DIX PROPOSITIONS À PROPOS D’UNE ÉTHIQUE SEXUELLE FÉMINISTE

DIX PROPOSITIONS À PROPOS D’UNE ÉTHIQUE SEXUELLE FÉMINISTE

Denise Couture, Bonne Nouv ‘ailes

1. Définition.  Une « éthique sexuelle » est féministe quand elle s’inscrit dans le mode de pensée et d’action du mouvement féministe.  Rappelons quelques-unes de ses caractéristiques : elle part de l’expérience des femmes, elle est plurielle, elle vise la critique des structures patriarcales, elle propose des voies de libération pour les femmes.  Le but. Le but d’une éthique sexuelle féministe serait que les rapports de pouvoir qui traversent la sexualité n’entravent pas, et ce, pour chaque femme considérée individuellement, le fait qu’elle puisse devenir « sujet » de sa propre vie, se déplacer dans l’espace et le temps librement, lutter contre l’oppression patriarcale, réaliser des projets de libération et se réaliser comme personne et membre de la communauté militante féministe. La forme. Une éthique féministe ne se présente pas, comme les éthiques patriarcales, sous la forme d’énoncés prononcés par des « experts » à mettre en pratique par des « gens ordinaires ».  Elle ne s’enferme pas dans une seule vérité.  Elle change. Son lieu premier est celui de l’émergence de la parole ou de l’action – i.e. le moment d’un déplacement, d’une prise de conscience – d’une femme ou de femmes qui sont en train de découvrir des éléments de libération pour elles-mêmes.

 2. Une révolution. L’éthique sexuelle féministe s’oriente vers une révolution : que les femmes, objets de la sexualité, en deviennent des sujets. La critique féministe a fait opérer un changement radical dans la vie sexuelle des femmes.  Un groupe de féministes de Boston, à la fin des années 1960, a développé un outil à l’intention des groupes d’éveil de la conscience.  Il s’agissait, pour les femmes, d’observer leurs organes génitaux, de les découvrir, d’apprendre à jouir du plaisir sexuel et, en particulier, de celui que procurent les caresses faites au clitoris.  Cette découverte n’est pas terminée comme en a témoigné la lecture publique, au printemps 2002, à Montréal, du livre nouvellement traduit en français, Monologues du vagin. Celui-ci s’inscrit dans le mouvement de la ré-appropriation par les femmes de leur corps sexuel.  En voici un extrait (on reconnaîtra que la traduction a été réalisée en France) :

« ’Vagin’ n’est pas un mot pornographique.  En fait, c’est un terme médical, qui désigne une partie du corps, tout comme coude, main, côte.  Ce n’est peut-être pas pornographique, me répond-on, mais c’est sale. Si nos petites filles venaient à l’entendre, que leur dirions-nous ?  Peut-être pourriez-vous leur dire qu’elles ont un vagin, je dis.  Si elles ne le savent pas déjà.  Peut-être vous pourriez fêter ça ?  Mais nous n’appelons pas leur vagin ‘vagin’, ils disent.  Comment l’appelez-vous ? je demande.  Et ils me disent : ‘le petit coin’, le mistigri’, le ‘kiki’, le ‘piou-piou’, la ‘poupounette’… et ainsi de suite.  La liste est longue. » (Eve Ensler, Monologues du vagin, traduit de l’américain, Paris, Balland, 2002 (1998), pp. 23-24.)

 3. La libération sexuelle des années 1960 et 1970 ne fut pas un mouvement féministe comme tel.  Toutes les couches des sociétés occidentales y ont participé.  Le féminisme a bénéficié, en particulier, de deux éléments laissés dans son sillage : le droit au plaisir sexuel et la dissociation entre la sexualité et la procréation (utilisation généralisée des moyens de contraception).  Mais la libération sexuelle n’a pas modifié, par elle-même, les grandes lignes des rapports de force qui traversent la sexualité, dont les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes.  Du point de vue des hommes, la libération sexuelle a augmenté la disponibilité des femmes pour satisfaire leur plaisir sexuel.

