LA CÈNE FÉMINISTE SELON L’AUTRE PAROLE

LA CÈNE FÉMINISTE SELON L’AUTRE PAROLE

Denise Couture, Bonnes Nouv’aile

On connaît la prière eucharistique catholique, appelée la consécration, que prononce de manière performative le prêtre pour qu’advienne la transsubstantiation.  En guise de rappel, la voici, dans sa version paulinienne (prière eucharistique II) :

« Au moment d’être livré et d’entrer librement dans sa Passion,

il [Jésus] prit le pain, il rendit grâce, il le rompit

et le donna à ses disciples en disant :

‘Prenez et mangez-en tous :

ceci est mon corps livré pour vous’.

 De même, à la fin du repas, il prit la coupe ;

de nouveau il rendit grâce et la donna à ses disciples en disant :

‘Prenez, et buvez-en tous,

car ceci est la coupe de mon sang,

le sang de l’Alliance nouvelle et éternelle,

qui sera versé pour vous et pour la multitude

en rémission des péchés.

Vous ferez cela, en mémoire de moi ».

Dans ce numéro sur l’eucharistie et sur la prêtrise féministes, j’ai cru qu’il serait intéressant, sur le plan théologique, de demeurer à l’intérieur de la tradition de L’autre Parole et de faire mémoire d’une réécriture collective de ce texte qui fut réalisée lors du colloque sur la Christa en 1997. Avec L’autre Parole, on peut donc lire désormais :

« Au moment d’être délivrée et d’entrer en travail,

elle prit son courage à deux mains,

elle rendit grâce,

les eaux se rompirent

et les sages-femmes comprirent qu’elle était

près de donner la vie.

Elle dit :

            Voyez, accueillez et aimez

            Ceci est mon corps, ceci est mon sang.

Réponse de l’assemblée :

            Comme femme pouvoir donner la vie

            Comme femme créer l’éternité

            Abriter en son corps d’aujourd’hui à demain

            La Christa.

 Au moment d’être délivrée et d’entrer en travail

elle prit son courage à deux mains

elle rendit grâce

l’inspiration lui vint

et toutes comprirent qu’elle était près de donner la vie.

Elle dit :

            Voyez, accueillez et aimez

            Ceci est mon corps, ceci est mon sang.

 Réponse de l’assemblée :

            Comme femme pouvoir donner la vie

            Comme femme créer l’éternité

            Faire surgir la beauté d’aujourd’hui à demain

            La Christa.

 Au moment d’être délivrée et d’entrer en travail

elle prit son courage à deux mains

elle rendit grâce

l’esprit l’anime

et toutes comprirent qu’elle était près de donner la vie.

Elle dit :

            Voyez, accueillez et aimez

            Ceci est mon corps, ceci est mon sang.

 Réponse de l’assemblée :

            Comme femme pouvoir donner la vie

            Comme femme créer l’éternité

            Instaurer la justice d’aujourd’hui à demain

            La Christa ».1

1. L’autre Parole, no. 76, Hiver 1998, pp. 30-31.

J’adore cette réécriture ! Dans mon cahier personnel de prières féministes, elle occupe une place de choix. Je juge qu’elle vise et qu’elle touche le centre d’une autorité masculine catholique qui s’arroge le sacré et le retire aux femmes. La consécration ainsi réécrite au féminin est « efficace » au sens ecclésiologique du terme. Il n’y a plus transsubstantiation des espèces dans un mouvement descendant d’un Dieu, qui vient d’en haut, vers les hommes, en bas, par le pouvoir d’intercession d’un disciple obligatoirement masculin.  Il y a plutôt transsubstantiation du il en elle. Christa habite en chacune. Et comme elle désire défaire son pli du sacrifice pour les autres, « il » n’est plus « livré pour vous » et son sang n’est plus « versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés ».  « Elle » invite plutôt à l’accueil et à l’amour selon une théologie horizontale qui remplace la manducation de la théologie verticale par la célébration du corps et du sang de femmes vivantes et créatrices de vie. La cène féministe parodie et déconstruit la superbe patriarcale catholique. La recréation ludique de la consécration représente une récréation cruciale pour des femmes de L’autre Parole. Elle a provoqué des éclats de rire et un plaisir intense en même temps qu’un sérieux retour critique à ce qui nous constitue de façon blessante comme femmes catholiques, afin d’ouvrir à une liberté spirituelle.

