ÉCRITURES DE TRANSGRESSIONS : CRISTINA PERI ROSSI ET DIAMELA ELTIT

ÉCRITURES DE TRANSGRESSIONS : CRISTINA PERI ROSSI ET DIAMELA ELTIT

Élise Couture-Grondin1

Dans le cône sud du continent américain (Argentine, Chili, Uruguay, Brésil), des dictatures militaires prennent le pouvoir par des coups d’État dans les années 1970 et 1980, ce qui commence une période trouble marquée par la lutte au communisme, qui s’étend à tous les groupes de gauche, et par la disparition et la mort de plusieurs milliers de personnes.

Le climat de peur qui s’était installé dans ces pays dissuadait tout type de manifestations politiques contre le gouvernement. Or, un des groupes les plus importants de la résistance a été initié par des femmes : des mères d’enfants disparus, victimes du système arbitraire de répression, manifestaient pour recevoir des dirigeants des explications. Le mouvement des Mères de la Place de Mai s’est organisé au début des années 1980 au fil des rencontres organisées dans le centre symbolique de Buenos Aires (Argentine) où les mères se réunissaient périodiquement pour marcher avec les photos des personnes disparues accrochées à leur cou. Ce mouvement en a inspiré plusieurs autres en Amérique latine qui ont réclamé le respect des droits humains, mais aussi le respect de leur droit en tant que femmes. Elles demandaient la démocratie dans leur pays respectif et à la maison. Ces années de répression, de violence et de peur se sont inscrites dans le corps de ces nations qui restent marquées encore aujourd’hui par les souvenirs de l’époque et les blessures qui peinent à se cicatriser.

Le rôle qu’ont joué les femmes dans la transition politique vers la démocratie a donc été très important, par leur participation dans des mouvements sociaux, mais aussi, dans les années qui suivirent la dictature, pour le travail continu de mémoire face aux gouvernements devenus démocratiques qui ont prôné une politique de l’oubli et du pardon. Les écrivaines ont dénoncé les horreurs du régime militaire et elles ont fait de leur écriture un lieu exutoire pour elle-même, en tant que femmes ayant vécu la dictature et sa violence, mais aussi pour toute une nation traumatisée. Le corps, le pouvoir et le langage sont au cœur des réflexions nées de ce climat trouble, mais qui demeurent actuelles, puisque la démocratie ne règle pas tous les problèmes. Par leur discours subjectif, les écrivaines viennent déstabiliser le discours hégémonique, en soustrayant un caractère universel à l’Histoire, en présentant leur propre expérience, en partant de leurs blessures et des marques tracées dans leur corps. Elles jouent avec les tabous et l’érotisme ; elles présentent des corps de femmes et décrivent sans pudeur leur passion, leurs envies ; elles reformulent la pensée en questionnant le langage, en changeant les structures et les normes, reformulant ainsi les exigences culturelles et sociales. Les mots sont toujours en mouvement, tout comme les identités qui, refusant toutes limites, se définissent par leurs tensions, leurs transgressions, leurs contradictions.

La littérature écrite par les femmes hispano-américaines est abondante et marquante, souvent déstabilisante et passionnante, mais leur diffusion hors du monde hispanique reste faible sauf Isabelle Allende (Chili) et Lucia Etxebarria (Espagne) dont on retrouve pratiquement tous leurs textes en français. Des auteures comme Diamela Eltit, Cristina Peri Rossi, Marta Traba, Luisa Valenzuela, Nélida Piñon, qui ont pourtant publié des dizaines d’œuvres, sont très peu traduites au français et à peine plus à l’anglais. Je vous présenterai deux livres qui restent innovateurs, malgré le fait qu’ils aient été écrits il y a plus de vingt ans : Le soir du dinosaure (1985) de Cristina Peri Rossi compile des nouvelles de La Tarde del dinosaurio (1976) et de La Rebelión de los niños (1980), et le roman de Diamela Eltit, Quart-Monde (1992), paru originellement en 1988. Les deux écrivaines, respectivement Uruguayenne et Chilienne, construisent leur histoire autour des personnages d’enfants, qui ont un grand pouvoir de transgression.

