HISTORIQUE ET CONTEXTE EN VUE D’UNE PRISE DE POSITION SUR L’AVORTEMENT

1. Introduction

1.1 En 1982, en réponse à une déclaration des évêques québécois condamnant l’interruption volontaire de grossesse (IVG), quelques membres de L’autre Parole avaient convié d’autres groupes féministes à prendre publiquement position en faveur du libre-choix et affirmer que « la vie des femmes n’est pas un principe ». En 1987, nous nous sommes à nouveau penchées sur ce sujet et nous sommes arrivées à une position en tant que collective. Nous avions alors souligné que notre réflexion n’était pas définitive, qu’elle était située dans un lieu, le Québec, et dans un temps, les années 1980.

 1.2 En ce début de XXIe siècle, nous avons jugé bon de revoir les principaux éléments de cette position afin de la « mettre à jour ». Démarche d’autant plus nécessaire que nous assistons, depuis plusieurs années, à une offensive anti-choix sur le plan mondial de la part de groupes religieux, sociaux et politiques conservateurs à laquelle le Vatican et des groupes catholiques participent activement. Leur action a un impact au Canada et à la Chambre des communes. Dans ce contexte, nous, membres de la collective L’autre Parole, pensons qu’il est important de prendre la parole comme féministes et comme chrétiennes. Celle-ci se veut encore en marche et située dans ce siècle « globalisé » où la science, l’éthique et le cœur des humains n’ont pas fini de nous étonner.

1.3 Au cours des trente dernières années, nos diverses expériences de féministes et de chrétiennes, mais aussi de femmes progressistes et écologistes ont marqué notre parole, désormais plus consciente de la vie sous toutes ses formes, vigoureuses ou fragiles, mais toujours interdépendantes.

1.4 Notre pensée a incontestablement évolué, mais elle s’appuie toujours sur une même réalité, l’expérience des femmes, et les mêmes préoccupations, soit l’exigence de préserver leur santé et de respecter leur autonomie et leur capacité de choix éthique.

1.5 D’emblée, nous refusons d’adopter les étiquettes actuellement employées dans le débat en cours qui ont conduit le camp qui se prononce contre l’interruption volontaire de grossesse à se nommer « pro-vie ». Nous nommons plus justement cette position « anti-choix ». De notre côté, nous défendons une position que nous appelons : « Pour la vie et pour le choix ».

 

2. Idées reçues et réalités au sujet de l’interruption volontaire de grossesse

2.1 L’interruption volontaire de grossesse est-elle considérée par les femmes comme un moyen de contraception ?

2.1.1 En raison du nombre élevé des interruptions volontaires de grossesse, les groupes anti-choix prétendent que cette pratique est devenue une méthode contraceptive comme une autre, un acte « banal ». Les femmes l’utiliseraient sans égard pour la gravité du geste, de façon insouciante et inconsidérée. En cela, nous, les femmes, sommes tenues pour des êtres sans jugement, incapables de faire des choix éthiques. Ce préjugé, en plus d’être insultant, est très loin de la réalité.

2.1.2 En baisse constante depuis 2004 au Québec, l’Institut de la statistique du Québec rapporte 26 248 interruptions volontaires de grossesse en 2011, soit un taux de 17,3 pour 1 000 femmes en âge de procréer (de 14 à 44 ans). Loin d’être parmi le plus élevé au monde, ce taux place le Québec dans la moyenne des pays occidentaux industrialisés.

 2.1.3 Selon bien des analystes, pour que l’interruption volontaire de grossesse soit considérée comme une méthode contraceptive, il faudrait que le nombre d’interruptions volontaires de grossesse soit plus élevé que le nombre de naissances, ce qui n’est pas le cas 2.

