FORUM SOCIAL MONDIAL : NOUVEAUX MODES D’EMPLOI POUR CHANGER LE MONDE ET LEURS CONTRADICTIONS

Forum social mondial : nouveaux modes d’emploi pour changer le monde et leurs contradictions

À propos du livre de Janet M. Conway, Edges of Global Justice. The World Social Forum and its “Others”

Denise Couture

La théologienne brésilienne Ivone Gebara adresse une critique importante aux théologies latino-américaines de la libération. Elle souligne que, malgré une quarantaine d’années engagées dans des pratiques de libération, ces théologies et les groupes qui lui sont associés n’ont pas réussi à créer plus de justice. Au contraire, sous plusieurs aspects, nous vivons un recul. Dans le contexte du néolibéralisme mondial, certains individus et groupes acquièrent plus de liberté, mais des oppressions spécifiques s’intensifient dans les domaines économiques et sexuels qui touchent particulièrement les femmes et l’écart entre les plus pauvres et les plus riches continue de s’accroître.

Les personnes engagées dans les mouvements d’émancipation, et j’en suis, se posent encore et toujours la question : comment changer le monde afin de créer une véritable justice ? Les féministes portent cette interrogation. Comment créer des conditions de vie justes pour les femmes ? Comment intervenir de telle sorte qu’un changement réel se produise ? Dans ce temps de mondialisation néolibérale, les mouvements d’émancipation modernes ne se trouveraient-ils pas à une croisée des chemins ? Ne leur devient-il pas nécessaire de repenser les stratégies de changement mises en œuvre pour qu’un monde de justice advienne ?

On assiste ces dernières années à la publication de nombreux ouvrages qui analysent les mouvements de gauche sur la scène mondiale, leurs stratégies, leurs innovations et leurs limites, dont un nombre significatif de parutions récentes au Québec inspirées entre autres par le mouvement étudiant et le Printemps érable de 2012. Plusieurs essayistes ou spécialistes des mouvements sociaux sont d’avis qu’un changement des stratégies émancipatrices a déjà commencé, qu’il s’opère sous nos yeux. Nous le pressentons, ce changement. Nous savons qu’il est là et qu’il est lié à l’usage des médias sociaux. Mais comment le nommer ? Comment décrire ce tournant en train de se produire ? Comment les mouvements féministes se situent-ils au sein de ces changements ?

La philosophe féministe et européenne Rosi Braidotti soutient que, dans ce temps de mutations rapides et complexes que nous vivons, la pensée (citoyenne ou universitaire) est en retard sur ce qui est en train de se produire. La tâche de la pensée critique est de nous aider à comprendre qui nous sommes en voie de devenir, dit-elle, mais, en ce moment particulier de notre histoire, la pensée demeure un pas en arrière des événements. Cette situation de la pensée nous aide à comprendre la difficulté de nommer une métamorphose que subissent les mouvements modernes d’émancipation : le changement précède notre capacité de l’analyser.

C’est à partir de ces questions de départ et de cette compréhension de la situation de la pensée que j’ai lu avec intérêt le livre de Janet M. Conway, intitulé Edges of Global Justice (Les limites de la justice mondiale), dont je désire présenter quelques grandes lignes dans ce qui suit. Il porte sur « la nouvelle politique » des mouvements d’émancipation sur la scène mondiale en se concentrant sur les pratiques du Forum social mondial (FSM), plus précisément, sur ce que l’auteure appelle « la nouvelle modalité du politique promue par le FSM » (p. 143)1. L’ouvrage présente une analyse renouvelée et éclairante de nouveaux modes d’emploi pour changer le monde2 qui sont en train d’émerger. Il en montre les innovations, mais aussi les diversités et les complexités ainsi que leurs limites, leurs ambivalences et leurs contradictions.

Un des présupposés de l’auteure est que nous vivons dans une période de « transition civilisationnelle » entre le monde actuel que nous connaissons, qui correspond au néolibéralisme mondial, et d’autres mondes que nous ne connaissons pas encore, qui viennent en avant et que nous préparons. Dans cet entre-temps, des mouvements modernes d’émancipation adoptent des stratégies de changement qui diffèrent de celles utilisées précédemment. Ces nouvelles stratégies se situent à la limite d’autres mondes vers lesquels nous allons, mais elles demeurent enracinées dans le temps qui est en train de se terminer, d’où les contradictions internes de cette « nouvelle politique ». Selon J. Conway, il est important de considérer cette complexité et ces ambivalences si nous voulons comprendre ce qui est en passe d’arriver.