La sensibilité des enfants : une autre façon de voir la vie

Les enfants ne vivent pas et ne pensent pas nécessairement comme les adultes peuvent le croire. C’est cette sensibilité perdue et cette façon de voir la vie différemment que tente d’explorer Cristina Peri Rossi dans son recueil de nouvelles Le soir du dinosaure. Les enfants y sont les protagonistes et peuvent défier l’autorité puisqu’ils n’ont pas intégré – ou ils n’ont pas voulu le faire – les normes sociales et les exigences parentales. Ces enfants jouissent d’une grande liberté intérieure. Ils perçoivent les contradictions, les difficultés, les paradoxes, les jeux possibles du langage. Dans la nouvelle « Le soir du dinosaure », qui porte le titre du livre, le frère et la sœur jouent avec les mots :

« Ce matin, maman a appelé le médecin et lui a dit qu’elle nous trouvait trop préoccupés par le langage. / – Nos préoccupations la préoccupent. / – Une dissi-pation / Une consti-pation / Il a recommandé la plage ou un sirop ? / La plage / Page / Pâques / Traque / ‘Non à la matraque ! ’ /  ‘La dictature pourrit, la liberté nourrit ’ (106). »

Dans une autre nouvelle, un couple resté sur la plage jusqu’au coucher du soleil s’inquiète pour une petite fille qui est seule alors que la nuit approche. Ils l’interpellent et une discussion inattendue commence entre le couple et la fillette. Les adultes croient qu’ils doivent l’aider, mais la petite fille se débrouille très bien seule. Elle termine d’ailleurs en voulant elle-même les aider et dit : « Bon, alors d’accord, je vais rester toute la nuit avec vous. Sur la plage, il y a toujours des gens qui sont tout seuls et qui ne savent pas quoi faire, alors ils s’embêtent » (26). La situation est renversée : ce n’est pas elle qui est seule, mais plutôt le couple adulte qui est surpris par les remarques de la jeune fille. Cette nouvelle, qui est la première du recueil, donne le ton au livre qui présente des hiérarchies inversées, des enfants qui critiquent les exigences pas toujours cohérentes des parents.

Ces enfants se distancient des parents ; ils créent leur propre système de valeurs et établissent d’autres types de relations. Les allusions à des relations prohibées par le système de normes se font sans conscience coupable de l’auteure, ni sublimation (Hugo J. Verani). On rencontre un fils qui, sans en avoir conscience, aide son père à tromper sa mère ; un frère amoureux de sa sœur ; un garçon qui attend de grandir pour pouvoir marier sa mère ; une histoire d’amour passionnelle entre une fillette et un tigre. D’ailleurs, l’écriture de Peri Rossi est composée principalement de tabous, de transgressions. Elle parle sans culpabilité de la sexualité, des relations amoureuses, de l’homosexualité. Dans L’amour sans elle, 1997 (Solitario de amor), elle démystifie l’amour par des descriptions du corps de la femme et du jeu érotique. Les amants de ce livre n’ont aucunes barrières sociales, économiques ou éthiques qui les empêchent de s’aimer en toute liberté.

Dans Le soir du dinosaure, des références au climat politique ne manquent pas. On retrouve des manifestations contre le gouvernement, l’exil d’un opposant au régime, les actions arbitraires des militaires qui entrent dans les maisons pour trouver des indices d’activités illicites. Dans « Bec blanc et ailes bleues », Pablo s’émerveille lorsqu’il aperçoit pour la première fois un oiseau dans le ciel et veut partager sa découverte avec sa mère. Ses parents ont toutefois d’autres préoccupations : les militaires peuvent venir à tout moment pour vérifier que tout est en ordre dans la maison. Il faut donc éviter de garder quoi que ce soit qui pourrait engendrer un doute. Même une peinture abstraite devient suspecte puisqu’elle peut être interprétée de plusieurs façons, ce qui dévoile le pouvoir arbitraire des militaires.