2.1.4 Quant aux interruptions volontaires de grossesse tardives, pratiquées après la 23e semaine de grossesse, elles représentent au Canada moins de 1 % de toutes les interruptions volontaires de grossesse. Au Québec, ce nombre varie entre 25 et 100 annuellement et concerne des interventions pratiquées dans des circonstances souvent tragiques, par exemple : des malformations importantes du fœtus mettant en cause sa viabilité ; des femmes qui à la suite d’un diagnostic de cancer doivent recevoir des traitements de chimiothérapie ; des femmes itinérantes ou toxicomanes qui n’avaient pas conscience qu’elles étaient enceintes ; des femmes qui se retrouvent enceintes malgré la pose d’un stérilet et refusent de poursuivre leur grossesse.

2.1.5 L’histoire nous apprend que les femmes résolues à interrompre leur grossesse n’ont jamais hésité à mettre en danger leur vie et leur santé pour y parvenir. Ainsi, selon le Bureau fédéral de la statistique, les avortements clandestins étaient la principale cause d’hospitalisation des femmes au Canada en 1966 et pour la période de 1960 à 1966, ils ont causé le décès de 150 femmes.

2.1.6 Faut-il rappeler que la plupart du temps, les femmes assument seules la responsabilité de la contraception et que, contrairement au mythe largement répandu, les méthodes contraceptives ne sont pas efficaces à 100 %, sécuritaires et non nocives pour la santé des femmes. L’absence d’éducation sexuelle à l’école, la non-gratuité des moyens contraceptifs et le peu de recherche dans ce domaine sont plus responsables du nombre d’interruptions volontaires de grossesse que la frivolité des femmes.

2.1.7 Bien que l’interruption volontaire de grossesse ne soit pas toujours vécue comme une tragédie par les femmes, mentionnons au passage que toute grossesse non planifiée ne mène pas automatiquement à l’interruption volontaire de grossesse. Les femmes modernes, avec leurs nombreux moyens d’actualisation, sont capables d’accueillir dans leur vie l’imprévu et le non planifié.

2.1.8 Ainsi, les femmes manifestent bien plus de maturité et de prudence par rapport à leur fécondité que le contraire. Et elles sont trop souvent tenues pour responsables d’une grossesse non désirée, bien qu’il reste assez évident que les hommes sont tout aussi responsables qu’elles.

 

2.2 Sexosélection et eugénisme

2.2.1 Les groupes anti-choix utilisent depuis plusieurs années les avortements tardifs pratiqués pour des raisons eugéniques ou non et, plus récemment, la possible pratique d’avortements sexosélectifs comme des moyens détournés pour tenter de rouvrir le débat sur l’interruption volontaire de grossesse, et ultimement de la recriminaliser. Évidemment, nous ne nierons pas que ces pratiques puissent exister. Nous ne minimiserons pas non plus leur gravité.

2.2.2 Nous pensons que la criminalisation de l’interruption volontaire de grossesse ne constitue pas une réponse adéquate à ces situations et que la sexosélection serait plus efficacement combattue par des mesures d’éducation, de lutte à la pauvreté et surtout par une valorisation des femmes partout dans le monde. En ce qui a trait à la sexosélection au Canada ou au Québec, il n’existe pas d’études ni de données probantes qui nous permettraient actuellement d’en mesurer l’ampleur. Il est de la responsabilité du ministère de la Santé et des Services sociaux de faire les enquêtes nécessaires et, si cela devait s’avérer, d’intervenir sur la base de la pratique médicale et d’une éducation à la reconnaissance de l’égalité des sexes.

2.2.3 Quant à l’eugénisme, une société ouverte à la différence et à la vulnérabilité de chaque individu serait une société capable d’accueillir en son sein des enfants présentant un handicap.


3. Contextes

3.1 Offensive de la droite conservatrice, religieuse et anti-choix

3.1.1 Nous ne pouvons pas ignorer que la question de l’interruption volontaire de grossesse se pose aujourd’hui dans un contexte idéologique particulier : celui d’une droite bien installée dans toutes les sphères de la société tant politiques que religieuses. La longue et difficile conquête du droit au libre-choix par le mouvement féministe n’a pu se réaliser que dans un climat d’ouverture à l’égalité des sexes.

