LA LAÏCITÉ : UN PROBLÈME COMPLEXE

LA LAÏCITÉ : UN PROBLÈME COMPLEXE1

Louise Melançon

À lire ou écouter les opinions et les débats sur la laïcité, on peut se demander : de quoi parle-t-on, parce que la complexité de la question requiert des précisions qui ne sont pas toujours au rendez-vous.

Le mot laïc (laos) vient du vocabulaire ecclésiastique, en opposition à celui de clerc : il réfère donc à la délimitation des pouvoirs à l’intérieur de l’Église. C’était l’époque du régime de « chrétienté », en Occident, où il n’y avait pas de séparation entre les pouvoirs religieux et civil. Après la Révolution française, au 19e siècle, le mot laïque sera récupéré pour désigner le peuple dans son ensemble, en dehors de toute référence religieuse. Plus qu’une question linguistique cependant la laïcité renvoie essentiellement à la naissance de la modernité, au moment où, en Europe, les sociétés comme les individus réclamaient leur autonomie par rapport à tout pouvoir qui voulait s’imposer. En France, c’est en 1905 qu’une loi décréta la laïcité de l’État.

Une société est donc globalement laïque quand il y a séparation des pouvoirs entre l’État et les églises ou religions : la neutralité religieuse de l’État protège ainsi la liberté de conscience, la liberté de religion. Elle promeut aussi l’égalité pour tous. Il est illusoire cependant de considérer la laïcité en dehors de son contexte historique, social et culturel. Il y a plusieurs manières de vivre la laïcisation, selon les sociétés, leur culture, leurs pratiques sociales, etc. Pour ce qui est des femmes, il faut dire qu’elles ont dû faire elles-mêmes le chemin de revendiquer leurs droits à l’égalité avec les hommes : au départ, la Déclaration des droits de l’homme ne les incluait pas.

La laïcité au Québec : perspective historique

L’histoire de la Nouvelle-France a commencé sous le régime de la chrétienté, et donc du pouvoir de l’Église catholique. Le projet d’« évangélisation » des missionnaires s’adressait aux Amérindiens considérés comme des « païens », même s’ils avaient une spiritualité. Puis la venue des Anglais protestants donnera déjà une couleur de diversité religieuse aux colonies. Lors de la Conquête britannique, en 1760, commence une histoire de coexistence et de tolérance entre les catholiques et les protestants, comme le partage des églises. L’Acte de Paris, en 1763, établit la liberté de culte. En 1791, lors de la division du Haut et Bas-Canada, un article de la Constitution défend à des membres du clergé, catholique ou anglican, de se faire élire : petit indice de laïcité. Le projet de Constitution des Patriotes, dont la révolte en 1834 sera durement réprimée par les Anglais, soutenus d’ailleurs par les chefs de l’Église catholique, incluait la laïcité. Après leur échec, l’équilibre entre les Anglais et les Canadiens-français est rompu. Après l’Acte d’Union de 1840, le clergé catholique profite de la faiblesse de la bourgeoisie pour imposer ses vues et collaborer avec les Anglais, obtenant ainsi des avantages et des droits. En 1867, dans la constitution du Canada, il n’est pas fait référence aux églises, ni mention de Dieu.

Un siècle plus tard au Québec, après la mort de Duplessis (1959), le parti libéral arrive au pouvoir : et c’est l’instauration de l’État moderne du Québec, et le début de ce qu’on a nommé la « Révolution tranquille » : le transfert des institutions religieuses, écoles, hôpitaux, la mise sur pied des ministères, dont celui de l’Éducation (1964), le Rapport Parent, la fondation des Cégeps… Par la suite, les changements viendront des mouvements sociaux, des étudiants, des syndicats, et du mouvement des femmes. Et en 1975, l’Assemblée nationale adopte la Charte des droits et libertés de la personne.

