MARIE DE JUDÉE

MARIE DE JUDÉE

Marie-Josée Riendeau, Vasthi

Avant la Révolution tranquille, la sexualité des femmes québécoises était régentée par des contraintes religieuses, médicales ou légales. Aujourd’hui, la sexualité des femmes a franchi le mur de l’interdit, voire même, celui du tabou.

La contraception et l’avortement sont des exemples éloquents du passage d’une sexualité de reproduction à une sexualité de récréation. C’est-à-dire, avoir du plaisir, jouir et atteindre l’orgasme sans la peur d’être enceinte à chaque fois. Pourtant, quand je regarde les images pieuses de Marie, il m’est impossible d’imaginer Marie ayant ses menstruations, jouissant ou craignant une nouvelle grossesse. En effet, lorsqu’il s’agit d’introduire la question de la sexualité dans la bulle virginale de Marie, c’est une tout autre histoire. Il est préférable de mettre des gants et, si possible, de ne pas douter de la virilité du membre de la Sainte Famille qu’est Joseph.

Ici, il ne sera pas question de la virilité de Joseph, ce n’était qu’une boutade. Mais, cela pourrait expliquer bien des choses… Sérieusement, dans ce présent texte, je tenterai de comprendre comment il se fait que malgré la révolution sexuelle qui a marqué mon époque et ma culture, il me soit impossible de concevoir Marie avec une sexualité. Pour ce faire, j’explorerai grâce à l’Encyclopédie Wikipédia, au travail intellectuel de Nicole Lemaitre et à la perspective féministe d’Annick Delfosse, Mary Daly et Denise Boucher la dogmatique mariale comme l’Immaculée Conception, la virginité perpétuelle et la maternité divine de Marie.

Il importe de mentionner que la Très Sainte Vierge Marie est sans conteste la « Super Femme » de l’Église chrétienne et que son culte surpasse celui des saints et des anges. Cette adolescente juive de Judée, décrite dans le Protévangile de Jacques, et particulièrement, dans les évangiles de Matthieu et de Luc, est tellement importante pour l’Église catholique qu’en 2 000 ans de chrétienté, quatre édits papaux affirmeront comme fondamentales et incontestables leurs herméneutiques sur Marie la « Vierge » et Marie la « Mère de Dieu ».

Pour l’Église catholique, Marie aurait été conçue exempte du péché originel. Jeune fille, elle aurait conçu et enfanté un fils sans avoir connu l’homme et à la fin de sa vie, la Mère de Dieu serait montée corps et âme au Ciel. C’est le 8 décembre 1854 que le pape Pie IX, dans sa bulle Inneffabilis Deus définira le dogme de l’Immaculée Conception. Préalablement, au Concile de Latran de 649, le pape Martin 1er avait fait adopter le dogme de la virginité perpétuelle de Marie. Enfin, Marie est proclamée Théotokos, c’est-à-dire, celle qui a mis Dieu au monde, à la suite de deux conciles : celui d’Éphèse de 431 et celui de Chalcédoine en 451.  Finalement, le dogme de l’Assomption de Marie a été décrété le 1er novembre 1950, par la bulle Munificentissimus Deus du pape Pie XII.

Il faut noter qu’il n’y a aucune mention de l’Immaculée Conception de Marie dans les textes canoniques de l’Église chrétienne. C’est à l’intérieur du Protévangile de Jacques, datant du milieu du IIe siècle, qu’on apprend qu’Anne et Joachim ne peuvent avoir d’enfant et qu’un ange leur apparaît pour leur annoncer la naissance de Marie. Il n’y a rien d’écrit dans ce texte apocryphe qui laisserait entendre que Marie fut exemptée du péché originel. C’est davantage l’histoire d’une Église chrétienne divisée entre l’Orient et l’Occident, qui, au Moyen-âge, s’éternise dans un âpre combat apologétique entre les immaculistes (franciscains) et les maculistes (dominicains). Le Concile de Trente en 1546 réaffirme la croyance en une Marie préservée du péché. Ajoutons à cela l’apport des récits des apparitions de la Vierge qui se présente comme « conçue sans péché » à Catherine Labouré en 1830 et nous avons là une suite d’étapes qui sont à l’origine du dogme de l’Immaculée Conception de 1854. Voilà, c’est fondamental et incontestable l’âme de Marie est sans tache comme métaphoriquement l’Église catholique souhaite se montrer à la face du monde.

Le dogme de Latran de 649 qui établit de manière indiscutable la virginité perpétuelle de Marie consiste à prétendre qu’elle est restée vierge après la naissance de Jésus. Ici, Annik Delfosse souligne que le mot « Vierge » n’apparaît pas dans les évangiles. C’est Justin, père de l’Église qui dans la première moitié du IIe siècle donne ce titre à Marie et il faudra attendre au IVe siècle pour qu’elle en devienne l’archétype. De plus, l’interprétation de la mention des frères et des sœurs de Jésus dans l’évangile de Marc 6,3 suscite la polémique entre les exégètes catholiques et  protestants « N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie et le frère de Jacques, de Josès, de Jude et de Simon ? et ses sœurs ne sont-elles pas ici chez nous ? ». Jacques le Juste, qui est nommé frère du Seigneur par Paul et frère de Jésus par Flavius Josèphe, est-il le fils de Marie comme la tradition protestante le suggère ou un proche parent comme la tradition catholique l’affirme ?