Que les femmes deviennent les sujets de leur vie sexuelle, voilà une cible qui n’est pas nécessairement atteinte par la libéralisation sociale des pratiques en matière de sexe. Qu’entend-on par le « devenir sujet de sa vie sexuelle » ? Une courte réponse à cette question ne saurait suffire, mais elle va dans le sens qui suit : il s’agit que des femmes s’engagent dans un agir sexuel à partir d’elles-mêmes, de leurs expériences, de leurs sentiments et de leurs besoins et que cet agir s’inscrive dans leurs projets existentiels et collectifs de libération du sexisme.

 4. Une multiplicité de styles de vie des femmes. La recherche du plaisir sexuel, à tout prix, pour toutes les femmes, n’a pas été la voie proposée par le féminisme.  Les différents styles de vie des femmes ont été honorés : vivre seule ou avec d’autres, avoir une sexualité active ou pas, le célibat, le lesbianisme, le mariage, etc.  Carol Hanisch, membres du groupe radical Les Bas Rouges (Redstockings), à New York, écrivait en 1970 une parole qui est demeurée pertinente en 2002 :

« Que nous vivions avec ou sans homme, en communauté, en couple ou seules, que nous soyons mariées ou non, que nous vivions avec d’autres femmes, pratiquions l’amour libre, le célibat ou le lesbianisme, ou quelque combinaison, il n’y a que des bonnes et des mauvaises choses à propos de chaque mauvaise situation.  Il n’y a pas de voie ‘plus libérée’ que les autres ;  elles sont toutes de mauvaises alternatives. »

 5. La femme comme « objet » sexuel.  Dans la tradition chrétienne, d’où nous venons, la femme occupe la fonction de réceptacle, d’objet, sur le plan sexuel.  Son existence propre n’est pas considérée.  L’éthique sexuelle patriarcale est un point de vue de l’homme, pour l’homme. On retrouve cette éthique tant dans l’histoire du christianisme, dans la doctrine actuelle de l’Église catholique que dans la culture de masse actuelle.

 6. D’où l’on vient.  La logique de Thomas d’Aquin sur la sexualité montre bien comment l’éthique sexuelle patriarcale exclut la possibilité que les femmes occupent des positions de sujets.  Voici, dans l’ordre, du plus grave ou moins grave, les huit péchés de luxure, selon Thomas d’Aquin :

 – Les quatre actes les plus graves sont les actes contre nature, i.e. ceux selon lesquels l’union charnelle n’obéit pas aux règles de la nature, en vue de la procréation de l’espèce, le plus grave étant :

La bestialité : le partenaire n’est pas de la bonne espèce ;

L’homosexualité : le partenaire n’est pas du sexe requis ;

L’acte sexuel dans de mauvaises positions : on n’utilise pas le bon organe ou le moyen d’accouplement propre à l’espèce humaine (l’homme doit se placer par-dessus la femme, les deux face à face) ;

La masturbation : pas de partenaire, il y a perte de la pollution.

– Les quatre actes moins graves sont ceux selon lesquels les principes naturels restent saufs, mais qui portent préjudice à autrui :

L’inceste : « contraire au respect naturel que nous devons à nos proches » ;

L’adultère : « on abuse d’une femme soumise au pouvoir d’un autre » ;

Le stupre : on abuse d’une femme qui « est seulement confiée à la garde de son protecteur ». Le stupre, selon la définition canonique de l’époque est la défloration illicite d’une vierge vivant sous la garde de son père.  Le préjudice à l’autre homme est plus grand pour l’adultère que pour le stupre, car la femme est mariée et pas seulement sous la protection du père.  L’adultère et le stupre « sont aggravés par la violence », ajoute Thomas d’Aquin ;

La fornication simple « qui se commet sans porter préjudice à une autre personne » et qui correspond à l’acte sexuel avec une femme qui n’est pas sous la protection d’un homme (sur l’ordre de gravité des péchés de luxure, voir Somme théologique, II-II, Q. 154).

Pour Thomas d’Aquin, « l’activité sexuelle est ordonnée à la conservation de tout le genre humain ».  Dans le cours de cette activité, « la femme se comporte comme celle qui pâtit par mode de matière, et l’homme comme celui qui agit » (Somme théologique, II-II, Q. 154, art. 1).  Notons que l’acte sexuel peut « être sans aucun péché » lorsqu’il « a lieu avec la mesure et l’ordre requis, selon ce qui est approprié à la finalité de la génération humaine » (ibid., II-II, Q. 153, art. 2), avec le bon organe, dans la bonne position et en vue de la génération.  La femme occupe la fonction de réceptacle et d’objet de l’acte sexuel dans le cadre général de cette éthique sexuelle chrétienne.  Son point de vue, à elle, et son expérience, à elle, ne sont jamais considérés.

