Marie-Madeleine ou la quête du jardin d’Eden

Marie-Madeleine ou la quête du jardin d’Éden

Parler de Marie-Madeleine, est-ce se réfugier dans le passé ? Pourquoi cette remémoration ? Bien avant nous, une telle remémoration a eu cours pendant des siècles, lorsque son personnage est passé peu à peu de l’histoire à la légende et qu’il est devenu symbole. C’était une façon de garder vivantes une tradition et une histoire qui sinon se seraient fossilisées. Le christianisme primitif traduisait déjà en symboles des personnages ou des notions. Ce faisant, il ouvrait la perspective à l’imagination et à la création. Ces symboles ont toujours eu une importance théologique et spirituelle considérable. Sait-on, par exemple, que la croix a déjà signifié la gloire et non le gibet ? Le symbolisme ne s’oppose pas à l’histoire, il l’interprète. C’est dans le quatrième Évangile que le personnage de Marie-Madeleine apparaît d’abord avec le plus d’intensité. C’est donc avant tout en ce lieu qu’il faut tenter de dégager le sens spirituel de l’image qui en a été donné.

Dans le christianisme ancien, comme auparavant chez les juifs, lorsque les Écritures ne constituaient pas encore un corpus clos, on n’a cessé de relire les textes et de se fonder sur eux pour écrire de nouveaux récits. On reconnaît maintenant cet intense travail littéraire à l’intérieur même des livres de la Bible juive qui devint pour les chrétiens le premier Testament. Ces relectures scripturaires s’opéraient à la lumière des événements nouveaux que l’on vivait. Le début de la Genèse par exemple, récit fondateur, a des parallèles dans les Psaumes, chez les Prophètes Isaie et Jérémie, dans l’Exode et dans plusieurs autres textes. Il en est de même dans les évangiles. Les récits de la mise au tombeau et de la résurrection consignés dans le quatrième Évangile (Jean 19-20), offrent un exemple d’une relecture symbolique de la Genèse. La figure de Marie, centrale dans ces passages, y acquiert par le fait même la profondeur d’un archétype.

En Jean 20, 11-18, Marie-Madeleine se manifeste par la vivacité de ses mouvements, par des pleurs qui alertent même les anges. À la recherche de son Seigneur dont le corps a disparu, elle se penche vers l’intérieur du tombeau, mais ne l’y trouve pas. Elle se tourne alors vers Jésus pour lui adresser la parole, sans le reconnaître toutefois au début. Puis elle se retourne une seconde fois, tandis qu’il lui parle. Vers qui se tourne-t-elle cette fois ? La signification de son geste ne peut se réduire au domaine de l’espace physique..

Cet espace est une terre féconde, car dans le lieu où Jésus fut « élevé » en croix, il y avait un jardin et dans ce jardin, une tombe (Jean 19,41). Les commentateurs anciens, y compris Thomas d’Aquin (Somme théologique III, q. 51, a. 2 ad 4), ont relié cet endroit au jardin primordial de Genèse, celui qui entraîna la mort d’Adam. La croix plantée « au milieu » renvoie à l’arbre de Vie situé au milieu du jardin, cet arbre souvent identifié par les premiers chrétiens à celui de la Connaissance, situé, lui aussi, au milieu, assez étrangement. Or, selon Jean 3, 14-15, le Fils de l’Homme est élevé sur le bois, comme l’avait été le serpent élevé par Moïse dans le désert (Nombres 31, 9), et cela afin que quiconque croit ait, en lui, la Vie éternelle. Il faut que le Fils de l’Homme soit élevé de terre, car c’est alors qu’il attirera à lui tous les hommes, selon Jean 12,32. Jean relit le premier Testament en une sorte de typologie inversée.

De ce jardin, Adam était le jardinier : il devait le cultiver et le garder, selon le récit de Genèse. Et dans ce jardin apparaît une femme. Plusieurs écrivains chrétiens anciens ont noté le lien qui existe entre Jean 19, 34 et Genèse 2, 21 : de même que du côté ouvert d’Adam est sortie Eve, de même, l’Esprit et la Vie ont surgi du côté ouvert du Christ. L’Esprit qui se répand marque la naissance de l’Église. Ici c’est Marie-Madeleine qui demande à celui qui se tient devant elle s’il est le jardinier. L’exclamation qui suit : « ‘Rabbouni’, ce qui veut dire ‘maître’ », (Jean 20, 16) signifie une reconnaissance de sa part. Elle marque le lien entre le jardinier et Jésus, entre le nouvel Adam, venu garder et travailler son jardin, et sa compagne.

Seule figure féminine dans ce passage, figure se distinguant de la pluralité des disciples masculins, Marie joue un rôle médiateur important entre le Christ qui monte vers son Père et les autres qu’il quitte, entre l’un et le multiple. Un auteur comme Hippolyte, dans son Commentaire du Cantique des cantiques (25), mettra en parallèle, explicitement cette fois, Eve, écartée de l’arbre de Vie, et Marie-Madeleine voulant saisir Jésus dans le jardin. L’évocation du Christ à la fois comme arbre de Vie et comme jardinier est fréquente dans le christianisme. Celle de la plantation ou du Paradis comme symbole du peuple de Dieu, déjà présent dans le judaïsme, se retrouve chez les auteurs chrétiens1 où le Paradis, réalité collective, représente l’Église, la nouvelle Eve.

Pourtant Jésus défend à Marie-Madeleine de le toucher (Jean 20, 17). Il est l’arbre interdit. Ceci renvoie, selon toute vraisemblance, à l’interdiction, telle qu’elle est rapportée par Eve, en Genèse 3, 3, non seulement de ne pas manger mais encore de ne pas « toucher » du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin. Il semble bien y avoir un lien entre le fait que Marie seule, loin des autres disciples, ne puisse pas encore saisir Jésus. Elle doit d’abord, à la demande de Jésus, partir en mission annoncer la Bonne Nouvelle aux disciples rassemblés, pour pouvoir enfin s’unir à son conjoint et toucher l’arbre du Jardin2.

Jean a ainsi instauré une contre-écriture qui laisse transparaître un système d’échos entre les textes. De ce fait, Marie de Magdala est devenue un archétype paradisiaque. La mention du masculin et du féminin, basée sur une interprétation de la Genèse, a une signification pour le salut. C’est par ces deux aspects complémentaires que Dieu se révèle et s’exprime. Le sens spirituel de ces images et de ces signes, légués par le Christianisme antique, peut être encore source de poésie. Un auteur ancien ne créait jamais à partir de rien, mais faisait son oeuvre à partir de ce qui avait déjà été créé. Son art consiste à prendre ce qui existe, le monde tel qu’il le voit et aie reproduire, non comme une copie exacte, ce qui serait une répétition stérile. On ne répète le passé que pour qu’il change.

Anne Pasquier, Université Laval

1 Voir J. Danielou, Les symboles chrétiens primitifs, Paris, Seuil, 1961, p. 33-48. Le passage fait également référence au Cantique des cantiques où le Jardin de l’époux est identifié à l’épouse (5, 1).

2 Marie de Magdala se rend au tombeau « le premier jour de la semaine », le matin. Or, pour plusieurs auteurs du début du christianisme, le jour « un », jour du Seigneur, commémore à la fois la création du monde et sa recréation lors de la résurrection. Il correspond alors au jour huitième (car huit indique le retour de un), jour qui suit le sabbat et annonce un temps au-delà du monde ou l’éternité.