LES EAUX DE MON PUITS

LES EAUX DE MON PUITS  Réflexions sur des expériences de liberté1

Ivone GEBARA Louise Melançon, Myriam

Ce livre m’a profondément touchée. Il m’a tellement rejointe qu’en faire le compte-rendu ne m’est pas facile. J’avais lu les livres de “notre” théologienne brésilienne toujours avec beaucoup d’intérêt et de profit, et ce depuis que je l’avais entendue, il y a bien des années, lors d’une rencontre avec notre Collective.

Mais dans ce livre qui n’est pas réellement une autobiographie, comme elle le dit elle-même (p.21), mais plutôt une réflexion sur la liberté à partir de son expérience, en suivant son cheminement personnel de femme, de religieuse engagée à la cause des pauvres, à partir de diverses situations vécues depuis son enfance jusqu’à maintenant, à l’aube de la vieillesse, là en la lisant j’ai eu l’impression d’un échange intime, en profondeur avec elle, de telle sorte que j’éprouve des réserves à rendre compte de cette lecture, comme elle dit avoir hésité à l’écrire. Aussi je me permets de choisir les éléments de son témoignage qui m’ont parlé en fonction de mes propres expériences et situations.

1. Nous débutons notre expérience de liberté, déjà comme enfant, dans nos rapports avec notre mère, notre père, notre famille. Ivone était très proche de sa mère, influencée par la famille de sa mère, mais elle dit être allée au-delà du rêve de sa mère sur elle, ne se laissant pas modeler complètement par elle ; par ailleurs, elle a expérimenté l’absence de son père, l’absence plutôt d’un rêve paternel comme elle dit (p.76ss), à l’opposé de la relation à sa mère, ce qui peut expliquer sa difficulté dans ses relations avec les hommes, comme femme : …”je ne me suis jamais vraiment sentie à l’aise dans le face à face avec les hommes” (p.83). Un oncle maternel cependant était plus proche d’elle et a eu sur elle une grande influence. Ivone suivra l’appel de la liberté en faisant son chemin sans l’appui de sa famille, et même de cet oncle admiré. Dans ces situations, elle sait reconnaître maintenant le fait du patriarcat qui aide à expliquer autant le monde des femmes que celui des hommes. Mais elle avoue que si une communauté religieuse lui a servi de lieu d’accueil, sa recherche de liberté l’a conduite aussi dans le monde des hommes, dans son travail de théologienne, et dans le fait de valoriser le travail : “Ce besoin de liberté est vécu de façon particulière dans le travail… Tout au long de ma vie j’ai vécu mon travail comme une forme d’affirmation de ma liberté…”(p.108-109).

2. En faisant un retour en arrière dans son histoire de liberté, notre auteure a trouvé une autre influence, très importante dans sa vie : il s’agit de Rica, une femme métisse qui travaillait à leur maison familiale. C’était une confidente très précieuse, cette femme venant du monde des pauvres. Ivone reconnaît avoir reçu d’elle en héritage une profonde sympathie pour les pauvres, les personnes des milieux populaires. Aussi a-t-elle appris, dans un mouvement de doute, à nommer “l’illusion” de la liberté, les forces destructrices, les forces d’esclavage, autant de violence dans l’histoire humaine ! Un contact de trente ans avec la misère humaine, misères de toutes sortes, l’amènera à constater que la survie est première, bien souvent au détriment de la liberté.

C’est ainsi qu’elle a expérimenté les limites de la liberté : “il y a une note dissonante au milieu des sons de la liberté” (p.125ss), y compris dans sa vie personnelle. Elle se rappelle son amitié avec une certaine Carmen qui paiera de sa vie son engagement politique en faveur des pauvres ; aussi une longue, bonne et stimulante communication avec une sœur vietnamienne qui se terminera dans la tristesse plus tard, au Vietnam, lors d’une rencontre avec celle qui était devenue l’ombre d’elle-même. Mais en repassant ainsi diverses situations de sa vie, elle peut aussi identifier ce qui est “expérience concrète, multiforme et plurielle de la liberté” (p.133) : le fait de côtoyer son évêque Helder Camara qui l’a d’ailleurs nommée sous-directrice de l’Institut de théologie de Recife où elle travaillait ; un séjour à New York où elle donna des cours dans plusieurs institutions qui l’ouvrit à de nouvelles manières d’enseigner, à d’autres cultures. J’ai été particulièrement rejointe par le passage où elle raconte s’être sentie libre comme jamais, seule, à Lyon, un jour de 1971 (p.140ss.) : j’ai reconnu là une expérience très semblable vécue à Paris, lors de ma scolarité de Doctorat. Petite expérience de liberté personnelle qui renvoie à un rejet des modèles imposés, des cadres restrictifs, de l’autoritarisme, que ce soit dans la famille ou dans une communauté religieuse.

