Constat désenchanté à propos de la laïcité

Constat désenchanté à propos de la laïcité

Johanne Philipps, Bonne Nouv’ailes

 

Je chante, une fois je chante, l’autre fois je déchante, tout cela pour ceux qui ne sont point encore francs, afin qu’ils entendent certains aspects de la franchise et ce qu’il convient de faire pour y parvenir.

                                                                                  Marguerite Porete

 

C’est en lisant Marguerite Porete, brulée vive au XIIIe siècle par l’Inquisition, que je peaufine la rédaction de cette présentation de ma thèse[1]. Me reviennent les propos de John Rawls : les Églises peuvent excommunier les hérétiques, mais elles ne peuvent plus les bruler, cela assure la liberté de conscience[2]. N’ayons crainte, les femmes qui m’ont transmis un enseignement théologique féministe et celles qui luttent toujours pour l’égalité des femmes en Église ne subiront pas le sort de Marguerite Porete. La franchise demande toutefois à prendre en compte que les hommes qui les discriminent peuvent toujours compter sur l’appui de l’État pour perpétuer cette discrimination. Je vous invite à chanter et à déchanter avec moi afin de voir ensemble ce qu’il convient de faire.

 

Une conception androcentrique de la laïcité

Comment le projet de laïcité de l’État québécois, bien que promu au nom de l’égalité femmes-hommes, participe-t-il à la marginalisation des féministes croyantes et au maintien d’un statut inférieur pour les femmes catholiques ? Telle était la question principale qui a nourri ma recherche. Je suis de la génération bénéficiaire de l’évolution du statut des femmes. Que l’on pense au changement de 1964 du Code civil québécois, autorisant les femmes mariées à gérer leur propre bien, ou à celui survenu au début des années 1980 permettant aux femmes de se marier sans faire vœu d’obéissance à leur mari. Le statut des femmes dans la vie conjugale a changé, de même que celui des femmes dans de nombreuses sphères de la société. Pourquoi les femmes choisissant de vivre une appartenance religieuse devraient-elles toujours subir la domination ? Un retour aux études dans un programme de formation théologique au moment où le Québec vivait une crise concernant les accommodements religieux m’a permis de réfléchir sur la question de la laïcité à partir de mon appartenance au groupe religieux majoritaire. Que vaut la laïcité de l’État québécois promu au nom de l’égalité femmes-hommes pour les féministes catholiques luttant contre le patriarcat religieux ? La réponse nourrie par la recherche doctorale m’a fait déchanter.

Rappelons-nous que le développement du concept de la laïcité s’est fait à un moment où les femmes n’avaient pas de statut de citoyennes. Elles n’étaient pas reconnues comme détentrices de droits inaliénables. Elles ont dû lutter pour acquérir ceux-ci. La recherche a permis d’exposer que le maintien du rôle traditionnel des femmes était recherché par les groupes religieux, mais également par l’État. Ce dernier a soutenu le patriarcat privé pendant très longtemps. Dans ce cadre, il allait de soi que, par respect de l’indépendance de ses citoyens masculins, l’État a évité d’intervenir dans les groupes religieux. Notre compréhension contemporaine de la laïcité en garde la marque. Les principes clés de la laïcité tels que la séparation, la neutralité, la liberté de religion et l’égalité sont affectés par cette histoire. Aujourd’hui, l’application qui en est faite est androcentrique et ne tient pas compte de leur impact sur les femmes. L’analyse des relations religions – État du point de vue des femmes, comme le fait la juriste Gila Stopler[3], révèle que la laïcité soutient la domination des croyantes. Pour les femmes, la liberté religieuse équivaut aujourd’hui à la seule liberté de sortir de son groupe d’appartenance pendant que la liberté des hommes de les dominer est protégée.