Le dogme de la maternité divine qui, en 431 au Concile d’Éphèse, fait de Marie la Théotokos, celle qui littéralement « accouche de Dieu », est compris en Luc 1,34 comme une maternité volontaire qui ne s’arrête pas à la conception ou à la naissance. Marie élève Jésus. En Jean, elle provoque le début de sa mission, s’efface puis est appelée à un autre type de maternité au pied de la croix (Jn 19,25ss). Marie est la représentation de la mère parfaite qui est « capable d’engendrer et d’élever une vie nouvelle, indépendante et féconde, sans la posséder ni la retenir »1. Pourtant, la théologienne féministe Mary Daly réfute la maternité volontaire de Marie. En effet, quand Marie en Luc 1,38 dit : « Je suis la servante du Seigneur », Daly soutient que Marie est un reliquat de l’image antique de la déesse mère enchaînée et subordonnée dans le christianisme, en tant que « Mère de Dieu » et que son rôle est d’être la domestique de l’incarnation de Dieu. Ce qui pour Daly correspond à un viol.

Actuellement, je constate que c’est à partir du mystère de l’incarnation du Christ que l’Église a défini les tenants et aboutissants de la dogmatique mariale. Et, que de ce fait, la Marie de Judée a été dépouillée de son identité réelle pour allégoriquement revêtir l’identité de l’Église et ainsi établir la correspondance de celle-ci avec Dieu et sceller de manière définitive le destin des femmes par rapport aux hommes.

En effet, selon Annick Delfosse, les dogmes et la dévotion mariale ont contribué à déterminer le rôle de la femme dans la société occidentale. Entre le Moyen Âge et le XVIIIe siècle, les réflexions patristiques qui s’articulent autour de la virginité et de la maternité de Marie sont exclusivement phallocentriques. Ce qui a eu pour effet de séparer radicalement Marie des autres femmes. En cela, le modèle de perfection féminine, imposé par l’Église patriarcale, est désincarné, asexué et surtout, inaccessible. À titre d’exemple, le dogme de l’Immaculée Conception. Marie est placée sur un haut piédestal qui sépare la femme en deux modèles. Il y a Ève, la mauvaise qui représente toutes les femmes, et il y a l’idéal d’une mère virginale de Dieu qui est libérée de tout péché. Pour nombre de théologiennes féministes comme Mary Daly, il importe de libérer la figure de Marie du mystère de l’incarnation. La virginité de Marie deviendrait alors un épistème pour l’autonomie des femmes.

Malgré la révolution sexuelle qui a marqué mon époque et ma culture, je constate qu’il n’est pas étonnant que je sois incapable d’imaginer Marie avec une sexualité. Je pense que depuis des siècles, nous sommes conditionnées par la dogmatique et la dévotion mariales à voir, comprendre et imaginer Marie comme le parfait modèle de la femme vertueuse et non pas comme le produit parfait d’une construction patriarcale, phallocentrique et misogyne. En cela, le personnage de la statue de Denise Boucher dans Les fées ont soif illustre parfaitement mon propos :

« J’ai les deux pieds dans le plâtre… Je suis la perte blanche et sans profit de toutes les femmes. Je suis le secours des imbéciles. Je suis le refuge des inutiles. Je suis l’outil des impuissances. Je suis le symbole pourri de l’abnégation pourrie. Je suis un silence plus opprimant et plus oppressant que toutes les paroles. Je suis le carcan des jaloux de la chair. Je suis l’image imaginée. Je suis celle qui n’a pas de corps. Je suis celle qui ne saigne jamais. »2.

Je crois qu’il est impératif pour nous que l’Être femme de Marie retrouve son identité sexuelle et spirituelle si frauduleusement subtilisées. Et que c’est grâce à la critique féministe et à la réécriture de femmes comme Denise Boucher et celles de L’autre Parole que Marie retrouvera son corps et son âme. Elle retrouvera son corps et son âme, non pas au ciel avec les anges et les saints, mais parmi nous avec des femmes qui saignent et qui jouissent.

1. Nicole Lemaitre. « Visages de Marie dans la dogmatique chrétienne », Marie et le Limousin, Ussel, 1991, p.15.
2. Denise Boucher. Les fées ont soif, Édition Typo, 1989, p.50.
Autres sources :
Mary Daly : www. ignatiusinsight.com/features2005/mhauke_maryfem_july05.asp
Annick Delfosse « La figure de la Vierge Marie dans l’histoire des femmes et du féminisme », dans Hieros. Bulletin annuel de la Société belgo-luxembourgeoise d’Histoire des Religions, n°8, 2003, p. 22-26. Version en ligne : Université de Liège, Orbi, http://hdl.handle.net/2268/796.
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