Je désire souligner que la réécriture féministe se situe dans un espace de création qui demeure fondamentalement antidogmatique. Le texte est temporaire. En tant qu’une version de réécriture, parmi d’autres bonnes et belles possibles, son effet de donner du souffle, de favoriser une libération, demeure situé. Ce qui fait la beauté et la force du présent texte (non dogmatique), c’est à mes yeux la transmutation des genres par l’insertion du féminin, de la lettre e et des actantes : elle, femme, sages-femmes, l’assemblée, toutes et Christa. Elle provoque la sortie de l’occultation du sujet féminin, de celle qui agit, qui représente tout à la fois le Christ devenu la Christa et chaque femme de toutes les générations.

Le familier début de la formule « Au moment d’être livré » devient ainsi « Au moment d’être délivrée ».  Trois petites lettres supplémentaires, le préfixe, dé, et la marque grammaticale du féminin, le e, modifient du tout au tout le sens de la sentence. Elles énoncent un affranchissement et une émergence d’elle à la vie.  Délivrée, avec un e, plutôt que livré, avec un é, cela annonce une théologie féministe de la libération.  Le jeu de mots donne la suite du texte.  « Au moment d’être délivrée », que se passe-t-il ?  Elle ne peut pas entrer « dans sa Passion ».  Elle entre « en travail ».  Elle sera délivrée dans tous les sens du terme. Au figuré, elle est soulagée d’une gêne, d’un mal, rendue libre, à elle-même, et heureuse de cela ;  mais aussi, au sens propre, le plus matériellement du monde, elle est en train de perdre ses eaux, d’accoucher, de donner la vie.  Si Jésus prit le pain, puis le vin, pour sa part, elle prit « son courage à deux mains ». Quand elle dit :  « Ceci est mon corps, ceci est mon sang », l’énoncé répétitif du texte canonique, nul n’est besoin d’expliquer le corps par le pain et le sang par le vin.  Il s’agit bien du corps et du sang d’elle qui donne la vie de toutes les manières possibles, qui la donne à l’enfant naissant, qui se la donne à elle-même et que les femmes se donnent les unes aux autres.

Remarquons que, dans la cène féministe, « elle » n’agit pas seule. Viennent les actrices féminines des sages-femmes, qui l’assistent dans l’acte de mise au monde. « Elle » est entourée de femmes expérimentées qui la soutiennent. Puis, apparaît le nom commun « femme », répété, dans la réponse, pour signifier ce que des femmes peuvent accomplir sur les plans culturel, social et spirituel : « donner la vie », « créer l’éternité », « abriter [Christa] en son corps », « faire surgir la beauté », « instaurer la justice ». Chacune des trois parties de la prière se termine par le nom propre de la Christa, écrit avec un C majuscule. La cène féministe met en scène Christa.  Voilà un nouveau nom de la Dieue chrétienne trinitaire qui énonce un rapport charnel entre le féminin et le divin. Sur le plan théologique, le symbole de la Christa dit une féminisation du Christ souffrant et, sous ce jour, on l’a représentée comme une femme en croix ;  il signifie aussi qu’en chaque femme, on peut reconnaître une Christa ; que chaque femme peut vivre pleinement, comme femme, dans l’égalité et la différence d’avec les hommes, le souffle d’une vie spirituelle propre à elle2. Christa passe charnellement par celles qui sont pleines de vie.

Le texte canonique se termine par la demande : « Vous ferez cela, en mémoire de moi » ; celui de la cène féministe s’achève par l’invitation : « Instaurer la justice d’aujourd’hui à demain. La Christa ».  La réécriture fait mémoire du dernier repas de Jésus en appelant à l’action de lutter pour un règne de justice pour toutes et pour tous, puis en faisant surgir la Christa comme lien charnel pour des femmes spirituelles entre le divin et le féminin. Les deux derniers mots de la réécriture, la deuxième personne de la Dieue chrétienne, répondent à la transsubstantiation du il en elle signifiée par l’adjectif délivrée au premier verset. L’avant-dernière phrase, qui appelle la justice, répond au vocable délivrée. Elle redit l’approche de théologie féministe de la libération. Du début à la fin de la réécriture, la consécration féministe donne des ailes à elles.

La cène féministe provoque une situation inédite. Quand on lit ce texte, la question des femmes prêtres n’apparaît tout simplement plus comme une question. C’est même, au contraire, quelque chose qui va de soi, car le texte est fait pour être lu au sein de l’ecclesia des femmes, par chacune individuellement, par l’assemblée, par les unes et les autres, par des prêtresses… Une fois la nouvelle cène créée, une fois qu’elle a été mise au monde, il se produit un changement. On ne demande plus si et pourquoi des femmes pourraient ou non avoir accès à la prêtrise. On se demande plutôt : comment en sommes-nous venues à entériner que des femmes soient exclues de la prêtrise et du rapport sacré et charnel au divin ?

2. Voir Louise Melançon, « Ouverture du colloque Christa en devenir », ibid, p. 4.