu une paix profonde à l’instant de certaines morts. Je pense en particulier à cette femme que je connaissais depuis plusieurs années et avec qui j’entretenais une relation de confiance. Quand elle a rendu en douceur son dernier souffle, je la veillais avec son mari. Il lui soufflait à l’oreille en lui caressant le front : Shalom, shalom… Il lui souhaitait la paix et j’en étais apaisée, et lui aussi, je pense. Pour que la mort remplisse de paix ses témoins, il faut que la personne qui va mourir ait manifesté sa capacité de partir de bonne grâce et dans la sérénité, voire, dans l’espérance. Ces deux attitudes préparent bien, il me semble, la venue de la paix avant que la vie ne se retire tout à fait.

Certaines personnes ont reproché au numéro 103 de L’autre Parole, publié à l’automne 2004, et intitulé  “À propos de la mort”, de n’avoir pas adopté la perspective féministe qu’on attend des auteures de notre bulletin. J’étais au nombre des coupables. J’ai peur de commettre ici le même délit ou un autre, pire encore, en cédant à certains stéréotypes. Je me sens piégée. C’est facile à comprendre. Je vous dis tout de suite pourquoi. “Soigner”, de tout temps les hommes s’y sont consacrés professionnellement, et ce n’est qu’à l’époque moderne — et avec combien de réticence !— que la pratique de la médecine savante a été permise aux femmes. “Prendre soin” —ce qui n’est pas du tout la même chose —, comporte un ensemble de tâches qu’une vision stéréotypée du monde a trouvé seyant, et surtout commode, d’attribuer aux femmes. L’expérience m’a toutefois prouvé que des hommes pouvaient aussi s’y consacrer. Et, en prime, se sentir valorisés dans cet exercice. Une aubaine ! Ce qui me donne à penser qu’ils devraient tous, au moins, s’y essayer.

Prendre soin de personnes en phase terminale — et je ne vois pas pourquoi je devrais, en tant que féministe, m’excuser ou me justifier de cela —, invite et incite à retrouver des attitudes maternelles. Je ne sais plus très bien si j’ai compris d’instinct ou à l’usage que ce sont précisément ces gestes-là qui créent un climat de paix chez les malades autant que chez moi. Les nourrissons et les mourants inspirent les mêmes délicatesses du toucher et de la voix. J’ai chanté des berceuses pour mes petits qui entraient dans l’aventure de la vie, et j’en chante encore pour ceux et celles qui s’apprêtent à en sortir. Et c’est toujours un moment de paix réconfortant et partagé. J’avoue, et n’en éprouve aucune honte, quoique certaines puissent en penser, que je n’ai jamais vécu le moindre sentiment d’aliénation devant cette concession consentie à un certain stéréotype féminin. Je ne me considère ni comme une femme douce ni comme une femme patiente. Chez moi, vous pouvez me croire sur parole, ces vertus là sont acquises, et non pas innées. Je suis tout juste une personne capable de les pratiquer quand les circonstances m’y incitent, et de les laisser au placard quand certaines causes qui me sont chères commandent plus de vigoureuse combativité que de tolérance résignée.

Pour la touche féministe que vous pourriez me réclamer et qu’il me plaît bien d’ajouter, voici une petite anecdote qui m’a profondément marquée. Elle a achevé de me convaincre qu’il n’était pas nécessaire de porter une croix sur son sarrau pour faire de l’accompagnement spirituel, ni d’être un mâle ordonné non plus pour apaiser une personne tourmentée.

Un jour, j’aperçois dans le corridor un homme qui a l’air d’une âme en peine, comme on disait chez moi. Il se tient à la porte de la chambre de sa mère agonisante. Je lui demande si je peux faire quelque chose pour lui. Il me répond qu’il aimerait que je “trouve un prêtre”. Je peux en chercher un, mais pas nécessairement en trouver ! Il sera toujours temps de le lui dire. Je m’installe donc au téléphone. J’appelle dans six presbytères, sans succès. Il n’est pas question, dans ce cas-ci, de laisser un message sur un répondeur ou d’attendre deux jours que “Monsieur le curé revienne de voyage”. Je retourne donc auprès de mon âme en peine et lui demande s’il souhaite qu’un prêtre vienne pour sa mère ou pour lui. “Pour moi”, me dit-il dans un souffle. “Si c’est seulement pour parler, croyez-vous que je puisse faire l’affaire ?” Il me répond que oui. Nous trouvons un coin tranquille, et il parle pendant trente-cinq minutes. J’ai dû à peine prononcer trois phrases. Puis il s’est levé, m’a serré la main, et m’a dit : “Merci, madame”. Sa mère est morte dans les heures qui ont suivi. Une semaine plus tard, un infirmier demande à me parler. Mon âme en peine était revenu, parce qu’il voulait me revoir pour me dire  “ qu’un prêtre ne lui aurait pas fait autant de bien”. Il regrettait de ne pas m’avoir  “mieux remerciée” . Comme j’étais absente lors de sa visite, il a donc confié ce message à l’infirmier pour qu’il me le transmette. Je ne l’avais pas “confessé”, juste écouté ; je ne l’avais pas “absous”, ce sont là les privilèges et les pouvoirs que le patriarcat ecclésial réserve aux hommes ordonnés seulement, je lui avais tout juste dit trois mots sur le droit qu’il avait de pleurer, sur les réserves étonnantes de l’amour maternel, même quand on en a un peu abusé, et sur les ressources inépuisables de la tendresse de Dieu. Cette rencontre m’a procuré une grande paix. J’aime penser qu’il en est peut-être resté un germe dans la conscience de mon interlocuteur.

La paix intérieure restera sans doute toujours pour moi une victoire fragile. Voilà pourquoi je la cultive avec beaucoup de soin.