 7. Du point de vue de cette éthique sexuelle patriarcale, la relation sexuelle avec une femme prostituée (la femme qui n’est pas  sous protection d’un père ou d’un mari) apparaît comme le huitième et moins grave péché de luxure.  Celui-ci se classe bien après celui de la mauvaise position ou de l’inceste, même pratiqué avec violence, et encore, il arrive bien après la masturbation.  C’est que, du point de vue de la logique patriarcale, l’acte sexuel avec une prostituée peut s’accomplir selon les règles de la nature et ne pas porter préjudice à autrui (i.e. autrui parmi les autres hommes).  La femme, et tout particulièrement la prostituée, ne compte pour rien dans le cadre de cette vision de la sexualité.

 8. L’éthique sexuelle selon le Saint-Siège  en 2002.  Les autorités catholiques romaines affirment présentement l’existence de normes éthiques immuables (qui ne changent pas dans le temps) voulues par Dieu et connues de façon spéciale par le pape.  En matière d’éthique sexuelle, Jean-Paul II a énoncé deux normes concrètes obligatoires pour les catholiques : 1) la protection absolue de l’embryon dès sa conception ; 2) la double norme de l’acte sexuel : l’amour et la procréation, l’acte étant réalisé à l’intérieur du mariage catholique.  Une modification apportée à l’éthique sexuelle traditionnelle consiste en l’ajout de la norme de l’amour dans le couple marié comme deuxième critère de l’acte sexuel.  Cette éthique ne modifie pas le rôle de la femme comme réceptacle et objet de l’acte sexuel.

 9. Violences sexuelles et point de mire de l’homme. Malgré des forces contraires, une culture sexuelle de masse continue d’appuyer et de renforcer la chosification du corps sexuel des femmes.  Tout se passe comme si les hommes avaient naturellement accès aux corps des femmes : viol, inceste, agressions sexuelles de toutes sortes, harcèlement sexuel ; industrie pornographique produite à partir du point de mire de l’homme, violences faites aux femmes et représentation de la femme comme objet dans cette production.

 10. Le devenir sujet sexuel de la femme  : plaisir/désir à reconquérir. Nous venons d’une tradition où un saint Grégoire a écrit :  « Le plaisir n’est jamais sans péché » (7e siècle).  À partir du 12e siècle, le plaisir pouvait être sans péché, mais il fut subordonné au but de l’acte sexuel, la procréation et la femme fut faite objet de l’acte sexuel.  Dans le cadre de l’éthique sexuelle traditionnelle, il n’y avait aucune place pour le plaisir féminin.  Il y a eu, et il y a encore aujourd’hui, un travail des femmes à faire afin de déconstruire une peur du plaisir.  Cette peur concerne le plaisir dans tous les secteurs de la vie. Une éthique sexuelle féministe favorise l’idée de provoquer et de jouir des petits plaisirs quotidiens, des plaisirs plus rares et plus intenses, et d’apprendre l’intensification du plaisir génital féminin.  La même exigence se pose à propos du désir. Désir et plaisir sont intimement liés. Il y a aussi un travail à faire pour libérer le désir, pour choisir et construire les désirs dans des voies libératrices. Dans le mouvement féministe, ce sont surtout les lesbiennes qui nous ont appris que l’objet du désir sexuel n’est pas naturel, mais construit ; pas neutre, mais politique ; et que le désir du pénis, tel qu’appris dans la culture patriarcale,  s’inscrit dans un système d’hétérosexualité obligatoire.

La tâche de reconquête du plaisir/désir est une tâche politique à l’intérieur du mouvement féministe. Cette tâche est l’une des plus difficiles et radicales. Elle articule le personnel (dans l’intimité même) et le politique d’une façon toute particulière. Elle soulève la question de deux identités sexuelles : hétérosexuelle et lesbienne. Son succès repose à la fois sur la révolution féministe à imaginer et à vivre de façon individuelle comme femme, sur l’accueil des multiplicités des situations et sur la possibilité d’instaurer une large solidarité transversale entre  les femmes.