 

Le rôle de l’État

Au Québec, l’État tolère, accepte et soutient la discrimination vécue par les femmes croyantes. L’impossibilité pour les femmes discriminées dans leur groupe religieux d’exercer des recours auprès de l’État pour faire respecter leur droit à l’égalité en est une illustration, au Québec comme dans maints endroits dans le monde. La liberté religieuse telle que conceptualisée aujourd’hui met à l’abri les groupes religieux d’une intervention gouvernementale. Ceci nous semble tout à fait naturel. Toutefois, nous ne voyons pas que l’État intervient pour que le droit interne de l’Église soit effectif. L’État québécois accorde un droit associatif particulier à l’Église catholique. Ce phénomène de relevance juridique contribue à bloquer les rapports de force au sein de l’Église. Les autorités catholiques qui discriminent ne profitent pas uniquement de la liberté religieuse pour se mettre à l’abri de l’intervention de l’État, mais elles s’appuient aussi sur l’État pour maintenir la discrimination à l’endroit des femmes.

Durant la recherche, je me suis concentrée sur les pratiques de l’État québécois et non pas sur celles d’individus qui travaillent dans des organisations de l’État. Les activités concrètes de l’État se déclinent dans le monde législatif, judiciaire et aussi à travers des missions de services publics (tel que le soutien spirituel dans le réseau de la santé). J’ai également analysé les discours du Conseil du statut de la femme, un organisme gouvernemental qui a promu la restriction de la liberté religieuse des femmes sans porter attention à la liberté de discriminer des autorités religieuses.

La recherche m’a permis de mettre à jour des pratiques troublantes. Parmi celles-ci, la prévalence accordée aux autorités romaines plutôt qu’aux autorités locales dévalorise des ministères exercés par des femmes dans l’Église catholique. Ceci s’est exprimé dans l’interprétation discriminatoire des lois sur l’impôt tant fédéral que provincial lorsqu’il s’agit d’accorder une exemption fiscale à des ministres du culte. Au Québec, les femmes exerçant un ministère dans l’Église catholique ne peuvent pas profiter des avantages fiscaux consentis aux ministres d’une confession religieuse.De plus, bien que l’État québécois affirme que l’égalité femmes-hommes est essentielle, il accorde peu de place aux femmes dans l’exercice de la profession d’intervenante en soins spirituels. Pourtant les femmes représentent la majorité du personnel prodiguant des services religieux et spirituels dans leur Église et elles composent la plus grande cohorte des personnes étudiant en théologie.

Il y a près de deux-cents ans,[4] Angélina Grimke fut franche en écrivant :

Je crois maintenant que c’est le droit des femmes d’avoir part à l’élaboration de toutes les lois et règlements par lesquels elles doivent être gouvernées, que ce soit dans l’Église ou dans l’État. Les arrangements actuels de la société à ce propos sont une violation des droits humains, une ignoble usurpation de pouvoir, une saisie violente et une confiscation de ce qui leur appartient de manière sacrée et inviolable. (Je souligne et traduis)

Soyons franches, le temps ne serait-il pas venu pour que l’État cesse de participer à l’usurpation de pouvoir dont sont victimes les femmes catholiques ? Ne serait-il pas temps que l’État québécois cesse de fournir un appui et une reconnaissance aux autorités qui discriminent les femmes ? Considérant l’entêtement des autorités vaticanes à perpétuer le dénigrement des femmes, le temps ne serait-il pas venu que comme citoyennes nous exigions de notre État qu’il cesse de soutenir le patriarcat religieux ? Il me semble que c’est ce qu’il conviendrait de faire.

[1] Johanne PHILIPPS, Comment le projet de laïcité québécoise est défavorable aux femmes. L’urgence de briser une évidence, thèse doctorale,Université de Montréal, 2019. Disponible en libre accès à l’adresse :  http://hdl.handle.net/1866/24791.

[2]« Par exemple, si les Églises ont la faculté d’excommunier les hérétiques, elles ne peuvent pas les bruler, et cette contrainte [sic] permet de garantir la liberté de conscience », Johns RAWLS, La justice comme équité. Une reformulation de la théorie de la justice, Paris, La découverte, 2003, p. 29. Traduction française de Justice as Fairness. A Restatement (2001).

[3]Voir entre autres ces travaux dont certains sont disponibles sur http://www.stopler.net/

[4]Angelina GRIMKE, une Étatsunienne abolitionniste écrivit ces mots en 1837. Citée dans Gila STOPLER (2008a). « “A Rank Usurpation of Power”. The Role of Patriarchal Religion and Culture in the Subordination of Women », Duke Journal of Gender, Law and Policy, vol. 15, p. 365-397. 2008. Disponible en ligne à https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1316467