Une analyse féministe, antiraciste et postcoloniale des pratiques du FSM

Un mot d’abord sur l’auteure, Janet M. Conway. Elle se présente comme étant engagée depuis longtemps dans des mouvements sociaux au Canada anglais. À la fois universitaire et activiste, professeure de sociologie et participante au Forum social mondial (FSM), elle a pris part aux rencontres mondiales du FSM, depuis ses débuts, ainsi qu’à de nombreux forums continentaux, nationaux et locaux surtout dans les Amériques. L’ouvrage Edges of Global Justice (Les limites de la justice mondiale), publié chez l’éditeur Routledge, est de facture universitaire, mais il intéressera les personnes engagées à créer la justice ainsi que celles concernées par le processus du FSM ou par la question d’une « nouvelle politique » pour construire la justice sur la scène mondiale.

Pour rappel, le FSM, né au Brésil en 2001, a tenu son dixième rassemblement mondial à Dakar, au Sénégal, en février 2011. Le onzième aura lieu à Tunis, en mars 2013, dans le pays qui a vu naître le Printemps arabe. S’opposant au néolibéralisme mondialisé sous le slogan Un autre monde est possible, ou plus justement au pluriel, D’autres mondes sont possibles, le FSM réunit des dizaines et parfois des centaines de milliers de personnes qui appartiennent à des groupes d’une immense diversité. Ainsi, les « mouvements d’émancipation » qu’étudie J. Conway s’y rencontrent depuis un peu plus d’une décennie, sur le plan mondial, dans une pratique de convergence.

La position et la méthode de l’auteure représentent deux originalités et contributions du livre.

Premièrement, il s’agit d’une rare analyse de la « nouvelle politique » du FSM qui adopte une position féministe, antiraciste et postcoloniale. À ce jour, très peu de textes sur les processus du FSM se situent dans cette lignée. L’auteure montre comment se produit au FSM une marginalisation des féministes et des groupes qui luttent contre le racisme ou contre le colonialisme, même si ces groupes s’y trouvent massivement actifs et qu’ils y apportent une contribution déterminante. Une telle marginalisation fait partie des ambivalences et des contradictions de la « nouvelle politique » du FSM, car celle-ci vise la fin de toute hégémonie. Cependant, le FSM demeure paradoxalement dominé sur le plan de l’organisation par des hommes blancs de descendance européenne que J. Conway appelle les « hommes de Porto Alegre ». Ceux-ci, leurs groupes et leurs organismes n’ont pas intégré les perspectives critiques féministes, antiracistes et postcoloniales dans leurs manières de faire.

Deuxièmement, en ce qui concerne la méthode, l’auteure a choisi d’analyser la compréhension par les actants-es du FSM de leur engagement au FSM. Elle étudie les textes qu’elles et qu’ils ont rédigés sur le FSM et sur sa « nouvelle politique », d’où la division des chapitres en fonction de ces actants-es. Elle retient : (1) la vieille et la nouvelle gauche sur la scène mondiale, (2) les mouvements d’émancipation de la société civile, (3) les « jeunes » et (4) les féministes. Elle fait également mention des mouvements dalits (Inde), afro-américains et indigènes. L’ouvrage montre bien que chaque grappe de groupes est composée d’une grande diversité. Il fait ressortir leurs interventions, leurs situations et leurs évolutions au FSM.

L’analyse porte sur les pratiques effectives qui ont cours au FSM. On reconnaît là une méthode matérialiste, reliée à la position féministe, antiraciste et postcoloniale. Cette approche vise à nommer ce qui est en train de se produire sous nos yeux tout en reconnaissant les limites de son propre point de vue. Il s’agit de rendre visible l’exercice des rapports de force (de pouvoir) entre les groupes et entre les savoirs. Les questions principales posées sont les suivantes : « Qui sont les agents-es, quels sont les lieux, les expériences vécues et les savoirs qui sont privilégiés et qui sont marginalisés » ? (p. 144) Cette perspective est à la fois critique et productive. Elle rompt, surtout, avec un style de discours idéal sur ce que devraient ou pourraient être les mouvements d’émancipation aujourd’hui. Elle déconstruit « les discours souvent totalisants et utopiques sur le FSM » (p. 142). Comme le souligne J. Conway, la grande majorité des savoirs sur le FSM sont le fait des hommes, des « hommes de Porto Alegre », et ils demeurent dans la perspective d’un discours idéal qui n’analyse pas les pratiques effectives du FSM.

Les innovations de la « nouvelle politique » du FSM

Comme l’explique J. Conway, on reconnaît habituellement deux innovations majeures de la « nouvelle politique » du FSM.