Le livre se termine par la sagesse de l’enfant qui se rend compte de la notion d’infini, alors que ses parents lisent les nouvelles politiques dans le journal. Ses parents ont une discussion sur la vie : son père dit que la vie est un carré et sa mère croit que c’est un cercle. En les écoutant, l’enfant pense qu’il n’y a pas de forme définitive : « Mauricio, lui, trouvait que la réalité n’existait qu’à travers la perception que nous en avons et se refusait donc de lui accorder une forme définitive » (178). Julio Cortazar, grand auteur argentin, écrit dans la préface du livre : « les enfants vont mettre à nu le monde de ceux qui prétendent les gouverner et les réduire à la dérision de la vérité » (8). En plus de cette lucidité face à un monde limité, les enfants que nous présente Peri Rossi amènent par leur sensibilité une vision autre de la réalité.

Les jumeaux contre « la nation la plus puissante du monde »

Diamela Eltit est reconnue pour un style littéraire difficile d’accès et trop intellectuel. Quart-monde n’échappe pas à cette catégorisation. Toutefois, l’écrivaine se défend en disant que son processus d’écriture est une expérimentation, un travail artisanal et que quiconque peut comprendre. Elle explore des zones du langage encore fragiles ou taboues. Elle déstabilise la lectrice avec une écriture réfractaire à la commodité et aux signes confortables. Elle affirme que le côté marginal de ses œuvres se trouve principalement dans la structure qui se forme par des jeux, des torsions, des manipulations du langage (Lértora 1993 : 20). Pour Nelly Richard, l’écriture d’Eltit vient de ces voix discordantes que brise l’unité des points de vue. Elle permet ainsi la discontinuité sociale et historique des signes et des imaginaires culturels (Lértora 1993 : 39).

Quart-Monde est composé de deux discours narrés respectivement par un garçon et par une fillette qui sont jumeaux. « La défaite sera irrévocable » est narré par le garçon qui raconte ses impressions depuis le ventre de sa mère : le viol de sa mère par son père qui mènera à leur naissance ; les rêves de sa mère qui ne fait aucune distinction de sexe entre lui et sa sœur ; l’arrivée de sa sœur jumelle à côté de lui dans l’espace clos du ventre de la mère, leur répulsion première, puis leur attirance. Après leur naissance, les jumeaux seront inséparables, toujours à la recherche de leur moitié manquante comme s’il ne faisait réellement qu’un – ou plutôt, qu’une. En effet, la mère donne le nom de son père au garçon, mais le nomme María Chipia lui disant qu’il est comme elle (elle est son père ?). Et le garçon se déguisera en la vierge pour annoncer à sa sœur la venue d’un enfant. La rébellion des enfants contre l’ordre commence déjà depuis le fœtus de la mère :

« Nous réussîmes à inverser le mouvement dès lors que nous pûmes engendrer des rêves en elle. […] Nos rêves étaient hybrides, farfelus, abstraits, semblables à un grave dérèglement neurologique (17). »

La naissance d’une autre petite sœur, Maria de Alava, viendra perturber davantage la vie familiale dans laquelle les relations sont déjà très problématiques. Cette partie se termine par l’adultère de la mère et par l’enfermement de la famille sur elle-même.

 « D’une main affreusement engourdie » est raconté par la sœur jumelle. Les enfants ont alors environ 12 ans. Contrairement à la première partie, qui se présente comme un monologue intérieur, la deuxième partie contient des dialogues et la voix des parents. Les jumeaux consument leur désir l’un pour l’autre sous le regard consterné de leurs parents et le sourire cynique de leur sœur cadette. La jeune femme racontera alors sa propre grossesse en même temps que la décadence de la famille.

Selon plusieurs critiques, cette famille est une allégorie de la nation. En effet, le père représenterait le pouvoir patriarcal soutenu par le discours hégémonique qui est présent dans le langage du garçon au départ et de Maria de Alava, la sœur cadette. La mère, elle, pourrait être comparée à la nation qui trahit sa famille et abandonne ses enfants. En effet, les années de dictature militaire initient les mesures néolibérales qui ouvrent les pays du cône sud à l’économie de marché. Les citoyens se sont sentis abandonnés par l’État qui, au lieu de tenter d’améliorer la qualité de vie par de meilleures structures sociales, vendait littéralement le pays (du moins des parties des villes ou du pays) aux investisseurs étrangers.