3.1.2 Nous nous sommes posé la question à savoir comment il se fait que la droite politique et religieuse actuelle se prononce pour la guerre, pour la libre circulation des armes à feu et pour la peine de mort et, en même temps, prenne position pour l’inviolabilité absolue du zygote, du fœtus et de l’embryon. Nous pensons que la droite idéologique et le discours anti-choix établissent une forte polarisation entre le bien et le mal, entre la guerre « juste » et l’interruption volontaire de grossesse « injuste », entre la vie pure du zygote, du fœtus, de l’embryon et la vie impure entachée par la complexité de la vie.

3.1.3 Nous croyons que cette pensée est bâtie sur une hiérarchie qui donne à ceux qui sont au sommet le pouvoir de décider non seulement de leur propre vie, mais aussi de celle des autres, en bas, qui n’ont qu’à subir ces décisions. Cette hiérarchie procède de l’appropriation des femmes par les hommes, des colonisés par les colonisateurs, des non-nantis par les nantis et, enfin, des laïcs par les clercs en situation de pouvoir puisque ceux-ci prétendent, dans le cas de l’interruption volontaire de grossesse, avoir non seulement droit au chapitre, mais aussi détenir la seule vérité qui vaille sur la question.

3.1.4 Sous les mandats de Jean-Paul II et de Benoît XVI, les hommes de la curie romaine se sont arrogé le pouvoir de diriger les femmes et de les réduire au statut d’aides n’ayant jamais droit de parler sur et par elles-mêmes. De plus, le fait de présenter encore et toujours Marie, la vierge et mère, comme modèle, Marie la parfaite, la pure, l’immaculée, manifeste clairement cette polarisation des modèles et l’impossibilité pour les femmes d’être de vraies femmes, de chair et de sang, avec des émotions, une sexualité, des idées et une conscience.

3.1.5 C’est pourquoi nous estimons qu’il est important de souligner à quel point l’interruption volontaire de grossesse est une question politique, c’est-à-dire une question de pouvoir, le pouvoir des hommes sur les femmes dans une société patriarcale. De fait, le droit de poursuivre ou de ne pas poursuivre une grossesse est le seul droit propre aux femmes, droit fondé sur leur différence biologique, à savoir leur capacité de mettre des enfants au monde. Et, de tout temps, les hommes ont voulu contrôler cette capacité reproductive.


3.2 Contexte de la discussion sur le début de la vie

3.2.1 Nous constatons à quel point la discussion sur le début de la vie est présente dans le débat actuel. Elle soulève les questions qui suivent : à quelle semaine le fœtus est-il viable, à partir de quel moment devient-il une personne ? Sur cette question des semaines, les points de vue diffèrent en fonction des médecins ou des équipes médicales : les uns jugeant acceptable ce que d’autres n’accepteraient pas.

3.2.2 Nous jugeons que la vie est présente avant, pendant et après la fécondation. Le fœtus est un projet d’être humain. C’est pourquoi la question nous paraît si difficile ; c’est pourquoi nous la jugeons d’une extrême gravité. Nous ne voulons pas développer deux morales, l’une avant 12 ou 16 ou 20 semaines et l’autre après, l’une à l’égard d’un fœtus présentant une anomalie et l’autre pour les fœtus « parfaits ».

3.2.3 Nous pensons que la vie est la vie.

 

3.3 Contexte juridique

3.3.1 Nous ne sommes pas d’accord avec l’affirmation du mouvement anti-choix à savoir que, depuis la décision historique de la Cour suprême du Canada en 1988, il existerait un « vide juridique » entourant « l’IVG » au Canada. Depuis ce jugement, l’interruption volontaire de grossesse est un acte médical pris en charge par les services de santé de chaque province et, de ce fait, soumis à un encadrement rigoureux.

