LA PUDEUR

LA PUDEUR

Louise Melançon, L’autre Parole

Le thème de la pudeur1 a fait un retour inattendu dans nos sociétés dites « libérées », par le biais d’une part de l’immigration, particulièrement des interrogations que pose l’habillement de certaines femmes musulmanes, et d’autre part dans nos sociétés, par les excès dans le déshabillage, spécialement des toutes jeunes filles, selon les canons d’une mode imitant les « stars », et encouragée par le marketing.

Au-delà des débats conflictuels, il me semble que cette conjoncture pourrait devenir le lieu d’un rapprochement entre des cultures différentes, chacune étant convoquée à se remettre en question pour une véritable avancée ou « libération » des femmes. On sait que la pudeur est une réalité culturelle aux multiples visages, mais elle est avant tout un sentiment naturel. Aussi, je m’arrêterai à une réflexion plus fondamentale, de type anthropologique, pour mieux cerner ce qu’est la pudeur, sans oublier la perspective féministe.

Quelques distinctions préliminaires utiles

Quand on parle de pudeur, dans notre contexte québécois, on pense souvent à la « pudibonderie » qui a fait partie d’une certaine culture catholique, marquée par le jansénisme. J’ai vécu, personnellement, dans mon milieu éducatif et dans ma famille, comme enfant, comme adolescente, quelque chose de cet aspect excessif pour ne pas dire maladif de la pudeur. Mais dans ce cas, on réfère au vêtement, et davantage à la modestie ou à la décence. En anglais, le mot « decency » couvre à la fois la pudeur,  la modestie,  la décence, et aussi la discrétion. La langue française étant une langue plus précise, elle nous permet de faire des distinctions. La modestie renvoie à l’habillement, la décence situe nos comportements – et pas seulement nos vêtements – dans le contexte de ce qui est accepté socialement, et la discrétion s’adresse à l’utilisation de la parole, à l’expression de nos sentiments, au respect de l’ « intime ».

Si l’on observe l’étymologie latine « pudor », on apprend qu’il y a une référence au sentiment de honte, à la gêne, réserve ou timidité ; cela renvoie au fait d’être sous le regard de quelqu’un, c’est ce qui fait rougir… Thomas d’Aquin, à la suite d’Aristote (donc du grec), discute de la pudeur2 dans le même sens : « la pudeur qui est une crainte de la honte, regarde en premier lieu et principalement le blâme ou déshonneur » (qu.144, art. 2). Et ce peut être le fait de quelqu’un qui a commis le mal, comme ce peut l’être de quelqu’un qui n’a pas commis de mal mais qui le craint. On voit que la pudeur ne regarde pas seulement la manière de s’habiller, ni seulement le respect de la bienséance, mais concerne quelque chose d’intérieur. Toutes ces définitions reflètent le contexte social, culturel, historique dans lequel le mot « pudeur » a été utilisé. C’est à nous, aujourd’hui, d’en reprendre le sens dans notre contexte.

Une culture patriarcale désuète en face d’une modernité libératrice

Pour aborder ce sujet complexe, je choisis le questionnement suivant : dans les débats et prises de position concernant l’habillement d’une minorité de femmes musulmanes, y a-t-il de la place pour une réflexion sur nous-mêmes comme sociétés dites modernes, ou si ces femmes représentent l’ « autre » que nous refusons ?

En ce qui concerne la pudeur, n’est-il pas choquant pour nous, femmes sécularisées, de voir des femmes venant de cultures du Moyen-Orient, être encore attachées à des vêtements d’un autre âge ? N’avons-nous pas évolué, alors que nos mères portaient encore un chapeau avec petit voile, à l’église ? Ne nous sommes-nous pas libérées de ces carcans vestimentaires – et de règles de modestie – pour habiter notre corps de manière libre et confortable ? Sans doute… Par contre, nous, féministes, avons lutté pour que les femmes ne soient pas considérées comme des objets sexuels. Du travail a été fait pour améliorer les publicités de ce point de vue. Qu’en est-il aujourd’hui ? Et les modes qui dénudent les jeunes filles… et la pornographie sur Internet… et… et… Nous sommes dans un monde où le « sexe » est omniprésent. La sexualité est ainsi complètement banalisée. Ce mouvement du balancier ne nous interpelle-t-il pas ?

