AVORTEMENT — LES ENJEUX ACTUELS

AVORTEMENT —LES ENJEUX ACTUELS

Louise Desmarais

Le contexte actuel n’est en rien comparable à celui des premières manifestations québécoises et canadiennes des années 1970, en faveur de l’avortement « libre et gratuit » ! Un vent de changement qui soufflait à gauche balayait alors la planète, tandis que le Québec, en pleine révolution tranquille, opérait une rupture brutale avec l’Église catholique. Aujourd’hui les vents dominants de droite tant au plan économique que politique, social et religieux posent des défis et des enjeux particuliers au mouvement pro-choix. Je traiterai ici de ce qui m’apparaît être, à ce moment-ci, les plus importants.

Empêcher la recriminalisation de l’avortement

Le paragraphe 223 (1) du Code criminel canadien, dans la section Homicide, énonce ce qui suit : « Un enfant devient un être humain au sens de la présente loi lorsqu’il est complètement sorti, vivant, du sein de sa mère, (a) qu’il ait respiré ou non ; (b) qu’il ait ou non une circulation indépendante ; ou (c) que le cordon ombilical soit coupé ou non ». Toute la jurisprudence de la Cour suprême du Canada en matière d’avortement repose sur cette définition qui n’inclut pas le fœtus dans la définition d’être humain. Ainsi dans le cas de l’avortement, la Cour suprême du Canada se réfère au « critère de naissance vivante » et à celui voulant que la femme enceinte et le fœtus ne forment qu’une seule entité juridique, deux principes solidement établis dans la jurisprudence canadienne.

Pour intervenir en matière d’avortement, le gouvernement fédéral doit passer par le biais du Code criminel canadien, puisque les services d’avortement sont de juridiction provinciale. Ainsi le Parlement canadien pourrait changer la définition de l’être humain contenu au paragraphe 223 (1) afin d’y inclure le fœtus. Il pourrait aussi, comme le gouvernement Mulroney en 1990, introduire dans le Code criminel des articles qui permettraient la pratique des avortements à certaines conditions, tout en respectant la Charte canadienne des droits et libertés. Ce qui reviendrait dans les faits à restreindre l’exercice du droit à l’avortement par les femmes en criminalisant certains avortements. Ces restrictions peuvent par exemple concerner les motifs justifiant un avortement, les stades de la grossesse, la personne qui prend la décision ou encore les conditions dans lesquelles il peut se pratiquer.

On comprend mieux pourquoi le mouvement anti-choix tient tant à faire reconnaître le fœtus comme personne humaine et à lui accorder un statut juridique.

Faire élire des député-e-s pro-choix

Ce qui précède nous permet de comprendre l’activisme électoral du mouvement anti-choix qui vise à faire élire le plus grand nombre possible de député-e-s anti-choix à la Chambre des communes. Une fois élus, ces député-e-s font des pressions au sein de leur caucus parlementaire respectif afin de faire adopter des motions et projets de loi, plus de 45 depuis 1987, qui tous visent, directement ou indirectement, le même objectif à savoir la recriminalisation de l’avortement.

Dans ce contexte, les élections fédérales représentent un enjeu majeur. Au Québec, l’élection massive de député-e-s provenant de partis politiques pro-choix, récemment du NPD, et auparavant, du Bloc québécois et du Parti libéral du Canada, ont contribué à ce que les motions anti-choix soient battues à la Chambre des communes, en imposant la ligne de parti à leurs député-e-s. Il faut souligner que lors du vote sur la motion Woodworth (M -312), aucun-e député-e du Québec, tous partis confondus, n’a voté en sa faveur. Ainsi, en ce qui concerne le droit à l’avortement, les Québécoises sont largement tributaires de ce qui se passe dans les autres provinces canadiennes. Des alliances non seulement avec le mouvement pro-choix, mais avec toutes les forces progressistes du pays sont à maintenir et à renforcer pour combattre efficacement cette droite morale et religieuse qui est également antiféministe.

Il est intéressant de noter que les votes sur l’avortement sont « des votes libres » c’est-à-dire que les parlementaires ne sont pas obligés de suivre une ligne de parti et votent selon leur conscience. Ainsi, une minorité de citoyen-ne-s peuvent au nom de leur conscience empêcher la moitié de la population canadienne, soit les femmes, d’agir selon leur conscience !

