BACKLASH La guerre froide contre les femmes

BACKLASH

La guerre froide contre les femmes

SUSAN FALUDI, Undeclared War against Women,

1991, Crown Publishers, U.S.A.

Les femmes sont devenues si puissantes, que notre indépendance est compromise à l’intérieur même de nos foyers, qu’elle est ridiculisée et foulée aux pieds en public.

Commençons par une devinette : À qui doit-on la lamentation que vous venez de ire en exergue ? Avant de vous précipiter pour trouver la réponse à la page 6, essayez de résoudre vous-même l’énigme, et restez avec moi le temps d’apprendre, à supposer que vous ne le sachiez pas déjà, ou que vous ayez choisi de l’oublier, que la marche des femmes sur la voie de l’égalité, même dans les sociétés réputées les plus libérales, comme le sont les États-Unis, est encore semée de traquenards et d’obstacles .Susan Faludi, reporter au Wall Street Journal, a gagné le Prix Pulitzer en 1991pour ce livre : Backlash, The Undeclared War against Women , traduit en français en1993. C’est une étude fouillée qui retourne chaque pierre lancée pour faire échec, d’une manière tantôt subtile, parfois grossière, à la montée du mouvement des femmes chez nos voisins du Sud. Il faudrait être victimes d’une insondable naïveté pour croire que le péril que dénonce l’auteure et contre lequel elle met en garde les Américaines ne menace qu’elles. Si Faludi s’attache à l’analyse de la situation de ses concitoyennes, elle montre bien qu’à d’autres moments de l’histoire et en d’autres pays, à chaque fois que les femmes ont entrepris une action pour obtenir justice, elles ont eu à subir un « backlash ». La « revanche » s’est organisée pour miner le terrain sur lequel elles commençaient à s’installer à défaut de pouvoir les ramener à la case départ.

Tous les jours nous voyons chez nous remise en cause la pertinence des luttes menées par les féministes, sous prétexte que les acquis des femmes sont si importants et si décisifs qu’il nous faut dorénavant parler et vivre comme si nous étions toutes et tous entrés dans l’ère du post-féminisme pour cause de succès garanti et de satisfaction totale. À la condition « traditionnelle » des femmes et à son calme plat aurait succédé ces dernières années une montée fulgurante, une percée en flèche. « Cette représentation porte préjudice au combat pour les droits des femmes…»1, nous prévient Faludi.

En réalité, la marche en avant des femmes américaines à travers l’histoire ressemble davantage à une spirale légèrement penchée qui effleurait tour à tour la frontière de la liberté, mais sans jamais l’atteindre, comme une courbe mathématique s’éloignant à l’infini. Les Américaines sont prises dans cette spirale asymptomatique qui tourne sans fin de génération en génération, toujours plus près du but, mais sans y parvenir2.

Les Américaines ne sont pas les seules, faut-il le rappeler, à s’étourdir de fatigue en tentant de sortir une fois pour toutes de cette vis sans fin. Toujours leurs progrès ont suscité une réaction négative ; c’est encore aujourd’hui le cas, soutient Susan Faludi, en accumulant les témoignages et les statistiques. Vous les aimez, j’espère, elle nous en abreuve jusqu’à plus soif et, à l’occasion, elle leur fait dire n’importe quoi à force de les triturer pour mieux soutenir sa thèse. C’est un défaut qu’il faut dénoncer car il l’expose elle-même à un fâcheux « backlash » en plus de déformer la vérité.

La revanche sévit donc partout dans les médias, au cinéma, à la télévision, dans le domaine de la mode et des soins de beauté. Certes, Susan Faludi passe au crible tous ces secteurs d’activités tels qu’ils se déploient aux États-Unis. Mais l’envahissement parla culture américaine que nous connaissons ici fait qu’aucun des exemples qu’elle cite ne nous dépayse vraiment. Les guêpières qu’on nous propose pour être plus « sexy » et les guêpiers dans lesquels on nous piège ne connaissent pas les frontières géographiques.

Quand l’auteure s’attaque à ce qu’elle appelle « la politique de la rancoeur » ou « la guerre de la nouvelle droite » elle en étudie une fois encore les manifestations aux États-Unis et dans les politiques de Washington, mais il m’apparaît qu’à plus d’un égard les reculs, qu’elle observe dans les années ’80 et qu’elle dénonce manifestent un retour de balancier après les percées réalisées par les femmes durant la décennie 70. Le révisionnisme de certaines têtes d’affiche féministes comme Betty Friedman et Germaine Gréer a de quoi nous alarmer.« Les conséquences de la revanche sur le psychisme, le travail et le corps des femmes»3 ne connaissent pas de frontières. Ici comme chez nos voisines du Sud, les problèmes psychologiques rencontrés par les femmes sont jugés comme des faiblesses personnelles plutôt que comme des retombées de leurs rôles sociaux imposés. Ici aussi elles doivent se battre pour se tailler une place dans les métiers non traditionnels et « justifier » leur emploi en période de chômage. Ici aussi le contrôle que les femmes veulent exercer et exercent de fait sur leur fécondité inquiète les hommes qui ont effectivement perdu la maîtrise de la procréation. La vraie bataille consiste-t-elle pour ces derniers à sauver des « enfants à naître » ou à retrouver leur contrôle sur le corps des femmes ?

La « revanche » disséquée en 639 pages d’argumentation et 102 pages de notes place les femmes dans un rôle de victimes trop souvent complices de leur propre sujétion ou incapables de résister au lavage de cerveau politique et médiatique. Cette perspective peut à la longue avoir quelque chose d’agaçant. Malgré les quelques réserves énoncées, je vous recommande Backlash. Avec éloquence et ferveur Susan Faludi nous rappelle à la vigilance et nous incite à un militantisme persévérant

Marie Gratton, Myriam

N.B. : La citation placée en exergue est de Caton l’Ancien et date de 195 avant JésusChrist. Susan Faludi la rappelle à la page 120. Quelques Romaines avaient alors protesté contre une loi qui leur interdisait de conduire des chars et de porter desvêtements multicolores. « Horosco referens », puisqu’il convient ici de parler latin.

*Susan Faludi, La guerre froide contre les femmes, traduit par Lise Éliane Pomier, Evelyne Châtelain, Thérèse Réveillée, Concours Centre National des Lettres, Paris, Éditions des femmes, Antoinette Fouque, 1993, 746 p.

1 p. 98.

2 Loc. cit.

3 p. 477.