Il ne s’agit pas de nier le caractère patriarcal du voilement3, et l’importance d’affirmer les droits des femmes gagnés de haute lutte dans nos sociétés occidentales. Par contre, pour bien saisir cette réalité du port du voile, il faut faire un retour en arrière, en essayant d’en trouver la genèse. L’origine du voile pour les femmes vient de plusieurs siècles avant le christianisme ou l’islam. On en trouve une mention4 dans un texte légal assyrien, au 13e siècle av. J.-C. C’était une marque sociale pour les femmes nobles qui les distinguait des prostituées. On trouve cela aussi chez les Perses, et parfois dans la Grèce classique. On peut dire que ce fut une coutume qui s’est répandue autour du bassin méditerranéen, et a pris diverses significations, dont celle de la propriété des femmes par les hommes. Il semble que Paul de Tarse (saint Paul) est le premier à avoir donné une signification religieuse à cette coutume, dans son épître 1 Co 11, 2-16. Mais elle n’est pas liée à la question de la sexualité ou de la pudeur : plutôt de la liberté, de l’égalité et de la différence, de l’identité ? Et elle est située dans le contexte liturgique, et non dans celui de la vie quotidienne5.

Des études sur le Coran semblent montrer aussi qu’en islam, il y eut – et il y a encore aujourd’hui – bien des significations attribuées au port de ces vêtements pour les femmes. On oublie, par exemple, que dans les cultures du « voile », la sexualité est  importante, et passe par la séduction. Dans l’espace du privé, les relations entre les femmes et les hommes ne sont pas tributaires d’une conception négative de la sexualité mais obéissent à des règles concernant le fait de se cacher ou de se dénuder qui relèvent de la séduction. Par ailleurs, dans l’espace public, les femmes doivent se protéger du regard des hommes. Aussi peut-on remarquer dans le comportement de jeunes filles musulmanes, dans nos sociétés, qu’elles profitent « de l’effet de mode et de la valeur positive du foulard… se saisissent du voile – signe d’un comportement pudique  – non plus pour détourner le regard d’autrui mais pour relancer le jeu de séduction homme-femme. Elles recréent, à partir de normes culturelles et religieuses musulmanes, un code de comportement inédit qui échappe à la définition religieuse ou politique de leur communauté d’origine tout en y restant pourtant formellement fidèles. »6

De ces données qui nous montrent la complexité de l’usage du vêtement pour les femmes, il est intéressant de retenir la fonction sociale de la pudeur, de même que la distinction entre l’espace public et privé. De ce point de vue, dans nos sociétés médiatiques où l’on peut parler d’exhibitionnisme social, autant concernant le vêtement que tout ce qui relève du privé, de l’intime, il est bon de se laisser interpeller par l’ « autre », en l’occurrence par ce qui nous provoque, le voilement des femmes. Ce qui ne veut pas dire qu’on délaisse le combat contre l’aliénation des femmes, et même leur emprisonnement que représentent certains vêtements, comme le niqab ou la burqa.

Rencontre interculturelle et redécouverte de la pudeur

La pudeur est vécue dans une pluralité de cultures, de manière diverse. Mais elle est un sentiment naturel qui protège notre intimité, ce qui touche au cœur de notre personne, et de notre identité. Ce sentiment nous pousse à nous protéger de l’autre, particulièrement de l’étranger. Si dans l’intimité et dans la confiance, nous pouvons nous dévoiler, nous dénuder, corporellement autant que spirituellement, montrer nos fragilités morales ou psychologiques, il n’en est pas de même dans l’espace public, et par rapport à n’importe quelle relation ou rencontre.