Maintenir l’accessibilité aux services d’avortement

Nous l’avons écrit précédemment, l’accessibilité aux services d’avortement au Québec est parmi les meilleures au Canada et en Amérique du Nord. Mais cette situation n’est pas immuable. Il faut exercer une vigilance constante afin que cette accessibilité soit maintenue d’abord dans le réseau public, dans toutes les régions du Québec, dans des délais acceptables, et s’assurer que les services continuent d’être de qualité et sécuritaires. Les compressions budgétaires successives imposées au réseau de la santé et des services sociaux se traduisent par une réduction des services, mais souvent à peine perceptible. Ainsi, un établissement continuera d’offrir le service d’avortements, mais diminuera le nombre d’avortements pratiqués par semaine ou réduira le personnel affecté à ce service, ce qui aura un impact sur sa qualité. Par ailleurs, l’accessibilité aux services ne repose pas seulement sur la disponibilité des médecins qui pratiquent des avortements, lesquels ne sont pas nombreux, mais également jusqu’à quel stade de grossesse un médecin accepte d’en pratiquer. Ce qui influence grandement la disponibilité du service dans les régions, notamment les plus éloignées.

Reprendre l’offensive

Il est facile de se scandaliser à propos du nombre supposément trop élevé des avortements au Québec, alors que le gouvernement québécois se traîne les pieds quand il s’agit de prendre les mesures afin de les faire diminuer. À cet égard, le mouvement pro-choix doit reprendre l’offensive et mettre de l’avant avec plus de vigueur certaines revendications, négligées au cours des dernières années. Ces revendications ont trait notamment à la gratuité de la contraception, la réintroduction dans le cursus scolaire, dès la maternelle, de l’éducation sexuelle, l’amélioration des conditions socioéconomiques qui permettent aux femmes et aux couples d’avoir et d’éduquer des enfants dans des conditions décentes. Ces mesures contribuent partout où elles sont mises de l’avant à réduire le nombre d’avortements.

Certaines personnes diront qu’il est plus facile au Québec d’obtenir un avortement, rapidement, de façon sécuritaire et gratuitement, que d’obtenir un moyen contraceptif (par exemple un anovulant ou un stérilet), qui n’est pas gratuit, pas toujours efficace à 100 % et, dans certains cas, nocif pour la santé des femmes. La gratuité des moyens contraceptifs demeure un enjeu important, car leur coût constitue un obstacle important pour les femmes économiquement défavorisées. Quant à l’arrêt des cours d’éducation sexuelle dans les écoles, depuis 2005, il demeure toujours aussi inexplicable. Pourtant l’expérience démontre que l’éducation sexuelle constitue une action préventive de première importance, car elle favorise le développement de rapports sexuels égalitaires, respectueux de soi et de l’autre et responsables. L’éducation sexuelle est sans cesse à recommencer à chaque génération, car elle ne se transmet pas à la naissance !

Conjuguer égalité, la liberté de choix et de conscience

Dans une société démocratique, pluraliste et qui se veut laïque, la liberté de choix et par conséquent la liberté de conscience est la seule position acceptable, car elle permet à chaque femme, chaque couple de décider selon sa conscience et ses valeurs d’interrompre ou non une grossesse et de ne pas imposer ses choix aux autres.

La volonté de restreindre le droit à l’avortement pour des raisons éthiques liées aux récentes découvertes biomédicales et technologiques, par exemple les avortements tardifs ou l’avortement sexosélectif, ne doit pas nous induire en erreur. Ici, la science sert de prétexte en utilisant des situations extrêmes qui sont minoritaires pour restreindre le droit à l’avortement de la majorité des femmes. L’éternel débat visant à déterminer à quel moment précis « commence la vie humaine » est un faux débat, une question d’hommes et abstraite, car les femmes connaissent la réponse depuis toujours, et ce moment varie pour chacune d’elle. Les femmes qui depuis toujours mettent les enfants au monde et prennent soin de la vie le savent. Elles qui depuis toujours, au risque de leur propre vie, choisissent de recourir à l’avortement, le savent.

Le droit à l’avortement demeure une condition sine qua non pour qu’il existe une véritable égalité entre les hommes et les femmes, il s’agit d’un droit propre aux femmes découlant de leur capacité biologique de donner la vie. Dans une société où les femmes sont encore soumises à des rapports sexuels non consentis, subissent de la violence conjugale, continuent d’assumer seule la contraception, tentent l’impossible conciliation travail-famille, occupent des emplois précaires et sont moins biens rémunérées que les hommes, l’avortement constitue souvent la seule façon d’échapper à une situation jugée insoutenable, à la pauvreté, à l’épuisement et à la dépression, bref au refus de la société de prendre en compte leurs besoins réels et ceux de leurs enfants, des enfants.

Les femmes ne reculeront pas

Aujourd’hui les Québécoises ont les enfants qu’elles veulent, désirent ou se sentent capables d’assumer, au moment qu’elles estiment opportun, dans des conditions socioéconomiques et affectives qu’elles jugent acceptables pour elles-mêmes et leurs enfants, et selon des critères propres à chacune. Cela ne s’appelle pas du caprice, cela s’appelle vouloir contrôler sa capacité de reproduction, vouloir contrôler sa vie, et donc ultimement de se choisir ! Cela s’appelle faire preuve d’un grand sens des responsabilités. Les femmes ne reculeront pas, quitte à reprendre le chemin de la clandestinité.