Au cours des années 1980-1990, l’aspect confessionnel des écoles devient un sujet de débat intense. Depuis la constitution de 1867, il y avait un système d’écoles catholiques et protestantes. L’arrivée des immigrants de traditions religieuses autres rend cette situation invivable. Après le rapport Proulx (1999), l’Assemblée nationale crée des commissions scolaires linguistiques. Pour y arriver, le Parti québécois au pouvoir utilise la clause dérogatoire par rapport à la Charte des droits et libertés. Cependant, l’enseignement confessionnel continue. Finalement, en 2005, le gouvernement décide qu’il n’y aura plus d’enseignement confessionnel dans les écoles ; mais il y aura un enseignement culturel des religions. Ce sera le cours Éthique et culture religieuse.

Dans les années qui ont suivi, des faits rapportés par les médias, concernant des « accommodements raisonnables », ont provoqué des réactions en chaîne, chez des individus ou des groupes. Aussi, en 2007, le gouvernement décrète la constitution de la Commission Bouchard-Taylor. Des citoyens et citoyennes ont présenté des mémoires, et sont venus, dans diverses régions, prendre la parole. Il en est ressorti, dans l’ensemble, l’affirmation et l’attachement à l’égalité entre les hommes et les femmes, ainsi qu’une perception de « menace »  concernant leur identité nationale, québécoise. Le Rapport de cette Commission a été déposé en 2009.

Par la suite, la présidente du Conseil du statut de la femme (CSF) a réagi fortement du fait qu’il n’est pas question dans ce rapport de l’égalité entre les femmes et les hommes comme valeur collective du Québec. De même le Conseil rejette le concept de « laïcité ouverte » utilisé dans le Rapport, craignant une trop grande liberté laissée aux religions. Plusieurs réactions semblables viendront de la part d’individus ou de groupes sociaux. Et le CSF réclamera une Charte de la laïcité.

Les Québécoises ont gagné de haute lutte, depuis 60 ans, d’être reconnues comme membres à part entière de la société humaine. Comme l’a fait remarquer l’historienne Micheline Dumont, même si la séparation des églises et de l’État, au Canada, date du 18e siècle, l’égalité de droit des femmes avec les hommes n’était pas acquise. Même les Patriotes, grands défenseurs de la laïcité, ont privé les femmes de leur droit de vote. De même, lors de l’établissement du Code civil du Bas-Canada, en 1866, les femmes mariées, en particulier, demeurèrent sous le code Napoléon et la Common law qui avaient inspiré davantage les juges et avocats.

Au-delà de la divergence de vues entre les groupes de femmes, elles s’accordent pour reconnaître et dénoncer le fait que les religions patriarcales ont opprimé les femmes et continuent de le faire pour une bonne part. En plus, elles s’accordent sur la nécessité d’un État laïque qui assure la reconnaissance de l’égalité des femmes et des hommes dans la société.

Pour sortir de la confusion : discussion autour de la laïcité

Les oppositions à la conception d’une « laïcité ouverte » telle qu’on la trouve dans le rapport de la Commission Bouchard-Taylor, soulèvent, il me semble, la compréhension qu’on a de la laïcité elle-même. Comme disent certains, la laïcité est ou n’est pas. Certes. Mais il y a eu, dans l’histoire occidentale, à partir de la France, en passant par l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique, des situations différentes qui ont marqué la manière de vivre la laïcité. Au Canada, et au Québec, la tradition anglo-saxonne nous a marqués. Dans nos sociétés actuelles, le phénomène de l’immigration, entre autres, oblige à reconsidérer la manière de mettre en application la laïcité, tout en gardant ses conditions essentielles. Les divers qualificatifs attribués à la laïcité indiquent souvent une confusion par rapport au sens à lui donner.