Dans notre contexte actuel, la pudibonderie a été confondue à la pudeur. Et la libération sexuelle, s’appuyant sur un idéal de « transparence » naturelle, a donné naissance, une fois que le marketing s’en est emparé, au voyeurisme généralisé dont souffrent nos sociétés occidentales. On pourrait dire que  la banalisation de la sexualité a brisé le mystère primitif pourtant nécessaire à l’érotisme même. Par ailleurs, la pudeur ne concernant pas seulement la nudité physique, la sexualité, mais aussi la communication entre les êtres humains, la coutume du voilement pour les femmes n’y est pas favorable : même dans le rapport entre les femmes et les hommes, ce n’est pas un « objet », tout symbolique qu’il soit, qui protégera l’altérité dans ce rapport. Le port du voile par les femmes renvoie à une image plutôt dévalorisante des hommes, qui devraient ainsi être protégés de la force du désir sexuel ? Au contraire, des relations à visage découvert, pourrait-on dire, entre deux personnes ayant les mêmes droits, la même dignité, sont capables de montrer le respect et la réciprocité propres à l’humain. Cependant, de notre côté de femmes « libérées » occidentales, il n’est pas sûr que la complète transparence des rapports entre les hommes et les femmes ne soit, elle non plus, favorable à la rencontre de l’autre, dans son « altérité ».

« Dans un jeu très subtil, elle (la pudeur) régule le désir de fusion, de possession ou de maintien à distance et de protection. »7

La pudeur permet à chaque individu d’avoir son espace propre où son intériorité est reconnue et respectée. Comme le dit Monique Selz8, il n’y a pas de monde humain sans pudeur, seuls les mythes peuvent croire à un « originel » où tout est naturel.  Dans la perspective du dialogue interculturel, comme les femmes musulmanes réfèrent au Coran, il serait bon de retourner à nos sources bibliques. Cette auteure fait une relecture du récit du buisson ardent (Ex 3) où Moïse doit se déchausser et se couvrir le visage pour entrer en communication avec l’Autre. Le retrait et le voilement, selon elle, correspondent aux caractéristiques de la pudeur pour toute rencontre avec un autre : « la rencontre exige un double mouvement : la prise de distance permettant l’accueil, et la protection car cette rencontre peut être dangereuse… Le regard porté sur l’autre court toujours le risque d’être un mouvement d’appropriation… Il s’agit d’instituer une distance grâce à laquelle l’échange peut avoir lieu sans que ni l’un ni l’autre ne soit entamé dans son individualité. »9

Cette réflexion sur la pudeur m’apparaît très fructueuse à la fois pour les nouveaux rapports entre les femmes et les hommes, et aussi pour le dialogue interculturel.

1. Nouvel Observateur, « La pudeur » , hors-série no 99, 1999. « Une histoire de la nudité » in Études, février 2001. SELZ, Monique. La pudeur, un lieu de liberté, Paris, Buchet-Castel, 2003, 149 p.
2. D’AQUIN, Thomas. Somme théologique, IIa IIae, qu. 144.
3. Par ce mot, j’englobe la burqa, le niqab, le hijab, et les voiles des religieuses chrétiennes.
4. htttp://en.wikipedia.org/wiki/veil
5. Mon intention n’est pas de traiter de cette question. Bien des études exégétiques ont montré la complexité de ce texte paulinien.
6. HENAO, Martine, collaborateur scientifique. « Le foulard : lieu de rencontre de la religion et de la pudeur » , Université catholique de Louvain la Neuve, [en ligne] [http://www.interstices-conseil.fr/files/TXT-Voile_et_pudeur] (Avril 2010).
7. HENAO, Martine. op. cit., p. 5.
8. SELZ, Monique. La pudeur, un lieu de liberté, Paris, Buchet-Chastel, 2003, 149 p. Compte-rendu en ligne : [ http://www.cairn.info/article_p.php?ID_ARTICLE=REP_682_0699]
 9. idem, rapporté par M. Henao, op. cit.