Première nouveauté : elle a été implantée dans le Sud, par des actants-es du Sud et à partir de perspectives du Sud. Ainsi, au sein d’une nouvelle forme de solidarité mondiale entre les groupes qui luttent contre toute forme d’hégémonie, au Sud comme au Nord, qu’on appelle l’autre mondialisation ou l’altermondialisation, on a rendu visible les autres de l’Occident et les effets de la mondialisation néolibérale sur ces autres. Il est à noter que, jusqu’à présent, les rassemblements mondiaux du FSM ont tous eu lieu dans le Sud.

Deuxième nouveauté : le FSM a inventé la stratégie de « l’espace ouvert de rencontre ». Celui-ci signifie la rencontre horizontale entre les groupes d’émancipation, quelles que soient leur provenance, leur localisation ou leur importance relative. L’action du FSM, sa politique, consiste en cette rencontre entre les groupes dans une immense diversité, celle-ci étant à préserver et à valoriser. Cela veut dire que le FSM, comme entité, refuse la représentativité (un groupe ne peut pas s’approprier le FSM pour parler en son nom) et il ne travaille pas à l’établissement d’un plan d’intervention pour changer le monde (ce qui semble impossible à cause de la grande pluralité des groupes).

Voilà donc deux innovations. Leur signification est fortement discutée et débattue par les analystes et par les activistes du FSM. Ce qui m’a intéressée plus particulièrement dans le livre de J. Conway est la lecture qu’elle en propose. Elle en fait ressortir cinq caractéristiques et, pour chacune, ses ambivalences et ses contradictions, puis elle en présente une critique postcoloniale qu’elle adresse d’ailleurs à son propre travail. Pour J. Conway, ces cinq caractéristiques de la « nouvelle politique » du FSM représentent des ruptures historiques avec les politiques antérieures adoptées par les mouvements modernes d’émancipation pour changer le monde. Les voici succinctement résumées :

(1) La « société civile » devient l’agente de la transformation. Les mouvements d’émancipation ne concentrent plus leur énergie sur les éventuelles interventions des gouvernements nationaux ou des partis politiques. C’est la société civile elle-même, plurielle et ouverte, qui provoque le changement. Elle constitue un espace d’association libre, devenu crucial pour permettre aux groupes les plus marginalisés d’agir comme des protagonistes de la transformation. Les contradictions. Cependant, la « société civile » du FSM reproduit en son sein les hégémonies contre lesquelles elle lutte. Au FSM, les plus marginalisés n’accèdent pas pleinement aux processus d’organisation. Ils sont présents à l’événement, mais demeurent exclus des processus de son organisation qui ne correspondent pas à leurs pratiques. Leur inclusion partielle montre les limites de « la modernité libérale et expose les limites extérieures de la justice mondiale telle qu’elle est mise en œuvre présentement au FSM » (p. 145).

(2) Au FSM, les groupes, des plus locaux aux plus internationaux, se rencontrent dans une relation horizontale avec des possibilités d’échanges entre eux. La nouveauté consiste en la reconnaissance du travail de groupes activistes, quelle que soit l’échelle spatiale où ils se situent, locale ou internationale. Cette pratique d’horizontalité entre les groupes d’émancipation est un des éléments les plus innovateurs de la « nouvelle politique » du FSM, selon J. Conway. Il s’agit d’une rupture avec la politique de l’internationalisme. Elle constitue « une mise en œuvre alternative de la mondialisation et une pointe de la justice mondiale » (p. 146). Les contradictions. Cependant se côtoient des « visions contradictoires du mondial » dont, entre autres, les trois qui suivent : certains groupes conservent l’imaginaire d’un contre-mouvement unitaire anticapitaliste, ce qui contredit la spatialité horizontale, d’autres s’engagent dans des luttes nationales articulées par des réseaux internationaux, d’autres encore se situent sur le plan de diverses pratiques de transformation locales reliées en réseaux multiples.

(3) Le FSM choisit le pluralisme et l’autogestion de projets qu’il ne dirige pas lui-même : il refuse sa propre hégémonie. Il refuse de fonctionner sur la base d’une pensée unique, de délibérer, d’être unifié, d’être représenté. La stratégie de l’espace ouvert implique que l’entité du FSM ne propose pas de plates-formes d’intervention (même si des groupes ou des ensembles de groupes qui y participent le font). Ce point représente une rupture significative, car, auparavant, les stratégies de transformation s’étaient toujours appuyées sur la représentation et sur les plans d’action. Les contradictions. Cependant, certains groupes du FSM demeurent attachés à construire un groupe unitaire contre-hégémonique qui partagerait un même plan d’action pour lutter contre le capitalisme, celui-ci étant vu comme une chose unitaire.