La laïcité est un concept politique et juridique. On pourrait dire aussi que cela représente un idéal. Mais elle est vécue dans des réalités sociales complexes :

La laïcité […] signifie que l’État ne doit pas définir ses lois en fonction d’une religion et qu’il doit protéger la liberté de conscience et l’égalité des citoyens, peu importe leur appartenance religieuse. Elle concerne donc le politique, et non les mœurs ou la façon de vivre en société. Ces droits sont déjà garantis par les lois ainsi que par les chartes québécoise et canadienne. Dans le débat sur le kirpan ou le voile, on confond les concepts. On utilise le mot laïcité pour parler d’un autre sujet : la visibilité des signes religieux dans l’espace public. Et, de façon plus générale, l’intégration des minorités religieuses dans une société qui se sécularise – c’est-à-dire une société où les citoyens eux-mêmes cessent de croire et de se conformer à des normes religieuses sans être rejetés.1

On a le droit dans une société laïque d’être incroyant, ou croyant. C’est une option qui relève de la personne dans son intimité, et qui est de l’ordre du privé. Mais dans une société démocratique, on a le droit à la liberté de parole, à la liberté d’expression, pourvu que cela respecte les droits des autres. La question des « signes religieux » est complexe, d’autant plus qu’elle soulève celle de la culture. Les religions, quelles qu’elles soient, sont nées dans une culture ; souvent elles charrient des éléments culturels d’une autre époque, comme nos sociétés restent marquées de la tradition judéo-chrétienne… Comment aménager le vivre-ensemble dans nos sociétés pluralistes ? Un problème sérieux qui demande ouverture et sagesse.

Par contre, n’y a-t-il pas une distinction à faire entre les fonctions d’État, l’administration publique, les services publics, et l’ensemble de l’espace public ? Est-il raisonnable de renvoyer les expressions religieuses au domaine du privé seulement ? Les membres des églises ou religions expriment leurs croyances dans des lieux de culte, d’une part, et peuvent, doivent aussi participer à la société, exprimer leurs opinions et leurs valeurs, comme tout citoyen, citoyenne. La citoyenneté existe sur une base laïque, dans le sens où l’État ne prend parti pour aucune religion. Mais elle n’exclut pas la diversité dans l’espace public. Sinon, comment se dire une société démocratique ?

Au Québec, il est évident que la question de l’identité nationale est souvent au cœur du débat, et il semble difficile de distinguer entre la culture et l’identité. L’arrivée d’immigrants ayant une culture autre que celle des Québécois, constitue un choc d’abord culturel, avant d’être religieux. Se pose alors le problème de l’intégration des immigrants dans notre société  possédant son identité propre qu’elle veut affirmer d’une part, et, d’autre part, une société enracinée dans des valeurs communes, même si elle est devenue pluraliste. Alors, l’aménagement des « accommodements raisonnables » vise à permettre l’intégration dans des cas individuels ; mais cela ne devrait pas échapper aux valeurs communes de notre société, comme par exemple, l’égalité des hommes et des femmes. Le problème majeur, c’est la confrontation entre des éléments de culture patriarcale et ceux d’une culture moderne. Quand une religion est restée engoncée dans le patriarcat, il est clair qu’elle présente un défi pour une culture moderne. Et cela vaut pour l’Église catholique comme pour l’islam ou le judaïsme, à des degrés divers.

Dans les débats sur la laïcité, au Québec, une certaine maturité devrait contribuer à bâtir une vie sociale où la laïcité fondamentale puisse s’aménager dans l’équilibre et dans le respect du chemin à parcourir pour rencontrer l’AUTRE. La tolérance est essentielle pour le vivre-ensemble, spécialement dans un contexte de rencontre de cultures différentes : le défi de l’interculturel est majeur pour nos sociétés de ce nouveau millénaire. Les identités nationales sont appelées à s’élargir ; de même que nos identités humaines, psychologiques, doivent s’ouvrir aux autres, au monde, pour arriver à la maturité, de même sur le plan social et culturel, dans un monde « mondialisé ». On devrait dire que c’est l’identité qui est ouverte, et non la laïcité.

Note : Ce texte est un extrait d’une conférence donnée les 2 et 3 mars 2012, à Montréal, pour les Sœurs missionnaires de l’Immaculée conception.
1. JOURNET, Paul. «  La laïcité confuse », La Presse, 12 mars 2011. (Entretien avec Micheline Milot)