Marie Gérin-Lajoie ouvre une voie nouvelle

Marie Gérin-Lajoie ouvre une voie nouvelle

Gisèle Turcot, sœur Notre-Dame du Bon-Conseil

 

« Pourquoi et comment » répond Marie Gérin-Lajoie lorsqu’on lui demande d’où lui est venue l’idée de fonder un institut religieux dédié à l’action sociale. Les influences familiales sont au premier plan[1].

J’étais à peine une adolescente quand ma mère se mit à m’intéresser à ses projets et à ses entreprises dont la principale fut la fondation de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste (FNSJB). Elle fut vraiment, à cette époque, mon éducatrice en action sociale et en psychologie humaine. Sa perspicacité et sa sagesse m’ont toujours impressionnée et surtout son imperturbable optimisme.

Mais à mesure que j’acquérais une certaine expérience, et quand vint l’âge de m’orienter, je souhaitais, pour former les chefs de file de nos œuvres sociales, une institution qui assurerait leur avenir. Je songeais même vaguement à la possibilité d’une consécration religieuse à la cause de l’apostolat social.

Essayons de saisir d’où lui vient cette heureuse disposition à pouvoir reconnaître un héritage tout en sachant prendre une distance pour suivre son propre chemin.

Dès la période d’études qui la conduira au titre de première détentrice d’un baccalauréat ès arts d’une institution canadienne-française, Marie Gérin-Lajoie introduit la formule des cercles d’études réservée jusque-là aux étudiants des collèges classiques. Elle entrevoit que ses compagnes, filles de bonnes familles, seront appelées à exercer une influence ; la dimension sociale doit faire partie de leurs préoccupations, mais de manière moderne, pas loin de la devise de la FNSJB : « Vers la justice par la charité ».

De 1913 à 1923, rédactrice au mensuel La Bonne Parole, Marie s’applique à sensibiliser les lectrices à l’importance de l’éducation, source d’épanouissement personnel qui les rendra plus aptes à remplir leur rôle de mère, d’épouse et de citoyenne avertie. Alors que les femmes n’ont pas encore le droit de vote, qu’elles perdent l’usage de certaines prérogatives en se mariant (jusqu’au changement du Code civil en 1964), comment affirmer la reconnaissance de leurs droits ? Défi de langage. « Ce qu’elle apprend dans les livres, Marie Gérin-Lajoie ne le garde pas pour elle. Elle le transmet largement. Pour elle, aucun savoir n’est trop compliqué pour être transmis. Marie croit en la nécessité de la vulgarisation[2] ».

Marie opte pour le ton persuasif, convaincant plutôt que revendicatif. Cette stratégie n’est pas étrangère à son cheminement spirituel. Jeune fille, elle a vécu l’expérience des Exercices spirituels de saint Ignace sous la direction de son conseiller, Stanislas Loiseau, jésuite. Émerveillée de la méthode de saint Ignace, Marie se voit confirmée dans son identité profonde.

Au nom de ses « deux aspirations à la perfection religieuse et au dévouement social que les événements rendent de plus en plus opportun »[3], Marie discerne une voie nouvelle qui prend forme dans l’Institut Notre-Dame-du-Bon-Conseil de Montréal, fondé en 1923. Être religieuse et pratiquer de l’action sociale : c’est impossible aux yeux de sa mère Marie Lacoste Gérin-Lajoie. C’est la première personne que Marie doit convaincre du bien-fondé de l’entreprise. Celle qui avait emmené sa fille de treize ans à une conférence sur la première encyclique sociale Rerum Novarum se retrouve devant une adulte qui inscrira dans les constitutions de l’Institut que le dévouement aux œuvres sociales comporte aussi la diffusion de la doctrine sociale de l’Église… par des femmes !

Convaincue de l’égalité fondamentale de tous les êtres humains, en dépit des inégalités de naissance, Marie Gérin-Lajoie veut une communauté où il n’y aura qu’une seule classe de sœurs, pour faire de la diversité des talents une force au service de la mission commune. Elles accueilleront dans les centres sociaux des jeunes filles et des femmes de toutes conditions sociales pour les former à l’exercice du leadership au foyer et dans la communauté locale. Elle croit à la force de l’association qui favorise la formation individuelle et l’atteinte d’objectifs communs.

Femme de vision et femme d’action, Marie ouvre une École d’action sociale à Montréal, en 1931, qui inaugure un programme de formation des « auxiliaires sociaux » et deviendra la base de la formation universitaire des travailleurs sociaux à l’Université de Montréal.

Chez Marie Gérin-Lajoie, spiritualité, promotion des femmes et formation à l’action sociale forment le legs inséparable de son propre itinéraire. Qui n’oserait souhaiter que chaque femme, dès sa jeunesse, soit équipée pour trouver sa propre identité, conjuguant ainsi le « je » et le « nous, afin qu’émerge une femme-pour-les-autres capable d’autonomie et d’interdépendance, dans la simplicité et l’audace, à la manière de Marie Gérin-Lajoie.

_______________

RÉFÉRENCES pour aller plus loin 

Femme de désir, femme d’action. Écrits spirituels de Marie Gérin-Lajoie 1890-1971, Montréal, Paulines, 2003, 205 p.

BISSON, Lisette. La dynamique « prière-action » dans le charisme social de Marie Gérin-Lajoie et son matrimoine immatériel légué à la société québécoise. Mémoire présenté au Centre d’études du religieux contemporain de l’Université de Sherbrooke, août 2018, 130 p.

MALOUIN, Marie-Paule. Entre le rêve et la réalité. Marie Gérin-Lajoie et l’histoire du Bon-Conseil, Montréal, Bellarmin, 1998, 308 p.

PELLETIER-BAILLARGEON, Hélène. De mère en fille, la cause des femmes, Montréal, Boréal Express, 1985, 383 p.

PROULX, Marcienne, SBC. L’action sociale de Marie Gérin-Lajoie, 1910-1925. Mémoire de maîtrise en théologie, Université de Sherbrooke, 1975, 127 p.

TURCOT, Gisèle. « Marie Gérin-Lajoie ou : l’art de concilier une double aspiration », Cahiers de spiritualité ignatienne, Année ignatienne 1990-1991. No spécial IV : « Des congrégations, instituts et communautés de spiritualité ignatienne », p. 475-492.

[1] Marie GÉRIN-LAJOIE, SBC, « Pourquoi et comment », manuscrit (circa 1958), p. 6, AINDBC.

[2] Annine PARENT-FORTIN. « Savoir, diffuser, agir et tenir », Centenaire de la naissance de Marie Gérin-Lajoie (1890- 1971), Prions en Église, Montréal, Novalis, 13 mai 1990, p. 25.

[3] Marie GÉRIN-LAJOIE, Lettre à Mgr Paul Bruchési, archevêque de Montréal (circa 1921), AINDBC.