(4)Le rejet des pensées uniques pour favoriser une écologie des savoirs. Il s’agit d’une stratégie que les approches féministes ont déjà théorisée et pratiquée. Par pensée unique, on entend « toute forme de pensée totalisante qui refuse des alternatives à ses propres vues » (p. 148). L’exemple le plus souvent cité au FSM est le néolibéralisme, auquel on peut ajouter certaines idéologies politiques, les intégrismes et les fondamentalismes. Le FSM met plutôt en œuvre une écologie des savoirs partiels en évitant de produire « un corpus autoritaire » sur le plan du contenu. Cela a permis de contourner les disputes entre les mouvements très divers. On s’entend qu’il y a différentes manières de changer le monde et que ces manières se réalisent par l’expérimentation, que l’utopie ne peut pas avoir de « contenu prédéterminé ». On vit les alternatives « éthiquement dans le présent », ce qui favorise l’imagination activiste. Les contradictions. Cependant, des traditions totalisantes de pensée persistent dans les mouvements de gauche du FSM et s’expriment dans divers liens avec les États et les partis politiques ou dans « un désir persistant d’une analyse ultime (scientifique) du capitalisme » et d’une réponse unique anticapitaliste (p. 149).

(5) Le passage du grand projet de justice pour l’avenir à une mise en œuvre concrète de la transformation aujourd’hui dans la vie quotidienne. À nouveau, cette stratégie provient du féminisme. Les vies quotidiennes occupent une place centrale de la recherche d’alternatives. Cela constitue une rupture majeure avec les stratégies des mouvements modernes d’émancipation, dit J. Conway. La vie quotidienne de communautés exclues, des autochtones et d’autres qui se situent à l’extériorité de la modernité, constitue « des mondes alternatifs, d’autres formes d’existence et de manières de vivre » (p. 149). Les contradictions. Cependant, cela peut demeurer abstrait pour bon nombre de participants au FSM. Des tensions et des contradictions demeurent entre des politiques de changement qui visent l’extériorité des structures d’organisation, celles qui impliquent les transformations des subjectivités ou celles qui allient les deux.

J. Conway signale également l’absence de critique coloniale dans les discours de l’entité FSM. On n’y parle pas de l’histoire coloniale des Noirs-es ou des Autochtones en Amérique. La logique d’inclusion du FSM par son « espace ouvert de rencontre » ne se rend pas jusque-là. Il s’agit d’un « oubli sanctionné ». L’altermondialisation du FSM en est une du milieu, des classes moyennes, européennes ou eurodescendantes. Selon J. Conway, au FSM, les groupes féministes et des jeunes demeurent marginalisés, alors que des groupes qu’elle appelle « subalternes », les mouvements dalits d’Inde, afro-américains et autochtones, subissent une exclusion. J. Conway sait qu’on peut adresser la critique postcoloniale à son propre livre, car il se limite au monde anglo-saxon et il ne consacre pas de chapitre spécifique aux trois groupes qu’elle dit exclus. Deux forums mondiaux se sont tenus en Afrique, mais elle aborde peu les mouvements africains qui visent à créer la justice mondiale.

L’ouvrage de J. Conway est important. Il jette un éclairage inédit sur de nouveaux modes d’emploi pour changer le monde qui sont en train d’émerger sous nos yeux. « Dans, à travers et au-delà du FSM, une recomposition mondiale de la politique émancipatrice est en cours », écrit-elle (p. 143). Il serait intéressant d’analyser à partir de là les forums sociaux régionaux et locaux, comme ceux tenus au Québec, à Montréal, à Chicoutimi, à Rimouski, à Laval. De plus, on peut faire des liens entre plusieurs éléments de cette « nouvelle politique » et de larges mouvements récents, tels le Printemps arabe, le mouvement Occupy et, plus près de nous, le Printemps érable et Idle No More. Un point fort du travail de J. Conway est de montrer leurs innovations sur le plan des stratégies de changement tout en reconnaissant leurs ambivalences et leurs contradictions.

Edges of Global Justice.The World Social Forum and its “Others”

Janet M. Conway

New York, Routledge, 2012, 224 p

1. Je traduis les citations de l’anglais

2. Changer le monde, nouveau mode d’emploi, c’est le titre d’un ouvrage de Chico Whitaker, un des cofondateurs du Forum social mondial (traduit du portugais, Paris, Éd. de l’Atelier, 2006).