Ces minimes expériences personnelles, de l’ordre privé, rejoignent tout de même les combats pour la liberté politique, d’ordre public, parce qu’il s’agit du même fonctionnement d’une autorité qui s’impose. Ivone Gebara témoigne de son option pour les pauvres, engagée comme théologienne dans la démarche de la théologie de la libération. Elle en constate les limites aujourd’hui : la libération n’arrive pas pour ces gens avec qui elle partage tout ce qu’elle peut. Qu’elle est touchante lorsqu’elle avoue éprouver de plus en plus la tristesse de son impuissance, quand elle reconnaît des jeunes qu’elle a bercés être devenus des trafiquants de drogues… Et aussi, malgré sa proximité avec ces gens dont elle s’est fait concitoyenne, elle sent des rapports inégaux : elle est l’autre, la professeure..

Par ailleurs, elle est devenue féministe peu à peu en vivant l’expérience que la théologie de la libération relève d’hommes, et même du patriarcat. Aussi elle sera de plus en plus sensible à la réalité des femmes pauvres, et à sa propre condition de femme, elle entrera en contact avec la théologie féministe, ce qui l’amènera, on le sait, à être “interpellée” par Rome… et à connaître l’expérience d’être jugée “hérétique” puisqu’il en est ainsi dans l’Église catholique au sujet de la théologie féministe.

Ivone raconte très sobrement, à sa manière, cette période qui fut certes difficile mais dont elle a su faire une expérience de liberté, relative mais réelle. Et elle s’est gardée dans l’humour, comme elle l’a exprimé dans une lettre envoyée à ses proches, amies et collègues, prenant la métaphore de l’abeille pour parler de son expérience…(p.210-212) Cette dignité dans l’épreuve m’émerveille ! ! !

3. Loin de l’éloigner de sa libération de femme théologienne, l’épreuve l’a raffermie… et elle a continué de réfléchir sur sa foi, sur l’image de “DIEU”… Le chapitre 5, à ce titre, a provoqué chez-moi une profonde reconnaissance du chemin que j’ai aussi parcouru à ma manière… Elle avoue son malaise depuis longtemps devant “Dieu”… plus familière avec l’histoire de Jésus dont parlent les évangiles… Comme elle me rejoint quand elle écrit : “En fait, la question de Dieu ne m’a jamais lâchée pendant toute ma vie” (p.227) “Dieu” fut une question pour moi aussi…ce qui m’a menée à la théologie et m’y a gardée…

Le Mystère : seul nom que l’on peut évoquer de cette Réalité qui nous entoure… Dieu comme concept est vide, nous dit Ivone…avec bien des mystiques….et cela relativise toutes nos images, toutes nos croyances…y compris celles qu’on “féminise” pour mieux nous identifier comme femmes dans notre foi. Que de contradictions nous suivent dans nos efforts…. et que de pièges dus à la présence toujours dominante de la culture patriarcale ! Mais ce n’est pas tragique : “Délivrés de la transcendance au-dessus de nos têtes, nous récupérons la beauté de notre finitude. Nous entrons dans des expériences de liberté constitutive de la dynamique de notre existence” (p.247).

Et là s’ouvrent des pages magnifiques qui nous parlent de joie et de tristesse, de sens à la vie, de jouissance et de finitude, de mort et de liberté, de la peur et de la culpabilité… Ces pages m’ont fait connaître “les eaux de son (mon) puits”, m’ont fait entrer dans la grande sagesse de cette femme. C’est un chemin qu’il me reste encore à parcourir… je n’ai pas encore su nommer comme elle le SENS de la vie, alors même que je suis entrée dans la vieillesse… elle qui se disant “au seuil de la vieillesse” (p.306ss) sait écrire de si justes et profondes pensées : “Notre vieillesse doit pouvoir se vivre dans les mailles de la liberté” (p.322).

Oh ! quel beau mariage de la philosophe avec la théologienne que ce livre ! Quelle belle expérience de liberté que cette écriture ! Merci, merci, Ivone, pour ces moments de rencontre aussi profonds que provocants, aussi doux qu’exigeants !

1. Éditions Mols, Coll Autres regards, Bruxelles, 2003.