LE FONDEMENT PATRIARCAL DE LA POSITION ANTI-CHOIX DU VATICAN

LE FONDEMENT PATRIARCAL DE LA POSITION ANTI-CHOIX DU VATICAN

Denise Couture

Deux éléments relevés dans les autres articles de ce numéro de L’autre Parole incitent à étudier plus en détail la position vaticane sur l’avortement.

En premier lieu, sur le plan de l’aspect politique, dans son article intitulé L’avortement — Principaux événements depuis 1992, Louise Desmarais souligne que « sous le leadership du pape Jean-Paul II », le Vatican s’est lancé dans une offensive anti-choix sur le plan mondial depuis les années 1990. L’intervention visait certes à convaincre les fidèles catholiques, et elle a eu un succès mitigé. Elle avait également pour objectif d’avoir un impact sur le plan public afin de contrer les législations qui accordent ou qui pourraient accorder le droit à l’interruption volontaire de grossesse. Cette action a connu une plus ou moins grande réussite selon les pays. En termes stratégiques, l’offensive anti-choix catholique romaine a passé par les diocèses catholiques ou par des mouvements laïques explicitement affiliés ou non au Vatican. Le Saint-Siège a également créé des alliances avec d’autres groupes religieux ou politiques anti-choix. Un puissant mouvement mondial anti-choix a en effet émergé dans les années 1990 avec une force d’influence publique en progression depuis. Le Vatican en demeure un instigateur et un acteur de premier plan.

En deuxième lieu, sur les plans théorique et théologique, dans l’article de ce numéro intitulé L’avortement et la vie —  Approche antiraciste, écoféministe et chrétienne Élise Couture-Grondin et moi, nous basant sur une analyse de Jane Bennet, notons que le mouvement politique actuel anti-choix s’inscrit dans le courant de pensée du « vitalisme de l’âme ». Celui-ci se fonde sur l’idée d’une insufflation divine de la vie humaine dans la matière au moment de la conception. Il appert que Jean-Paul II explicite en détail cette compréhension de la vie dans son encyclique Evangelium vitae sur la valeur et sur l’inviolabilité de la vie (1995). D’aucuns considèrent ce texte de quelque quatre-vingts pages comme la « Bible » du mouvement anti-choix.

La politique et la théologie de la vie du Vatican ne concernent pas seulement les catholiques. Elles touchent la tournure actuelle du mouvement anti-choix mondial ainsi que le débat contemporain sur l’avortement dans toute son étendue. Il devient ainsi non seulement utile, mais nécessaire d’analyser sa position. On la qualifie habituellement de pro-vie. Cependant, on comprendra que, de la perspective féministe développée dans ce numéro de L’autre Parole, on appelle cette position plutôt anti-choix, car, de notre point de vue, elle ne défend pas la vie dans son intégralité alors qu’elle interdit les choix des femmes.

Une lecture de la Genèse

Jean-Paul II fonde sa vision de la vie sur une lecture symbolique de la Bible. Le livre de la Genèse, écrit-il, place « l’homme au sommet de l’action créatrice de Dieu, comme son couronnement » (EV 34 1). À ce titre, il possède des attributions particulières qui le distingue du reste de la création, dont celle-ci : « L’antique narration, en effet, parle d’un souffle divin qui est insufflé en l’homme pour qu’il entre dans la vie » (EV 35, souligné dans le texte). Jean-Paul II en déduit le point crucial que Dieu est le maître de la venue à la vie de l’homme au sens où Dieu intervient concrètement à l’instant de la conception humaine en lui insufflant la vie. Voilà l’affirmation centrale sur laquelle se base la suite du discours.

Il faut voir que, dans la perspective de Jean-Paul II, cet énoncé définit un aspect de la structure immuable de la nature de l’homme voulue par Dieu. Il en résulte du même coup deux interdictions permanentes, celle de la contraception, car l’homme doit laisser Dieu seul décider du moment de la conception, et celle de l’avortement, car la vie humaine possède un caractère d’absolue inviolabilité dès ce moment, puisque donnée par Dieu. Du caractère sacré de la vie humaine dès la conception (par l’intervention divine), il découle également que ces deux normes, l’interdiction de la contraception et celle de l’avortement ne peuvent souffrir aucune exception.