« La ville est désormais une fiction. Seule demeure son nom, car tout le reste a été vendu au grand marché. On liquide les derniers biens à la criée et dans l’anarchie, on annonce la vente du vide. » (135)

L’espace de la ville dans le roman est un espace de mort. Diamela Eltit utilise le mot Sudaca pour désigner les gens de l’extérieur de la maison. Dans la première partie du livre, le garçon ne comprend pas leur langage, mais par la suite on apprend que les jumeaux sont eux aussi sudacas, ce qui nous montre le manque de communication et de solidarité au sein de la population. Cependant, la sœur jumelle avoue qu’elle les comprend, qu’ils lui ont parlé de fraternité. La fraternité pourrait les réunir face à cet État absent et irresponsable. « Elle soutenait que seule la fraternité pouvait mettre cette nation en déroute. […] Il nous fallait répliquer à la nation la plus puissante du monde » (106).

Dans cette nation-famille contraignante, les jumeaux, qui sont abandonnés à eux-mêmes, cherchent à unir leur corps pour se protéger de la peur.

« Dès l’instant où je perçus que le monde avait été décapité, privée d’institutions et de normes, j’atteignis le moment le plus obscur et le plus critique de ma vie. Ce n’était pas ma mère qui aurait pu m’aider à refaire surface. Elle était elle-même trop morcelée et n’avait fait jusque-là que m’écraser de tout son poids contre ses fissures. Dans un monde partagé en deux, mon unique planche de salut était ma sœur jumelle. » (39)

La recherche de cette union mène naturellement à l’inceste (Lüttercke). L’inceste présent dans le livre et dans d’autres histoires de l’auteure doit être interprété au niveau symbolique. D’une part, l’inceste reste l’un des quelques tabous présent dans la société, avec lequel Diamela Eltit joue pour déstabiliser. D’autre part, l’inceste peut ici être interprété comme une union symbolique de l’union des genres et de la transgression des limites qu’imposent les codes sociaux. Le garçon et la fille ne peuvent vivre l’un sans l’autre. Cette union relève davantage d’un désir androgyne, plutôt que de l’inceste comme tel (Lüttecke). Les genres dans le roman d’Eltit sont abordés de façon ambiguë et les identités ne sont jamais fixes.

Le recours au tabou ou à une structure non conforme est un moyen pour l’écrivaine de déstabiliser. De cette façon, l’écrivaine chilienne peut reconfigurer le langage avec plus de liberté et laisser place à l’interprétation de la lectrice qui ne peut pas rester passive dans son acte de lecture. Malgré les difficultés d’une écriture dite opaque et trop intellectuelle, la lecture de ce livre ne peut laisser indifférent aucun lecteur ou aucune lectrice qui passera par une gamme complète de sentiments, de la surprise au dégoût, du sourire à l’épuisement et qui certainement terminera la lecture avec plusieurs questions restées sans réponses.

Bibliographie
ELTIT, Diamela. Quart-monde, Christian Bourgois, 1992.
PERI ROSSI, Cristina. Le soir du dinosaure. Actes Sud, 1985.
PERI ROSSI, Cristina. « L’amour sans elle », Phebus, 1997.
LÉRTORA, Juan Carlos. « Una poética de literatura menor : la narrativa de Diamela Eltit  », Santiago : Cuarto Propio, 1993.
LÜTTECKE, Janet A. « El cuarto mundo de Diamela Eltit », Revista Iberoamericana, 60 (168-169), p. 1081-1088.
VERANI, Hugo J. « La rebelión del cuerpo y el lenguaje (A propósito de Cristina Peri Rossi) », Crisitina Peri Rossi, papeles críticos, 1995, pp. 9-21.
1. L’auteure est étudiante à la maîtrise en Études hispaniques à l’Université de Montréal.