PASSIONS D’ANNIE LECLERC

PASSIONS D’ANNIE LECLERC Nancy Huston

Actes Sud/Leméac 2007

Louise Melançon, Myriam

Nancy Huston est née à Calgary, et vit depuis plusieurs années à Paris. Elle a déjà publié de nombreux romans et essais.

J’ai lu : Cantique des plaines (1993), La virevolte (1994), Instruments des ténèbres (1996), L’empreinte de l’ange (1998), Dolce agonia (2001), Lignes de faille (2006). J’aime cette écrivaine. En voyant sa dernière parution en librairie, en même temps j’apprenais que la philosophe et écrivaine Annie Leclerc était décédée à l’automne 2006.

Cette lecture a été un grand moment pour moi. J’ai connu Annie Leclerc au moment où je commençais mon engagement féministe. Son livre Parole de femmes (Grasset 1974) m’a beaucoup influencée. Et aussi Hommes et femmes (Grasset 1985). Je l’avais perdue de vue avec les années ; ses autres publications n’étaient plus dans la ligne “féministe”. La lecture de Nancy Huston m’a permis de récupérer un peu dans la connaissance de cette femme et de cette auteure.

Dans ce livre, Nancy Huston nous présente la femme, la philosophe, l’écrivaine Annie Leclerc à travers ses oeuvres et leur relation d’amitié qui était aussi un dialogue entre leurs oeuvres réciproques. Cela en fait un livre très original, à la fois une biographie, un “journal”, une correspondance, un échange philosophique et littéraire, et un compte-rendu de lectures. Je m’arrête ici à quelques chapitres qui m’ont marquée davantage.

Dans « Jouir » (4e chapitre), c’est le rappel de la parution de Parole de femme, où “Annie Leclerc dit la jouissance d’être au monde” (p.53). Elle prétend que les femmes en savent plus long que les hommes là-dessus, que l’expérience des femmes contient une voie d’accès à la vérité, au moins des connaissances en germe. À l’encontre de Simone de Beauvoir, elle défend les savoirs des femmes : savoir pratique, savoir-faire, savoir-sentir, qui doivent être intégrés dans notre vision du monde. « Déployant son double talent de poète et de philosophe, usant tant du lyrisme d’expression que de la rigueur conceptuelle, Annie entreprend de revaloriser tout ce qui, par biologie ou par tradition, « revient aux femmes ». (p.54) ». Elle parle d’accouchement, des enfants, de l’importance du rapport aux enfants…

Dans le chapitre12 intitulé « Mères », il est dit que les deux auteures partageaient l’idée que la plus grande découverte des temps modernes, ce sont les méthodes efficaces de contraception : les femmes peuvent devenir mères quand elles le choisissent ! Huston rappelle qu’elles n’étaient pas d’accord avec “les analyses horripilantes de Simone de Beauvoir” (p.128) concernant la maternité, ni avec l’idée de mettre la Mère sur un piédestal. Mais il s’agit pour elles de rendre l’expérience maternelle au langage : “Être mère, c’est d’abord faire l’expérience, en soi-même, éprouver, intimement connaître la non-solitude…. Des « femmes-très-enceintes » devraient venir dans tous les cours de philosophie du monde, tous les amphithéâtres où l’on discourt sur la liberté et l’autonomie, le soi et l’autre.” (p.129)  Il ne s’agit pas de faire un éloge bête de la mère…. Annie Leclerc, suite à son engagement dans les prisons, et sa rencontre avec des mères infanticides, a écrit un livre Le Mal de mère (Grasset, 1986) où par divers personnages, elle montre comment les femmes cherchent à se faire pardonner de mettre au monde un enfant… Et Huston d’écrire : « les mères, nous devrions crier sur tous les toits : NOUS NE SOMMES PAS LA MÈRE ! C’est impossible, “car les mères sont elles aussi des enfants ”jetées dans le monde” dans la souffrance, l’incomplétude, la frustration, la mortalité.”(p.134).

Et il y a un chapitre (15) sur Beauvoir, car dans les années 1968, Annie Leclerc a collaboré à la revue des Temps modernes qui avait été fondée par Sartre et Beauvoir. Elle était très flattée d’être admise dans le cercle des intimes de Simone de Beauvoir. Mais en 1974, à la publication de son livre Parole de femme, “ce fut le scandale, l’anathème, l’exclusion” (p.155). Parce qu’elle faisait l’éloge de la vie réelle des femmes, “Leclerc fut violemment éjectée du cénacle beauvoirien. L’on érigea une barrière entre  elle et Beauvoir ; jamais, je crois, les deux femmes n’eurent la possibilité de s’expliquer en tête-à-tête, de rechercher des terrains d’entente, de décortiquer patiemment leurs points de désaccord” (p.156). Le mouvement des femmes se sépare entre “les égalitaristes” et les “différentialistes”. Alors que Beauvoir valorise avant tout les activités des hommes, Leclerc “ne voit pas a priori en quoi il serait plus admirable de serrer des boulons en usine que de préparer une bonne soupe, de raconter une histoire aux enfants, ou de laver, repasser et repriser des vêtements” (p.158). Au contraire, dit Annie Leclerc, le monde aurait grand avantage à entendre l’autre partie des humains, les femmes, “pour qu’on s’occupe enfin des choses sérieuses et bonnes, de ces choses dont elles (ont) accumulé depuis la nuit des temps le savoir intime et la pratique, et qui ont trait non à la guerre, à la compétition, au profit, mais à la vie, à sa protection, à sa perpétuation.”(p.160).

Ne pouvant présenter tous les chapitres1, je termine avec le 23e, sur « Aimer ». Nancy Huston rend un témoignage très émouvant sur leur amitié : “L’enfance d’Annie avait baigné comme la mienne dans le christianisme ; mais si, plus tard, elle a appliqué les préceptes de l’amour chrétien, c’est à la manière de Jésus lui-même et non à celle de tant de ses adeptes et soi-disant représentants, si souvent indifférents voire aveugles aux traits particuliers des êtres.  J’ai horreur de l’amour-idée, de l’amour ostentatoirement charitable, l’amour qui cherche à m’améliorer. Annie était pleine de l’être intime des autres ; son amour était précis, discret, délicat, attentif : un vrai cadeau.” (p.228)

Et je rajoute en forme de conclusion un passage du dernier texte public2 d’Annie qui me touche beaucoup : “Je me suis mise à écrire, portée par le désir de penser. C’est plutôt la philosophie que mon être femme qui m’a amenée à écrire. Je voulais rester dans la vie, écrire à partir de moi, de ma chair particulière, de mon être particulier qui n’est pas “la femme” au sens éternel, “essentialiste” du terme, mais qui est femme par la biologie, les données sociales, culturelles. J’ai une façon d’être au monde, et j’ai écrit à partir de là.” (p.342)

1. Il y a trente chapitres, dont Lire, Mourir, Écrire, Pleurer, Rire, Vieillir, Nager…entre autres.

2. Intervention orale à la journée de la philosophie à l’Unesco, 2004, publiée dans Philosophie et libération des femmes, Unesco, 2006.