Je désire faire deux commentaires à propos de cette argumentation, le premier, sur le texte biblique, et le second, sur la position des femmes dans une telle structure de pensée.

Remarquons d’abord que l’idée de la protection absolue de la vie humaine dès la conception ne se trouve nulle part énoncée explicitement dans la Bible. Jean-Paul II l’extrapole du récit de la Genèse. Il le sait, d’ailleurs, et il le souligne. Il s’en sort en disant que, si le texte biblique ne l’affirme pas directement, c’est parce qu’il s’agit d’une évidence dans le contexte. Il écrit : « S’il n’y a pas d’invitations directes et explicites à sauvegarder la vie humaine à son origine, en particulier la vie non encore née, […] cela s’explique facilement par le fait que même la seule possibilité d’offenser, d’attaquer ou, pire, de nier la vie dans de telles conditions est étrangère aux perspectives religieuses et culturelles du peuple de Dieu » (EV 44). Cet argument de Jean-Paul II demeure fragile et discutable surtout qu’il accorde tant d’autorité à la Bible.

Et qu’en est-il de la position des femmes ? On aura peut-être noté que, jusqu’à cette étape de l’argumentation, il n’en a pas encore été question, pas plus que de leurs vies ou de leurs choix. Selon la logique interne de cette pensée, la référence aux vies des femmes n’est en effet pas nécessaire puisque, selon une lecture symbolique de la Genèse proposée par Jean-Paul II, l’interdiction de l’avortement découle de la structure naturelle de l’être de l’homme, voulue par Dieu, et ce, même antérieurement à l’arrivée de la femme 2 dans le monde. Voici comment ça se passe dans le texte : dans la même page de l’encyclique Evangelium vitae où l’homme est placé au sommet de la création, position qui lui donne le privilège de l’insufflation divine de sa vie au moment de la conception (déduction effectuée par le commentateur, mais non énoncée explicitement dans la Bible, comme on vient de le voir), dans cette même page, donc, Jean-Paul II souligne « l’insatisfaction qui s’empare de la vie de l’homme dans l’Eden tant que son unique point de référence demeure le monde végétal et animal (cf. Gn 2, 20) ». Il a besoin de plus que les végétaux et les animaux. Jean-Paul II poursuit : « Seule l’apparition de la femme, d’un être qui est chair de sa chair, os de ses os (cf. Gn 2, 23) et en qui vit également l’esprit de Dieu créateur peut satisfaire l’exigence d’un dialogue interpersonnel, qui est vital pour l’existence humaine » (EV 35). Ainsi, la femme apparaît. Elle aussi est humaine. Elle peut dialoguer avec l’homme et elle reçoit l’Esprit divin. La séquence met en place une série hiérarchique descendante : Dieu, homme, femme, monde animal et végétal.

Dans la suite du texte d’Evangelium vitae, Jean-Paul II n’en dit pas plus sur la position occupée par la femme dans cet ordre établi. Il faut référer à d’autres textes pour poursuivre la lecture du livre de la Genèse à ce sujet. Les textes énoncent alors que la femme est créée comme « un autre “moi” » pour l’homme, qu’elle existe « pour l’autre », que le principe d’aide est inscrit en elle et que sa nature psychobiologique consiste à être une mère spirituelle ou physique3.

Le fondement patriarcal de la position anti-choix du Vatican s’articule de la sorte autour d’une vision hiérarchique de l’ordre des choses selon la séquence : Dieu, homme, femme, nature. Cette structure de pensée justifie également des hiérarchies entre différents groupes d’humains et fonde l’ethnocentrisme blanc européen (catholique romain). Pour la raison qu’elle se situe au sommet de la création, la vie de l’homme possède un caractère sacré (une vie insufflée par Dieu) à l’instant de la conception. De là découle l’interdiction absolue de la contraception et de l’avortement. Il faut voir aussi que, dans cette perspective, la femme/mère occupe une position hiérarchique subordonnée à l’homme. Créée pour lui, sa nature intrinsèque consiste dans la maternité. Selon sa logique interne, la position vaticane anti-choix n’a nul besoin de considérer les vies concrètes des femmes, leurs paroles ou leurs choix. Il s’agit d’une approche exemplairement patriarcale et phallocentrique4.

