L’AVORTEMENT DANS UNE « ÉGLISE » PLURALISTE

Louise Melançon, L’avortement dans une société pluraliste

[Coll. Interpellations, 3], Montréal, Éd. Paulines, 1993, 166 p.

Il était attendu, au Québec, le premier livre sur l’avortement qui serait écrit par une théologienne… C’est notre consoeur, Louise Melançon, qui a pris le risque du sujet qu’elle a signé L’avortement dans une société pluraliste, paru au début de l’année 1993. Répondant aux objectifs de la collection « Interpellations », Louise présente un « état de la question » et vise à « fournir une aide pour un discernement lucide et responsable ». Sa perspective :

J’ai choisi de favoriser la circulation des idées dans une approche ouverte au lieu d’emprunter le corridor étroit des idéologies du « droit du foetus » et des « droits de la femme » qui s’affrontent depuis quelques années. (…) Cela permet, sur l’avortement, une réflexion qui soit véritablement éthique (p. 8).

Une qualité remarquable de l’auteure est son habilité à entraîner le plus longtemps possible la lectrice ou le lecteur sur un chemin ouvert de pensée par-delà la polarisation des options Pro-vie et Pro-choix et ce défi, il n’est pas facile de le relever quand on aborde la question controversée de l’avortement.

On trouvera dans le livre de nombreuses informations factuelles (situation actuelle de l’avortement au Québec et au Canada, définition, méthodes, causes, conséquences, incidences sociales et psychologiques, débat juridique, dimensions philosophique et théologique), mais on y trouvera aussi une réflexion critique à propos des manières appropriées de penser l’avortement dans notre société. C’est surtout de ce dernier point dont je discuterai ici.

Pour une réflexion éthique sur l’avortement

Un des éléments du livre qui m’est apparu le plus intéressant est la façon dont Louise Melançon déconstruit deux facteurs socio-culturels qui entravent une réflexion éthique à propos de l’avortement. Le premier facteur est ce que j’appellerais une prédominance des débats juridiques. En effet, les termes de la discussion sur l’avortement sont déterminés, aujourd’hui, par le langage juridique qui conduit inévitablement au « POUR ou CONTRE l’avortement ». La polarisation entre les Provie et les Pro-choix « simplifie la réalité, laquelle est plus complexe que ne le laissent croire les slogans employés de part et d’autre des barricades » (p. 47). Cette situation fait obstacle au questionnement ouvert et critique propre à l’éthique qui doit garder « ce caractère radical à la fois de mise en question de tout ordre établi et de renouvellement, d’invention même » (p. 53). La réflexion éthique exige plus qu’une option « pour » ou « contre » ; elle demande plus que la résolution d’un conflit de droits.

Cette première remarque suppose une certaine compréhension du travail de l’éthique et nous amène au deuxième facteur socio-culturel qui entrave une réflexion sur l’avortement. Il s’agit d’une vision courante de l’éthique selon laquelle on part des principes généraux – on règle de conflits au niveau de ces principes – pour ensuite décider, en général, de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas. Comme le signale Louise, cette conception est remise en question par plusieurs auteurs qui visent à repenser la notion de responsabilité ; elle ajoute : « une autre voix, celle des femmes, se fait aussi entendre dans la remise en question des morales et des discours éthiques » (p. 82). Ces femmes proposent une éthique de la sollicitude qui part toujours de la vie des femmes, « de leurs réalités, de leurs expériences, de leurs pratiques » (p. 82). De par son « attention aux relations concrètes dans le présent », une telle éthique « peut être garante de l’avenir, alors qu’une conception masculine de la responsabilité a tendance à projeter de manière abstraite le présent dans l’avenir » (p. 85).

Mais, peut-on vraiment sortir de la logique juridico-éthique du POUR ou CONTRE l’avortement ? Comment Louise Melançon parvient-elle à dépasser cette logique ? Elle oriente la réflexion autrement…

Orientations pour la décision

C’est au dernier chapitre du livre que Louise répond explicitement à son objectif de fournir une aide pour un discernement responsable. Les orientations qu’elle propose sont le résultat d’une convergence des analyses des chapitres précédents sur la vie des femmes, sur nos manières sociales de gérer la procréation, sur le statut de l’embryon, sur les façons actuelles et possibles de réfléchir et de débattre de la question de l’avortement. Dans la perspective d’une éthique de la sollicitude, l’attention n’est plus tournée vers la bonté ou la malice d’une action prise en soi, mais plutôt vers les conditions qui pourraient permettre la meilleure prise de décision dans une situation concrète. Je retiens trois éléments.

Qui décide ? « La complexité des situations dans lesquelles beaucoup de femmes se trouvent quand elles sont devant une grossesse non désirée exige qu’on leur laisse un espace de liberté pour juger elles-mêmes de la morale de leur action » (p. 149). Une éthique qui part de la vie demande une prise de décision circonstanciée, locale, par la personne concernée.

Comment on décide ? La décision part de la vie, du réseau de relations d’où elle émerge : « le défi des femmes est de pouvoir réconcilier leur bien-être avec celui des autres » en vue de préparer un avenir plus humain (p. 85). En particulier, la douzième semaine de grossesse, qui « correspond au début de la phase décisive de l’intégration du système nerveux de l’embryon » (p. 128), constitue, selon l’auteure, un seuil critique dont il faut tenir compte dans le processus de décision.

Quel cadre juridique ? « Notre société n’a pas les moyens d’avoir une loi restrictive pour obliger les femmes à enfanter quand, par ailleurs, nous les laissons vivre, elles et leurs enfants, dans des conditions parfois misérables » ( p. 149). Une législation sur l’avortement doit d’abord favoriser le processus de décision responsable des femmes aux prises avec une grossesse non désirée : Une loi souple donc, pensée en fonction des étapes de développement du foetus, peut fournir un cadre respectueux à la fois de la réalité des femmes et de la valeur de la vie embryonnaire. (…) (pp. 148-149).

Le livre de Louise Melançon interrompt la parole des hommes d’Église qui ont monopolisé le discours sur l’avortement pour n’en faire qu’une question de principe au-dessus de la vie historique et sociale. L’ouvrage ne propose pas d’abord une autre « position » sur l’avortement, mais plutôt une autre manière de penser la question. Ceux qui ramèneront cette autre manière de raisonner à une « position » Pro-choix, pour la discréditer à coups d’arguments d’autorité, n’auront simplement pu résister eux-mêmes aux facteurs socio-culturels qui entravent une réflexion éthique sur l’avortement. Autrement dit, s’il faut encore discuter avec les hommes en autorité dans l’Église, il faudra le faire sur la manière de parler et de faire de l’éthique avant d’opposer des « positions » inconciliables.

« L’avortement dans une société pluraliste » est un texte d’espérance qui ouvre à de nouveaux questionnements à poursuivre, un texte qui n’attend pas demain pour vivre une Église pluraliste et parler à partir de nos vies historiques et sociales de femmes.

Denise Couture – Bonnes Nouv’ailes