3.3.2 Par ailleurs, nous pensons qu’une judiciarisation de l’interruption volontaire de grossesse n’est pas nécessaire. Les pays où celle-ci est illégale sont ceux où les avortements clandestins sont les plus nombreux et les plus dévastateurs. La lutte contre la pauvreté et pour l’accès à l’éducation sont des enjeux plus importants pour réduire le nombre d’interruptions volontaires de grossesse que la criminalisation.

3.3.3 Nous constatons donc que le droit de poursuivre ou non une grossesse et la disponibilité des services d’interruption volontaire de grossesse contribuent à en réduire le nombre puisque ces services sont souvent couplés avec des mesures de prévention telles que l’éducation et la disponibilité de la contraception. De plus, ils rendent possible pour les femmes d’avoir d’autres enfants plus tard.

3.3.4 Il est donc hors de question que nous acceptions un recul sur ces acquis.

 

3.4 Les vrais scandales

3.4.1 Nous dénonçons l’incohérence et l’hypocrisie des groupes anti-choix et celles des autorités politiques de droite sur la question de l’interruption volontaire de grossesse. Leur attitude scandalisée devant ce choix exercé par des femmes soulève notre indignation.

3.4.2 À cet égard, nous jugeons contradictoire et irresponsable la politique du Vatican qui s’oppose à la contraception et à l’éducation sexuelle, tout en condamnant l’interruption volontaire de grossesse, et ce, même dans les cas les plus tragiques. En vertu de quelle définition de la vie oblige-t-on une femme violée à faire naître un enfant ?

 3.4.3 Nous déplorons le fait que l’on cherche à influencer des femmes enceintes allant jusqu’à leur mentir en affirmant qu’une interruption volontaire de grossesse peut mettre en péril leur fertilité future ou même, que cela provoquerait le cancer ! Il est odieux que l’on mette des jeunes filles devant des films exaltant la maternité ou des photos truquées de fœtus, alors qu’elles sont en train de se débattre avec l’épineuse question de décider d’une interruption volontaire de grossesse.

3.4.4 Ce qui, à nos yeux, est un scandale c’est que l’on milite contre la contraception et qu’il n’y ait plus, ou très peu, de recherche qui se fasse pour développer des moyens contraceptifs véritablement fiables et hors de danger pour la santé des femmes.

3.4.5 Ce qui est un scandale, c’est qu’on ne puisse plus offrir une éducation sexuelle en vue d’une sexualité épanouie et protégée des maladies et des grossesses non désirées.

3.4.6 Ce qui est un scandale, c’est qu’on ne proclame pas haut et fort que les garçons sont tout aussi responsables que les filles de leur fertilité et d’une éventuelle grossesse d’autant plus que ce sont eux qui sont fertiles en permanence.

3.4.7 Ce qui est un scandale, c’est qu’on n’éduque pas contre le viol, l’intimidation et les violences de toutes sortes, qui sont bien souvent à l’origine d’une grossesse non désirée.

3.4.8 Ce qui est un scandale, c’est le fait qu’on soit si présent pour empêcher une femme d’interrompre sa grossesse et si absent une fois que l’enfant est né.

3.4.9 Ce qui est un scandale, c’est que bien des enfants, en naissant, soient si mal accueillis dans notre société productiviste et efficace. Que ces enfants, nés malgré tout, aient à subir toute leur enfance les conditions de misère de leur famille. Qu’il y ait si peu de mesures pour aider les familles monoparentales et les jeunes parents.

 3.4.10 Collectivement, nous aurions les moyens d’éviter bien des interruptions de grossesse, et ce, sans faire porter aux femmes l’odieux de ce choix de dernière instance, si nous mettions de l’avant une éducation sexuelle adéquate, des méthodes de contraception sûres, efficaces et gratuites, une responsabilisation des hommes et une lutte contre la pauvreté des familles.

 

1. L’autre Parole est une collective de femmes féministes et chrétiennes, fondée au Québec en 1976. (www.lautreparole.org) La position de la collective sur l’avortement a été adoptée lors de l’assemblée générale du 18 août 2013.

 2. Pour 2011, l’Institut de la statistique du Québec rapporte 88 618 naissances.