Pour conclure : À propos des femmes éducatrices, mais pour quelle éducation ?

Dans son oeuvre, Jean-Paul II a insisté à plusieurs reprises sur l’idée d’une « culture de la mort », d’une culture du péché, contre laquelle la foi chrétienne et l’Église catholique s’érigent. Il a assigné aux femmes catholiques la tâche particulière de lutter contre elle et de promouvoir la vie, car les femmes ont « une sensibilité aiguë pour la personne de l’autre » (EV 99). C’est en tant que mères (physiques ou spirituelles) qu’elles reçoivent la mission spécifique d’accueillir et de protéger la vie humaine naissante. Aux yeux de Jean-Paul II, les militantes de premières lignes contre l’avortement (c’est-à-dire anti-choix) devraient être les femmes. Ainsi, à la fin de son encyclique Evangelium vitae, il lance un appel aux femmes catholiques afin qu’elles s’engagent à faire la promotion de la vision vaticane de la vie et de sa compréhension des rapports entre l’homme et la femme (EV 99).

Le Vatican énonce très rarement l’idée selon laquelle la femme est subordonnée à l’homme. Il utilise plutôt à profusion le langage de l’égalité des sexes dans la dignité humaine, ce qui veut dire que tous les deux, l’homme et la femme, sont également dignes en humanité, qu’ils sont des humains. Mais, comme on l’a vu, ils sont également positionnés dans un ordre hiérarchique qui subordonne les femmes. Ce discours fonctionne comme un camouflage d’un patriarcat/phallocentrisme typique. Il n’est pas surprenant que Jean-Paul II en appelle aux femmes pour transmettre ses idées, car, dans les systèmes patriarcaux, ce sont en effet les femmes éducatrices qui éduquent aux normes de vie patriarcales.

Quels défis éducatifs se posent aujourd’hui aux femmes ? Nettement, celui d’une éducation féministe qui nous apprenne à résister aux schèmes patriarcaux qui s’expriment un peu partout autour de nous et, en particulier, à travers une structure de pensée du mouvement anti-choix ; nettement, le défi d‘appréhender les complexités des vies concrètes et de repenser la vie sans les hiérarchies.

La présente analyse ne fournit pas la réponse aux femmes qui se trouvent en situation d’une grossesse non désirée. Mais elle invite à résister à l’abstraction du raisonnement patriarcal/phallocentrique. Les complexités de la vie font que des femmes pro-choix décident de poursuivre une grossesse non désirée, tandis que des femmes pro-vie décident d’y mettre un terme. Cela montre bien leur liberté et comment les vies des femmes ne découlent pas de principes abstraits.

1. L’abréviation EV renvoie à l’encyclique Evangelium vitae de Jean-Paul II (1995). Dans le présent texte, les numéros qui suivent EV renvoient aux numéros de paragraphe de l’encyclique. On trouvera le texte disponible (en plusieurs langues) sur le site internet du Vatican : http://www.vatican.va/phome_fr.htm.

2. Je place le mot femme au singulier pour correspondre à la logique du discours vaticanais.

3. Voir, en particulier, Jean-Paul II, Mulieris dignitatem, 1988 (sur la dignité et la vocation de la femme) ; et Congrégation pour la doctrine de la foi (Josef Ratzinger, préfet), Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde, 2004. Pour une analyse du discours du Vatican sur la femme, voir Denise Couture, « “La femme a-t-elle une vocation particulière dans l’Église ?” Une réponse féministe », dans Prêtre et Pasteur, 116/67, juin 2013, p. 349-356.

4. On reçoit parfois l’objection que, loin de subordonner la femme à l’homme, le Vatican s’inscrit au contraire dans un « nouveau féminisme » qui prône l’égalité entre l’homme et la femme sans toutefois nier leur différence. Pour une réponse à cette objection, voir Denise Couture, « L’antiféminisme du “nouveau féminisme” préconisé par le Saint-Siège », dans Cahiers du genre, Paris, 52, 2012 et Recherches Féministes, Université Laval, vol. 25, no 1, 2012, p. 23-49.